Procès Dupond-Moretti : les arcanes de l’administration centrale mises à nu
Mardi, la Cour de justice de la République a entendu successivement une responsable des ressources humaines de la Chancellerie, deux directeurs des services judiciaires, une secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature et un directeur de l’inspection générale de la justice. Entre neutralité technique et corporatisme, immersion dans les secrets du ministère de la justice.
Au 6e jour du procès, la Cour s’est plongée dans les arcanes de l’administration centrale. Dans ce procès intenté par les syndicats de magistrats à leur ministre, les juges exerçant au sein de la chancellerie sont pris entre deux feux. Sans doute est-ce pour cela qu’ils ont brandi tout au long de la journée leur neutralité technique pour justifier leur participation au lancement des deux enquêtes administratives reprochées à Éric Dupond-Moretti contre leurs collègues.
L’erreur stratégique du juge Levrault
La première à s’exprimer à 9h du matin est Catherine Mathieu, 51 ans, aujourd’hui présidente du tribunal judiciaire de Meaux, mais à l’époque des faits sous-directrice des ressources humaines au sein de la Direction des services judiciaires (DSJ). La DSJ, c’est la direction du ministère qui s’occupe des magistrats et des personnels des administrations, ainsi que du budget et du fonctionnement des juridictions. La magistrate tient un discours remarquablement clair et argumenté. S’agissant de l’affaire Edouard Levrault, fin juin 2020, alors que Nicole Belloubet est encore en poste, la participation de l’ancien juge monégasque blessé de n’avoir pas été renouvelé dans ses fonctions à l’émission Pièces à conviction sur France 3 pousse le ministère à réagir. Il a potentiellement franchi deux lignes jaunes, le secret de l’instruction en faisant des « révélations » à des journalistes dans une affaire en cours et le devoir de réserve en pointant ses collègues. Monaco n’a guère apprécié, l’affaire ne peut pas rester sans suite. Les services de la DSJ recommandent qu’il soit entendu par son chef de juridiction (il est alors vice-président à Nice), le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. L’intéressé se rend au rendez-vous, mais refuse de répondre aux questions, arguant de l’absence de fondement juridique de cette convocation. « Je ne partage pas son analyse, le chef de cour a un pouvoir hiérarchique dès lors qu’il ne s’agit pas d’apprécier sa façon de juger, ce qui n’était pas le cas » relève la magistrate. Edouard Levrault vient de commettre une erreur stratégique qui va s’avérer lourde de conséquences. Le dossier est diplomatiquement sensible, ne rien faire est impossible. Mais agir disciplinairement impose de l’entendre. « La proposition de saisine était directement la conséquence du refus du magistrat de s’expliquer, c’était le seul moyen juridique de le contraindre à le faire » précise Catherine Mathieu. L’ennui, c’est que dans le dossier figure une lettre d’un commissaire de police demandant à être entendu à propos de ce magistrat, or l’intéressé a élu domicile chez son avocat, Éric Dupond-Moretti. Catherine Mathieu signale la difficulté le 10 juillet à Peimane Ghaleh-Marzban qui est encore DSJ pour quelques semaines, lequel fait remonter l’information. « C’était un événement qui tenait à la personne du ministre et relevait donc de la compétence du cabinet. Cette dimension n’avait pas à entrer dans l’analyse juridique du dossier. Je n’ai jamais été saisie d’une demande d’analyse de conflits d’intérêts » précise le témoin. En d’autres termes, elle a procédé à une analyse technique objective du dossier, le reste n’était pas de son ressort.
