Nanterre : un recours inédit contre la circulaire de localisation des emplois devant le Conseil d’État
Avocats et magistrats du Tribunal judiciaire de Nanterre ont décidé de déposer un recours pour excès de pouvoir contre la circulaire de localisation des emplois (CLE) 2022, estimant qu’elle est illégale dès lors qu’elle ne répond pas aux besoins réels d’effectifs de la juridiction. Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l’USM, relate l’audience qui s’est tenue au Conseil d’État le 16 octobre dernier.
Une audience inédite s’est tenue le 16 octobre 2023 devant le Conseil d’État. Elle fait suite à l’action commune de l’Association des magistrats du tribunal judiciaire de Nanterre (créée en juillet 2022) et de l’Ordre des avocats du Barreau des Hauts de Seine pour dénoncer l’insuffisance d’effectifs de la juridiction.
Courant septembre 2022, un recours pour excès de pouvoir a été introduit devant le Conseil d’État par requête de l’Association et de l’Ordre visant la note du garde des Sceaux de localisation des emplois de magistrats et fonctionnaires des services judiciaires (CLE) pour l’année 2022 et son annexe n° 1, en ce qu’elles concernent les créations de postes de magistrats au sein du tribunal judiciaire de Nanterre (pour une analyse complète du contexte précédant l’introduction de ce recours, lire notre article ici).
Faire reconnaître l’illégalité de la CLE
Face à 30 ans d’abandon de la Justice par les pouvoirs publics, des situations d’épuisement professionnel qui se multiplient partout en France, des audiences nocturnes récurrentes, une politique des ressources humaines au sein de la Chancellerie qui reste à parfaire, et au final, le justiciable qui paie (toujours) les pots cassés non réparés, les requérants ont décidé cette fois d’attaquer la source même de la répartition des emplois, la fameuse CLE, afin de faire reconnaître son caractère illégal, en ce qui concerne les emplois du tribunal judiciaire de Nanterre.
L’objectif de cette démarche judiciaire inédite est notamment :
*d’obtenir de la Chancellerie les éléments, critères et process lui permettant d’attribuer les postes créés ou redéployés à telle juridiction plutôt qu’à telle autre ;
*de faire objectiver le sous-effectif chronique des magistrats affectés au sein du tribunal judiciaire de Nanterre, privant ainsi les justiciables d’un droit à l’accès effectif au juge ;
*et de faire constater que la décision d’attribuer au tribunal judiciaire de Nanterre un nombre très insuffisant de magistrats est constitutive d’une « erreur manifeste d’appréciation» qui doit être annulée.
Une première audience s’est tenue devant le juge des référés du Conseil d’État le 12 décembre 2022 ; les requérants demandaient à cette occasion la suspension de l’exécution de la note du garde des Sceaux ainsi que la révision de l’affectation de magistrats au tribunal de Nanterre afin de l’établir sur la base de critères objectifs et pertinents, tenant compte de la nature des affaires soumises à cette juridiction et susceptibles de permettre le jugement des affaires dans un délai raisonnable. Dans une décision rendue le 22 décembre 2022, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté la requête, estimant notamment qu’il ne lui appartenait pas, et alors que l’administration elle-même ne contestait pas le caractère excessif des délais de jugement au tribunal judiciaire de Nanterre, de se substituer à l’appréciation de la loi de finances quant à la détermination du nombre total de magistrats judiciaires en fonction en juridiction en France.
Le rapporteur estime que la CLE fait grief, mais conclut au rejet
L’audience au fond a eu lieu le 16 octobre, en présence des membres de l’Association des magistrats du tribunal judiciaire de Nanterre et de l’Ordre des avocats du Barreau des Hauts de Seine. En revanche, aucun représentant de la Chancellerie ne s’était déplacé. Le rapporteur public a ouvert la porte à la recevabilité du recours en considérant que la CLE faisait grief, ce qui est inédit.
Il a néanmoins conclu au rejet de la demande, estimant qu’il n’y avait pas d’erreur manifeste d’appréciation et que la décision de la CLE relevait du pouvoir discrétionnaire du gouvernement.
Le conseil des requérants, Me Briard, a rappelé que la Chancellerie ne disposait pas de critères pour décider de l’octroi du nombre de magistrats en juridiction (gérer la pénurie est-elle un critère ?) et que l’octroi (ou plutôt le non-octroi) de magistrats dans une juridiction donnée avait pour conséquence d’empêcher les justiciables d’accéder à un juge et d’être jugés dans des délais raisonnables, ce qui est contraire aux objectifs affichés du ministère. Il a dès lors demandé à la juridiction administrative d’obliger le gouvernement à mettre fin au délabrement de sa sœur judiciaire, délabrement déjà constaté dans le rapport Sauvé, publié à la suite des États généraux de la Justice. Me Briard a également rendu hommage à notre collègue Marie Truchet, décédée lors d’une audience correctionnelle qu’elle présidait au tribunal judiciaire de Nanterre le 18 octobre 2022.
L’Union syndicale des magistrats (USM), seul syndicat de magistrats partie intervenante à cette action, partage pleinement les constats des requérants. Pour rappel, le nombre de juges, procureurs et personnels de justice s’élève en France, pour 100 000 habitants, respectivement à 11,2, 3,2 et 35,7, à comparer avec une moyenne européenne de 22,2, 11,8 et 56,13 (rapport 2022 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice). Il faudrait donc en France 14 874 juges et 7 906 procureurs pour atteindre la moyenne des pays du Conseil de l’Europe (contre un nombre global actuel d’environ 9 200 magistrats).
Une décision qui sera scrutée avec attention
Ainsi, malheureusement au-delà du cas de Nanterre, la majorité des juridictions françaises manque d’effectifs pour faire face à la charge de travail. Partout les délais s’allongent (notamment pour les contentieux civils). Avec 1 500 magistrats et 1 800 greffiers de plus sur le quinquennat, et malgré les efforts budgétaires consentis, qui doivent être soulignés, on ne réparera pas en quelques années trois décennies d’abandon. Les délais notamment ne pourront pas être divisés par deux comme le prétend le garde des Sceaux d’ici à 2027, sauf à mépriser une fois de plus les conditions de travail des personnels judiciaires. Car 1 500 magistrats et 1 800 greffiers en plus (postes budgétaires), moins les vacances de poste (soit des créations de poste nettes de 947 magistrats et 817 greffiers), équivaudront à des arrivées minimes dans chaque juridiction.
Au regard de ces constats factuels et pour l’avenir de notre Justice, que tous les professionnels souhaitent accessible, humaine et efficace, l’action concernant la situation spécifique du tribunal judiciaire de Nanterre est d’importance. Il ne fait donc aucun doute que la décision* du Conseil d’État sera méticuleusement étudiée.
*NDLR : on ignore à quelle date elle sera rendue, généralement il faut compter plusieurs semaines.
Référence : AJU398986