Question de rhétorique : tropes et bassines avec les Soulèvements de la Terre
Le 27 octobre dernier, le Conseil d’État a examiné au fond le recours des Soulèvements de la Terre contre le décret du 21 juin prononçant leur dissolution. A cette occasion, les avocats du mouvement ont plaidé la « radicalité éthique », le caractère forcément pacifique des actions de « désarmement » et la nécessité de reconnaître un droit à l’action radicale. Me François Martineau, auteur du Petit traité d’argumentation judiciaire*, décrypte les procédés rhétoriques utilisés.
Les débats qui se tiennent devant le Conseil d’État lors de contentieux concernant les libertés publiques sont rarement médiocres : le représentant des ministères concernés, le plus souvent le ministère de l’Intérieur, les avocats des requérants et le Rapporteur déploient avec talent toutes les armes mises à leur disposition par le droit et par la méthodologie juridique ; mais depuis qu’on y plaide, et sous l’œil des médias, il faut ajouter celles que l’on peut tirer de la rhétorique et de ses tropes…
L’audience du 27 octobre dernier au cours de laquelle le Conseil d’État examinait le bien-fondé du décret du 21 juin 2023 procédant à la dissolution du mouvement Les Soulèvements de la Terre en a donné un nouvel exemple.
Figure classique d’inversion
En premier lieu, l’argumentation du mouvement, requérant à l’annulation du décret reposait très classiquement sur une figure d’inversion, chère à ceux qui veulent modifier un ordre social qu’ils estiment injuste ou, en l’espèce, suicidaire pour la planète…
La violence invoquée à l’appui de la demande de dissolution du mouvement serait en fait une contre-violence, réponse légitime à ceux qui, se parant de la légalité d’un système oppressif, exploitent abusivement les ressources de l’humanité et qui, si rien n’était fait, irait à sa perte…
Ce renversement classique utilise implicitement la notion de légitime défense et renvoie quelque part à l’image de mouvement justicier.
Or, peut-on imaginer dissoudre un justicier ?
Cette transmutation de la violence en justice, analysée par Sartre, Marcuse, Foucault, est une attitude conceptuelle trop connue pour qu’on s’y attarde, sauf à souligner que cette figure argumentative constitue une métastase, figure de rhétorique qui consiste à rejeter sur autrui la responsabilité de faits incontestables qui sont imputés à celui-là même dont l’avocat assure la défense.
L’atténuation ou quand les sabotages deviennent des « désarmements »
Un autre procédé de rhétorique classique a été utilisé au cours des débats devant le Conseil d’État : celui de l’atténuation.
Lorsqu’il s’est agi d’évoquer les faits et leur qualification, les avocats Des Soulèvements de la terre ont ainsi utilisé, parallèlement à leurs développements juridiques, la technique d’atténuation qui consiste à employer, pour nommer les actes visés par l’accusation, un mot qui en atténuera les effets.
L’atténuation consiste, en l’espèce, à désigner les sabotages et les atteintes aux biens auxquels se sont livrés les membres du mouvement Les Soulèvements de la Terre d’action de « désarmement », expression que l’opinion publique associera à la non-violence ; l’on peut parler, ici, d’euphémisme d’inversion ; de même, très habilement, les avocats du mouvement ont évoqué des comportements issus de la « radicalité éthique », l’adjectif éthique venant singulièrement pondérer l’agressivité militante inhérente au mot radicalité…
La menace de l’extrémisme
Le troisième procédé rhétorique utilisé au cours de cette audience l’a été par l’un des avocats Des Soulèvements de la Terre qui, au soutien de sa requête en annulation du décret du 21 juin 2023, après avoir indiqué qu’en matière climatique il existerait, au sein de la démocratie une place pour des actions plus radicales, lança à l’adresse du Conseil d’État : « si vous fermez la porte, vous risquez de déclencher l’extrémisme ».
Ce type de mise en garde est le propre de l’argument dit de direction, longuement étudié par Perelman dans son « Traité de l’argumentation » ; l’argument consiste à demander aux juges d’apprécier non point des faits au regard de leur qualification juridique, voire de leur gravité, mais en fonction des conséquences que la décision de justice à venir pourrait avoir au sein de la société civile.
On connaît surtout l’argument de direction inverse qui consiste à réclamer, plutôt que la clémence, un châtiment exemplaire pour un crime ou un délit au motif que si le cas d’espèce ne donnait pas lieu à sanction, l’opinion publique prendrait cela pour une sorte d’encouragement à le commettre…
Vers un juge acteur du combat politique ?
Mais l’utilisation d’une telle figure argumentative se heurte, en l’espèce, à la définition même de la fonction juridictionnelle, telle qu’elle résulte du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs.
De même que le juge ne peut en aucune façon se substituer au législateur en posant seul la règle de droit, sous réserve du rôle créateur de la jurisprudence, de même, il ne peut davantage refuser d’appliquer des lois existantes, même si celles-ci sont contestées au nom d’un intérêt prétendument supérieur…
Demander au juge de ne pas appliquer la loi pénale et de mettre entre parenthèses le caractère infractionnel de certains comportements, tels sabotages, atteintes au droit de propriété ou violences toujours sanctionnables équivaudrait à en faire non plus un arbitre qui applique une loi établie démocratiquement mais un acteur du combat politique !
*François Martineau Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie 2022-2023 – Martineau | Lgdj.fr (Dalloz 2021 9e édition – 10e édition à paraître en décembre 2023)
Référence : AJU400405