Défaut de diligence et défaut de loyauté
Elle aborde désormais la question du PNF. Nous sommes le 14 septembre, à 21h20 Catherine Mathieu reçoit le fameux rapport de fonctionnement de l’inspection générale de la justice qui n’est pas encore public, assorti d’une demande d’avis pour le lendemain à 14 heures. Commandé par Nicole Belloubet, il est désormais entre les mains d’Éric Dupond-Moretti. C’est le tout nouveau DSJ, Paul Hubert, qui vient de prendre ses fonctions le matin même, qui lui demande cette analyse. « J’aperçois deux grands types de manquements détachables de la fonction juridictionnelle : un défaut de diligence et un défaut de loyauté puisque le rapport pointait des difficultés de communication et de pouvoir hiérarchique au sein PNF, et des difficultés de communication avec le parquet général » explique le témoin. En l’état du dossier, il lui parait impossible de saisir directement le CSM, elle recommande une enquête administrative.
Le parquet traque les zones d’ombre. Pourquoi aller si vite s’agissant du PNF ? Parce que la publication du rapport est prévue le 15 septembre et qu’Éric Dupond-Moretti doit se rendre à une séance de questions au gouvernement lors de laquelle il sera forcément questionné sur le contenu et les suites de cette inspection. Est-il usuel de passer d’une enquête de fonctionnement (portant sur un service) à une enquête administrative contre personne dénommée de nature pré-disciplinaire ? Non, mais c’est déjà arrivé et rien ne s’y oppose.
« Un magistrat meurtri, dans l’incompréhension »
Il est 10h45 le témoin se retire et laisse la place à Peimane Ghaleh-Marzban. Ancien secrétaire du CSM, aujourd’hui président du tribunal judiciaire de Bobigny, ce jeune quinquagénaire à la carrière brillante et à la courtoisie jamais prise en défaut vient s’exprimer sur la période où il a été DSJ, soit du 16 octobre 2017 au 31 aout 2020. « Notre mission était d’apporter une expertise sûre au ministre », explique-t-il. La neutralité technique, à nouveau. L’affaire Levrault débute en 2019 lorsque le DSJ apprend que, contrairement à la coutume qui veut que la nomination d’une durée de trois ans soit renouvelée une fois, on s’apprête à remercier ce juge d’instruction. Peimane Ghaleh-Marzban se souvient d’avoir reçu en urgence « un magistrat meurtri, dans l’incompréhension ». Il semble qu’il ne soit pas le seul sur un siège éjectable. Monaco explique son intention de dynamiser la magistrature, on comprend en creux qu’il va y avoir du turn over. Mais la situation d’E. Levrault est particulière, quand Peimane Ghaleh-Marzban écrit à son homologue monégasque sur ce cas particulier la réponse « est sèche », c’est un acte souverain, point. Le début de l’année 2020 est marquée d’abord par la grève des avocats, puis par la crise sanitaire et le premier confinement. Le DSJ a d’autres chats à fouetter. La participation du juge Levrault à l’émission Pièces à Conviction intitulée « Scandale à Monaco : les révélations d’un juge » au mois de juin 2020 déplait à la Principauté. Peimane Ghaleh-Marzban aurait sans doute défendu son collègue mais quand celui-ci refuse de s’expliquer auprès du président d’Aix, il ne peut plus rien pour lui. Fin juillet, il communique à la directrice de cabinet du garde des sceaux, Véronique Malbec, la note de ses services.
