Quand la police judiciaire était rattachée au ministère de la justice

Publié le 06/01/2023

Le débat sur l’éventuel rattachement de la Police Judiciaire (PJ) au ministère de la Justice, redevient d’actualité avec l’annonce de l’absorption des services territoriaux de la PJ par la Sécurité Publique, réforme adoptée par le Parlement en décembre 2022 et destinée à entrer en vigueur dans les mois à venir.

Pour éviter cette perte tragique de savoir-faire en matière de traitement des formes de criminalité « complexes », et aussi pour préserver la Police Judiciaire des interférences administratives et politiques, il existe une solution : son rattachement au ministère de la Justice. « Le rattachement de la police judiciaire à la justice est un objectif ancien », rappelait, déjà, Dominique Coujard dans un article publié le 19 avril 2012 dans Libération ; « il serait regrettable d’y renoncer tant est grande, aujourd’hui, sa pertinence » avait ajouté l’ancien Président de la cour d’assises de Paris, exposant ses arguments qui concerneraient, d’après lui, 7800 policiers et 4150 gendarmes.

Il est peut-être intéressant de savoir que ce projet avait déjà été mis en application… il y a plus de deux siècles ; à l’époque, c’était la police toute entière qui avait été rattachée au ministère de la Justice. L’essai s’était traduit par un échec cuisant : mais depuis, le contexte a changé…Les explications de Julien Sapori, commissaire divisionnaire honoraire. 

Quand la police judiciaire était rattachée au ministère de la justice
Photo : ©AdobeStock/Florence Piot

Des magistrats à la tête de la police

L’Ancien Régime et l’époque révolutionnaire n’avaient pas connu de ministère de la Police, ni même, à proprement parler et à l’exception notable de Paris, une administration chargée spécialement des missions de police. Le Ministère de la Police est une « invention » du régime du Directoire qui gouverna la France du 26 octobre 1795 au 9 novembre 1799. Créé en janvier 1796, ce nouveau ministère est chargé de pacifier un pays ravagé par la guerre civile, et il est significatif de constater que son premier titulaire est un ancien ministre de la Justice, Merlin de Douai. En l’espace de trois ans et demi, huit ministres se succèdent à l’hôtel de Juigné, quai Voltaire, siège du ministère ; le dernier en date à faire les frais de cette instabilité chronique c’est un autre magistrat, Claude Sébastien Bourguignon (en poste de 23 juin au 20 juillet 1799), décrit avec acidité par Fouché comme étant un homme « honnête » et « tout à fait au-dessous d’un tel ministère » (Fouché, Mémoires). Il ne demeure en fonction que 27 jours, victime des manœuvres de Siéyès, qui veut mettre à sa place son homme lige, l’ancien conventionnel régicide Charles Jean-Marie Alquier. Mais Barras n’en veut pas et, convaincu de pouvoir manipuler aisément Joseph Fouché, met ce dernier en avant : finalement, Siéyès et Barras finissent par s’accorder sur ce nom.

Le 2 thermidor an VII (20 juillet 1799) Fouché prend la tête du ministère de la Police. Rapidement, il en fait un instrument d’une efficacité remarquable. Mais après trois ans de bons services, en 1802 Bonaparte le supprime purement et simplement : si la raison véritable est qu’il est fatigué de Fouché, « cet homme qui en sait trop et qui veut en savoir toujours davantage » (Zweig, Fouché) l’argument définitif étant fourni par la signature de la paix d’Amiens avec l’Angleterre, le 25 mars 1802 : dans ce contexte de décrispation, les complots et conspirations étant matés, il semble désormais superflu de conserver un ministère créé récemment et qui rappelle les heures sombres de la guerre civile. Mais le Premier Consul prend toute précaution afin de ménager Fouché, et dans son message d’adieu du 28 fructidor an X (15 septembre 1802), il envisage très clairement son éventuel retour aux affaires : « Le citoyen Fouché, ministre de la Police dans des circonstances difficiles, a répondu par ses talents et par son activité, par son attachement au gouvernement, à tout ce que les circonstances exigeaient de lui. Placé dans le sein du Sénat, si d’autres circonstances redemandaient un ministre de la Police, le gouvernement n’en trouverait point un qui fût plus digne de sa confiance ».