« La protection du ministre n’est pas mon sujet »
En la relisant, il découvre l’avertissement de Catherine Mathieu sur la domiciliation du commissaire de police et s’aperçoit qu’il n’en a pas parlé lors de l’échange verbal qu’il a eu avec Véronique Malbec. « Je fais un copié-collé de l’alerte de mes équipes pour être certain qu’elle l’aura en tête. Je reçois ensuite un message de Mme Malbec où elle me précise que le ministre n’est plus en charge du dossier, qu’il n’y a donc pas de problème. Pour moi, la rapidité avec laquelle elle m’écrit alors que nous sommes le week-end me donne à penser que le sujet a été vu. De toute façon, la protection du ministre n’est pas mon sujet ». C’est la fameuse distinction entre l’administration, technique, et le cabinet, politique. Si les magistrats du ministère insistent autant, c’est que la réaction de François Molins consistant à ne pas faire d’observations à Véronique Malbec sur le conflit d’intérêt au moment où elle l’interroge sur les suites à donner au rapport de fonctionnement sur le PNF, pour ensuite le dénoncer dans les colonnes du Monde a choqué beaucoup de monde. La loyauté n’eut-elle pas commandé que le PG de la Cour de cassation mette en garde son ministre ? Les syndicats l’ont prévenu publiquement dès sa nomination, rétorque l’accusation. Mais il y a sans doute une autre explication. Le ministre oppose aux mises en garde des syndicats, le fait que ses services n’auraient pas partagé son analyse. A l’audience, les « services » semblent vouloir sortir du jeu : ce n’était pas leur problème. Et Éric Dupond-Moretti se retrouve bien seul…
S’agissant du PNF, « on n’a pas le droit à la faute »
S’agissant du PNF, Peimane Ghaleh-Marzban précise d’entrée de jeu qu’il connait bien ce parquet, et pour cause, il a présidé en 2015 la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris créée par le président Hayat pour absorber le surplus de dossier lié à la création du PNF fin 2013. Il a donc travaillé avec ce parquet, et notamment avec Patrice Amar (l’un des 3 magistrats mis en cause) qui a requis dans ses dossiers. Cette justice financière, Peimane Ghaleh-Marban profite de l’audience pour en vanter les mérites devant les parlementaires et la presse. « Le DSJ qui arrive en 2017 est convaincu de la nécessité de la lutte contre la délinquance financière en France et j’en profite pour rendre hommage aux parquets, aux juges d’instruction et aux présidents des 11e et 32e chambre, la justice financière en France ce sont des dizaines de personnes qu’il faut soutenir, et je vais moi-même créer une chambre financière à Bobigny ». Mais justement, ne l’aime-t-il pas un peu trop cette justice, au point par exemple de fermer un peu trop facilement les yeux quand elle est mise en cause ? En février 2019, Catherine Champrenault, procureure générale de Paris l’appelle : « je veux vous voir en urgence ». Le DSJ se rend au palais de la Cité et découvre, sidéré, que l’un des magistrats du PNF, Patrice Amar, a fait un signalement article 40* contre sa chef, Eliane Houlette. Peimane Ghaleh-Marzban a pu constater quand il était à la 32e qu’il y avait des problèmes de management au PNF, mais pas à ce point ! « Nous sommes à quelques mois du départ à la retraite d’Éliane Houlette, lui explique Catherine Champrenault et puis l’article 40 ne tient pas, la démarche est inappropriée ». Dans la magistrature on ne se dénonce pas à coups d’article 40, ça ne se fait pas. D’ailleurs, il cite une décision de décembre 2014, dans laquelle le CSM a sanctionné un magistrat pour avoir osé cela. Il ne faut pas « déstabiliser » l’institution, on va donc extraire Patrice Amar. « J’aurais pu déclencher une enquête de fonctionnement, voire plus, mais j’estime que les dossiers traités par le PNF sont les plus importants et que les enjeux sont d’une telle dimension que tout risque de faire tomber une procédure, les avocats sont les meilleurs dans ces dossiers financiers. On n’a pas le droit à la faute » se justifie Peimane Ghaleh-Marzban. Seulement voilà, en juin 2019, Éliane Houlette fait de nouveau parler d’elle. Deux magistrats financiers l’accusent auprès de Catherine Champrenault d’avoir informé un avocat d’une perquisition à venir. Au DSJ, la procureure générale explique : « pour moi c’est une maladresse ». Décision est prise de ne rien faire, avalisée par Nicole Belloubet.
« Vous vouliez que je démissionne ! » attaque Éric Dupond-Moretti
Hélas pour le « bijou » qu’est devenu le PNF aux yeux de Peimane Ghaleh-Marzban grâce à Eliane Houlette, celle-ci déclenche un nouveau scandale, cette fois devant les caméras de télévision, en déclarant dans une commission d’enquête de l’assemblée nationale au printemps 2020 qu’elle a subi des pressions de sa hiérarchie – Catherine Champrenault – dans l’affaire Fillon. Impossible de la sauver. Un malheur n’arrivant jamais seul, le scandale des fadettes éclate dans le Point : le PNF aurait examiné les factures détaillées d’une dizaine d’avocats parisiens dont Éric Dupond-Moretti, qui n’est pas encore ministre, pour tenter d’identifier la personne qui a pu alerter Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu’ils étaient sur écoute dans l’affaire Bismuth. Non seulement c’est une atteinte au secret professionnel des avocats, mais en plus la procédure, qui a trainé des années, n’a pas été signalée à la hiérarchie. Nicole Belloubet lance une enquête sur le fonctionnement du PNF. Le 7 juillet, Éric Dupond-Moretti la remplace et retire la plainte qu’il avait déposée en qualité d’avocats contre X suite aux révélations du Point. Le 31 août, Peimane Ghaleh-Marzban quitte la Chancellerie pour le TJ de Bobigny, mais ses anciennes fonctions se rappellent à lui quand le 16 septembre 2020, Véronique Malbec l’appelle pour l’informer du lancement d’une enquête administrative contre trois magistrats du PNF et lui demander s’il faut faire trois saisines ou une seule. Cela suffit pour qu’un article de presse le cite comme ayant approuvé cette procédure. « Si quelqu’un devait vous dire que j’ai participé à cette prise de décision ce serait faux et invraisemblable » assène le magistrat qui se dit « étonné et consterné ». « Si le décret de déport avait été pris immédiatement, il n’y aurait pas eu d’affaire » relevait un témoin lors de la première semaine du procès. Pas si sûr. L’ancien DSJ lance une nouvelle pierre dans le jardin de la défense : la compétence disciplinaire du ministre étant inscrite dans la loi organique (ordonnance de 58), celui-ci ne peut y renoncer en vertu d’une loi ordinaire. S’il n’a pas mis en garde son ministre, c’est qu’il considérait que son rôle se limitait à signaler la difficulté, à charge pour le cabinet de gérer un problème de nature politique.
Sur sa chaise, Éric Dupond-Moretti qui bouillonne quasiment en permanence, dénonce « un numéro » de la part du témoin.
« — Ce n’est pas un numéro ! s’exclame Peimane Ghaleh-Marzban outré.
— Si ! Vous vouliez que je démissionne », attaque le ministre soudain redevenu avocat.
Débute un affrontement entre les deux hommes à la barre qui va durer de longues minutes. Le témoin se défend absolument d’avoir voulu la démission de son ministre, et révèle à cette occasion un nouveau visage, implacable, lorsqu’on met en cause son intégrité. La situation redevenue calme, Peimane Ghaleh-Marzban concède, en guise de conclusion : « Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de problème, il y avait un problème de ressources humaines qui allait être résolu par le départ en retraite d’Éliane Houlette. Fallait-il poursuivre en 2019 ? Nous avions conscience qu’il fallait réformer le PNF, mais en recherchant le juste équilibre : ramener de l’ordre sans déstabiliser l’institution ». L’audience est suspendue à 13h10 pour le déjeuner.