Fausse retraite pour Fouché

Ne manifestant ni rancune ni ambition, Fouché paraît se contenter de sa fonction de sénateur, et consacre une grande partie de son temps à sa famille avec laquelle il partage bourgeoisement ses soirées, soit dans l’hôtel qu’il vient d’acquérir au 264 rue du Bac à Paris, soit dans son domaine de Ferrières en Seine-et-Marne. Mais c’est mal connaître cet homme de l’ombre, qui a conservé des contacts précieux lui permettant de constater à quel point « son » ancien ministère de la police, désormais rattaché au ministère de la Justice, sombre chaque jour davantage dans le désordre et l’inefficacité. Manifestement, l’homme chargé de lui succéder, l’ancien avocat Claude-Ambroise Régnier, n’est pas à la hauteur de la tâche. Le futur préfet de police Pasquier écrira que « M. Régnier, bon jurisconsulte, honnête homme, mais peu capable de remplir les nouvelles fonctions qui lui étaient attribuées ; il manquait également d’activité et de perspicacité » (Pasquier, Mémoires). Analyse confirmée des années plus tard par Thiers, selon lequel « Régnier, tout à fait étranger à une administration de cette nature, l’avait abandonnée au conseiller d’État Réal, homme d’esprit, mais vif, crédule, et n’ayant pas à beaucoup près la sagacité sûre et pénétrante de Fouché ». (Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire). En l’absence d’un véritable chef, des luttes intestines opposent le directeur de la police générale, Pierre-François Réal, au préfet de police Louis-Nicolas Dubois et au chef de la police secrète Pierre-Marie Desmarest, le tout au détriment de l’efficacité. Bref, la machine policière que Fouché avait bâtie est en train de se gripper, alors que la situation internationale se détériore avec l’aggravation de la crise entre la France et l’Angleterre et, sur le plan intérieur, une prolifération inquiétante des complots visant Bonaparte.

Fort de la confiance que Bonaparte n’a pas cessé de lui manifester, Fouché adresse régulièrement au Premier Consul des bulletins dans lesquels il stigmatise avec précision les erreurs commises par l’appareil policier. Ses conseils et recommandations s’avèrent souvent très pertinents, et attestent l’efficacité des renseignements qu’il parvient à obtenir par un puissant réseau informel dans lequel figure Desmaret lui-même. En dépit de sa discrétion, Fouché demeure donc non seulement une personnalité respectée, mais également un conseiller précieux pour le gouvernement : tout ceci est certes important, mais pas suffisant pour justifier son retour à la tête d’un nouveau ministère de la police. Deux raisons en décideront autrement : une série de bévues policières et l’établissement de l’Empire.

Début 1804 un complot tissé par les royalistes, impliquant Pichegru et Cadoudal mais également, à des degrés divers, des émigrés tels que le prince de Polignac et le général républicain Moreau, menace sérieusement la vie de Bonaparte. Tulard indique que le complot aurait été signalé au Premier Consul par Fouché lui-même (Tulard, Fouché). Thiers le pense également, et écrit que Cadoudal « fit sonder par un Breton fidèle le secrétaire de Moreau, appelé Fresnières, lequel était Breton aussi, et lié avec tous les partis, même avec Fouché. C’était passer bien près du péril car Fouché, en ce moment, regardait de tous ses yeux, pour avoir l’occasion de rendre service au Premier Consul » (Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire). Après ce succès, selon Desmaret, la messe est dite : « La crise de Georges Cadoudal et de Pichegru […] eut pour résultat de le ramener [Fouché] au pouvoir pour six ans » (Desmarest, Quinze ans de haute police).