L’IGJ est « à la main du ministre »
Quand elle reprend à 14h20, tout le monde pense que Jean-François Beynel, actuel premier président de la Cour d’appel de Versailles, entendu en tant que chef de l’inspection générale de la justice en 2020, risque de porter un nouveau coup à la défense. L’homme n’est pas un tendre. En réalité, on s’est trompé. De son audition on retiendra que l’IGJ unifiée qui nait en 2016 n’est pas dans l’administration centrale, mais bénéficie d’une indépendance particulière et qu’elle est placée auprès du garde des Sceaux. « Elle est à la main du ministre qui est le seul à pouvoir la saisir, elle-même ne peut pas le faire » explique son ancien chef qui décrit une institution libre de ses méthodes, astreinte à « un devoir de non-réserve, de clarté, de liberté et de loyauté ». On y trouve 40% de magistrats, mais aussi des fonctionnaires des autres administrations relevant du ministère de la justice et des universitaires. Sur la question sensible du passage de l’enquête de fonctionnement d’un service à l’enquête administrative contre des personnes dans un cadre pré-disciplinaire, il explique : si une faute patente apparait lors d’une enquête de fonctionnement, il faut tout arrêter et passer en disciplinaire pour préserver les droits de la personne concernée et éviter un vice de procédure. Mais, précise-t-il, si ce n’est pas arrivé s’agissant du PNF, ça ne signifie pas qu’il n’y avait pas de fautes, simplement elles n’étaient pas patentes. Interrogé sur le refus de Mme Houlette de répondre à l’inspection, le témoin indique que ça arrive, « Tout agent public doit prêter son concours mais il n’y a pas de pouvoir de police ni de sanction » rappelle-t-il, avant de botter en touche «Je n’ai pas d’avis sur le fait qu’elle vienne ou pas, l’inspection en tire les conséquences ». Une fois de plus la magistrature révèle à quel point elle est peu regardante quand il s’agit d’elle-même…On en vient au conflit d’intérêts dans le dossier Levrault. La lettre de mission arrive sur son bureau le 5 aout 2020. Le dossier n’étant pas urgent, il le programme pour la fin du mois. Mais en recevant les pièces, il découvre la fameuse lettre du commissaire domicilié chez le ministre lorsqu’il était encore avocat. « La loyauté me conduit à le signaler à la directrice de cabinet, elle me répond qu’il n’y a pas de problème ». En octobre, quand le juge Levrault est entendu pour la première fois par l’inspection, il prévient qu’il va médiatiser le fait que le ministre est mêlé à cette affaire en raison de ses anciennes fonctions. « J’en rends compte à la directrice de cabinet » précise Jean-François Beynel.
« — Vous avez informé Mme Malbec au moins deux fois du risque de conflit d’intérêts » interroge une assesseure.
— Non j’ai dit qu’une situation posait question.
— En octobre le mot est écrit « l’argumentaire évoque la notion de conflit d’intérêts »
— Je n’ai jamais dit que je pensais qu’il y avait un conflit d’intérêts, j’ai dit que M. Levrault estimait qu’il y avait un conflit d’intérêtS et qu’il entendait s’en servir.
— Dans votre mail du 6 septembre 2020, vous dites : au regard du choix du conseil du commissaire, il faut que le ministre lève l’ambiguïté. Comment, selon vous, peut-il lever toute ambiguïté ?
— J’indique dans ce courrier qu’il veut être entendu et qu’il sera sans doute utile de l’entendre, je constate que l’adresse où lui écrire est celle d’Éric Dupond-Moretti, je vois mal l’inspection générale de la justice écrire là pour convoquer ce monsieur, donc je dis qu’il faut clarifier. Et on me répond le lendemain que c’est éclairci ».
C’est au tour d’un juge parlementaire d’interroger le témoin :
« — Le 18 juillet, vous êtes saisi d’une enquête administrative à l’encontre de magistrats du PNF et le 31 d’une enquête administrative contre le juge Levrault ; vous êtes-vous senti instrumentalisé ? Dans une lettre du 6 juillet le Syndicat de la magistrature demande qu’on mette fin à l’enquête contre le PNF, quel est votre avis ?