« C’est plus qu’un crime, c’est une faute ! »

Desmaret va un peu vite en besogne, puisque ce succès policier est aussitôt terni par un épisode dramatique : l’enlèvement à l’étranger puis l’exécution du duc d’Enghien. Fouché restera toujours très discret sur le rôle qu’il joua dans cette affaire, mais on sait qu’il est présent le 10 mars 1804 lors du conseil exceptionnel réunissant les trois consuls, Talleyrand et Régnier, chargé de statuer sur le sort du duc, instance considérée par certains comme l’instigateur du complot qui venait d’être dévoilé. À cette occasion, Talleyrand fait preuve d’intransigeance, tandis que Fouché semble rester très en retrait. Quoi qu’il en soit, si l’enlèvement ne souffre pas d’opposition dans le gouvernement, l’exécution, qui a lieu le 21 mars 1804 dans les fossés du château de Vincennes, est imputable plus particulièrement à l’impéritie de Réal et à la précipitation, très suspecte, de Savary, Elle soulève un émoi considérable, non seulement à l’étranger mais également en France. Fouché, dans ses mémoires (écrites, ne l’oublions pas, sous la Restauration…), écrira que « l’indignation que j’avais prévue éclata de la manière la plus sanglante. Je ne fus pas celui qui osa s’exprimer avec le moins de ménagement sur cet attentat contre le droit des nations et l’humanité. C’est plus qu’un crime, dis-je, c’est une faute ! » (Fouché, Mémoires).

Mais c’est son rôle lors des débats sur la création de l’Empire qui sera déterminant pour son retour au gouvernement. En 1802, il avait été hostile au Consulat à vie : non seulement son opposition avait été inutile, mais elle avait été une des raisons de sa disgrâce. Or, en 1804, lorsqu’on commence à débattre de la création de l’Empire, le sénateur et ancien jacobin Fouché surprend par son ardeur à défendre un projet qu’on pouvait pourtant considérer comme une véritable restauration monarchiste. S’agit-il, comme l’affirment ses détracteurs, d’un simple opportunisme caractérisant, une fois de plus, une personnalité ne connaissant que l’intrigue, le mensonge et la trahison ? Dans ses Mémoires, Fouché ne s’encombre pas de principes : « N’eut-il pas été absurde de la part des hommes de la Révolution, de tout compromettre pour défendre des principes, tandis que nous n’avions plus qu’à jouir de la réalité ? Bonaparte était alors le seul homme en position de nous maintenir dans nos biens, dans nos dignités, dans nos emplois ». Pour Fouché, « Nous maintenir dans nos biens », cela signifie pouvoir continuer à jouir des biens nationaux, acquis souvent à des prix dérisoires par la nouvelle classe dirigeante (tel que le château de Ferrières, propriété de Fouché). Madelin insiste sur la lucidité de Fouché : « À cette heure, il lui apparaissait qu’il ne violait en rien ses principes tout en servant ses intérêts. Il ne poussait pas, dans tous les cas, le respect des principes jusqu’à celui des étiquettes. Or l’étiquette républicaine seule subsistait » à la fin du Consulat (Madelin, Fouché, p. 169). Finalement, le 6 germinal an XII, c’est Fouché qui inspire et même impose le fameux vœu du Sénat « d’une incroyable servilité » (Zweig, Fouché) adressé à Bonaparte, réclamant l’établissement « des institutions qui détruisent l’espérance des conspirateurs en assurant l’existence du gouvernement au-delà de la vie de son chef ». Le 18 mai 1804 un sénatus-consulte fonde l’Empire. Comme l’écrira avec humour Madelin, « ce fut […] avec l’adhésion ouverte et active de Fouché de Nantes, déjà très loin de Nantes, mais très près d’Otrante [Fouché sera fait par Napoléon duc d’Otrante…], que le 18 mai 1804 le trône fut redressé aux Tuileries » (Madelein, Fouché).

La récompense ne tarde pas à arriver. Le 11 juillet 1804, le Moniteur annonce qu’un décret impérial vient de nommer M. le sénateur Fouché ministre de la Police de l’Empire. Le jour même, il prête serment et s’installe quai Voltaire. Le 2 décembre 1804, il figure à une place de choix lors du sacre de Napoléon à Notre-Dame de Paris.