— Sur la deuxième question il n’y a pas de texte, je n’ai jamais vu une inspection arrêtée, mais si un ministre prenait la décision d’interrompre une enquête, il porterait atteinte au décret de 2016 (NDLR : qui crée l’inspection générale de la justice) et à son article 13 qui dit que l’inspection est libre et indépendante. Sur la concomitance des deux saisines, ce ne sont pas des questions que je me suis posées, mon métier est d’exécuter les saisines et de rendre des rapports ».
La défense vient de marquer un point. Depuis le premier jour, Éric Dupond-Moretti soutient qu’il ne pouvait pas interrompre cette enquête, le chef de l’inspection le confirme.
Quand le ministre annonce à l’Elysée une saisine du CSM contre le PNF
Le témoin suivant, Sophie Rey, secrétaire générale de Conseil supérieur de la magistrature, va quant à elle servir l’accusation sur un incident qui passionne le parquet. Le 15 septembre, à l’heure du déjeuner, alors que le rapport de l’enquête de fonctionnement du PNF vient d’être remis et qu’à la DSJ on travaille en urgence pour rendre un avis avant 14 heures, le ministre se rend à une réunion à l’Élysée qui a lieu avec l’ensemble des membres du CSM et le Président de la République. A la fin de cette rencontre, celui-ci aurait dit qu’il allait saisir le CSM. Le parquet y voit la preuve que le ministre était à la manœuvre dans ce dossier puisque ses services révèleront postérieurement que ce n’est pas possible. Sophie Rey assure que le ministre a bien répondu à une question d’un membre du CSM après la réunion qu’il allait saisir le conseil. Mais elle ajoute qu’il l’aurait même dit une première fois lors de la réunion, ce qui confirme le témoignage de François Molins. Interrogé par le procureur général Remy Heitz, le ministre maintient sa version : à l’époque il ne connait rien à la déontologie des magistrats, il a peut-être répondu cela mais en fait il n’en savait rien. Et de conclure : « La tentative de prise illégale d’intérêt n’existe pas, je ne suis pas ici pour ce que j’ai dit mais ce que j’ai fait ».
Il est 17h20, c’est le moment d’entendre le dernier témoin de la journée. Il s’agit de Paul Hubert, nommé le 14 septembre 2020 au poste de directeur des services judiciaires, qu’il occupe toujours. « Je dirige une administration et ne suis pas rattaché au cabinet du GDS, je mets en œuvre sa politique et lui en rends compte, je lui apporte mon analyse technique. Avec loyauté, impartialité et objectivité » déclare-t-il à titre liminaire. Dès son premier jour, le voici qui hérite du dossier PNF. « Vers 18 heures la directrice de cabinet m’appelle pour me dire qu’elle va me communiquer le rapport quasi-définitif et souhaite un retour le soir-même, je le fais à 22h30 ». Il aperçoit à première lecture de potentiels manquements disciplinaires. La suite est connue : sur l’avis de Catherine Mathieu, une enquête administrative est lancée le 16 septembre.
« — Est-ce que le GDS a cherché à influencer votre décision ? l’interroge Jacqueline Laffont, l’un des avocats du ministre.
— Non, ni lui ni son cabinet.
— Est-ce que votre analyse était totalement libre ?
— Je suis saisi et je réponds après une analyse précise, argumentée et objective ».
Il est 18h30, l’audience est levée.
A la fin de cette journée, il ressort donc que rien ne démontre une quelconque contrainte du ministre sur ses services pour se « faire la peau » des magistrats qui lui avaient déplu quand il était avocat. Mieux, les avis ont été rendus en toute indépendance, et ils ont été suivis. Mais il apparait aussi que le problème de conflit d’intérêts dans les deux affaires a été identifié et signalé par tous les services techniques de la Chancellerie, à de multiples reprises. Lesquels services n’ont pas estimé devoir aller plus loin que d’alerter. Ont-ils tendu un piège à leur ministre ou ont-ils sincèrement cru que c’était au politique de gérer le problème ? Là est la question…
*Article 40 du CPP, alinéa 2 : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».
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Référence : AJU401852