Mais Fouché ne se contente pas de reprendre le flambeau de Régnier. Certes, les nouvelles structures qu’il va mettre en place, et notamment la création de trois ou quatre « arrondissements » attachés au Ministère de la Police Générale, chacun confié à un conseiller d’État et chargé du suivi des affaires dans une portion de l’Empire, figuraient déjà dans le projet de Réal, mais c’est avec Fouché que l’appareil se mettra en place et fonctionnera avec une efficacité redoutable. « Il allait, de son cabinet retrouvé, tenir pendant six ans, de sa main à la fois ferme et souple, les fils de la police et, fort souvent, de toute la politique intérieure du nouvel Empire » (Madelin, Fouché).

Une police efficace mais qui évite les excès

L’efficacité de Fouché est reconnue par tous, aujourd’hui encore : mais, faut-il le rappeler, jamais le redoutable ministre de la Police n’eut recours à des méthodes dictatoriales. La notion d’« État de droit » était certes ignorée à l’époque, mais les incarcérations arbitraires, la torture, les camps de concentrations et les exécutions sommaires constituaient des pratiques inconnues pour la police de Fouché. Lors de son arrivée à la tête du Ministère de la Police Générale en 1804, il s’empresse de rédiger une circulaire destinée aux préfets dans laquelle il consigne sa vision de la police. Inspirée des grands idéaux du siècle des Lumières, cette circulaire insiste sur la nécessité de disposer d’une police certes efficace, mais aussi bornée par la modération et le respect de la légalité. Jacques Peuchet, un homme de valeur au service de la police, également mémorialiste apprécié, a écrit : « Si jamais, à partir de ce moment, police ne fut ni plus absolue ni plus arbitraire que la sienne, on avouera cependant qu’il n’en exista pas de plus active et de plus protectrice, de plus ennemie de la violence dans l’exécution des ordres, qui pénétrât par des moyens moins choquants dans le secret des familles, et dont l’action, moins sentie, se laissât moins apercevoir ; c’est au moins l’opinion des gens qui jugèrent Fouché par son second ministère » (Peuchet, Mémoires).

L’Histoire a donc démontré qu’une police placée sous la tutelle du ministère de la Justice peut souffrir d’une inefficacité certaine sans pour autant constituer une garantie contre les dérives. Elle nous démontre, aussi, à quel point dans l’Histoire de la France la maîtrise de la mission policière a toujours constitué un enjeu de premier ordre pour le pouvoir politique. Mais il n’y a de nouveau que ce qu’on a oublié et, dans un contexte désormais complètement différent, le magistrat honoraire Dominique Coujard avait raison d’affirmer, il y a dix ans, que le rattachement de la Police Judiciaire au ministère de la Justice, pourrait redevenir une option pertinente. C’est un débat qui, à partir de 2023, va devenir vital non seulement en termes de politique sécuritaire, mais aussi de préservation de l’État de droit.

Bibliographie : 

Desmarest (Pierre-Marie), Quinze ans de haute police, Paris, Levavasseur, 1833 ; Fouché (Joseph), Mémoires, Paris, Flammarion, 1955 ; Madelin (Louis), Fouché, Paris, Perrin, 1969 ; Pasquier (Etienne-Denis), Mémoires du chancelier Pasquier, Paris, Plon, 1894 ; Peuchet (Jacques), Mémoires tirés des archives de la police de Paris – pour servir à l’histoire de la morale et de la police depuis Louis XIV, Paris, Bourmancé, 1838 ; Sapori (Julien), direction, Dictionnaire Fouché, Tours, Sutton, 2018 ; Thiers (Adolphe), Histoire du Consulat et de l’Empire, tome IV, Paris, Plon, 1845 ; Tulard (Jean), Joseph Fouché, Paris, Fayard, 1998 ; Waresquiel (de Emmanuel), Fouché : les silences de la pieuvre, Paris, Tallandier/Fayard, 2014 ; Zweig (Stefan) Fouché, Paris, Grasset, 2000.

Retrouver tous les articles de Julien Sapori ici.

 

La police est malade

Julien Sapori vient de publier aux éditions Larmaque « La police est malade ». Un très court essai de 35 pages dans lequel cet ancien commissaire divisionnaire dénonce l’état dégradé des services d’investigation de la sécurité publique et la disparition programmée de la police judiciaire. Pourtant, les solutions existent. Elles réclament juste de l’audace et du courage politique.

Quand la police judiciaire était rattachée au ministère de la justice

Plan
X