Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? (I)

Publié le 24/01/2023

Si la justice est en grande difficulté dans l’hexagone, elle est parfois dans un état de coma avancé en Outre-Mer, dénonce Me Patrick Lingibé. Pour lui, les États généraux n’ont pas suffisamment pris en compte la spécificité de ces territoires. Il soumet donc 18 propositions pour sauver la justice de ces territoires. Nous publions cette analyse approfondie en trois volets. Voici le premier. 

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? (I)
Vue aérienne de Cayenne (Guyane) Photo : ©AdobeStock

Le rapport avec un titre évocateur « Rendre justice aux citoyens » établi par le comité des États généraux de la justice présidé par le président Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, est un document de plus qui vient assener de nouveau, certainement avec plus de force, une vérité de la Palice : la Justice française est en faillite totale tant dans sa dimension humaine, morale, matérielle et structurelle. La Justice ne fait plus rêver alors que l’action de rendre justice devrait justement redonner confiance aux citoyennes et aux citoyens de notre pays. Le rapport remis en avril 2022 au président de la République compile ainsi 216 pages et cinq annexes pour dire une fois de plus ce que tous les professionnels de justice savaient depuis longtemps. Ce document pertinent consacre l’essentiel de son analyse à la justice hexagonale déjà très malade.

Pour l’Outre-mer, outre l’absence d’un spécialiste de ces morceaux de France particulièrement oubliés et méconnus, le rapport y consacre seulement deux pages et demie, de la page 65 à 67, pour indiquer de manière très concise que les constats sont encore plus aggravés dans les départements, régions et collectivités d’Outre-mer que dans l’hexagone, avec un sous-titre 1.1.1.7 tout aussi illustratif intitulé Une justice ultramarine en état de grande fragilité. Le seul membre qui a pu avoir une sensibilité particulière pour l’Outre-mer au sein de ce cercle de réflexion est le président du Conseil national des barreaux in personam Jérôme Gavaudan, ancien président de la Conférence des bâtonniers de France. Ce dernier, de par ses anciennes fonctions, a pu constater la situation de la justice en Outre-mer et ses singularités inexplicables aboutissant à créer une inégalité à géométrie pour le justiciable habitant ces morceaux de terrain lointains.

Si la Justice est en état de faillite dans l’hexagone, en Outre-mer elle est dans un état parfois comateux aggravé par une profonde crise de confiance sociétale envers celle-ci. Si nous ne pouvons que saluer  un certain nombre d’actions et de mesures enclenchées par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti au niveau de la Justice, force est de constater que lors de sa conférence de presse du jeudi 5 janvier 2023, ces morceaux de France d’Outre-mer, qui en réalité font la grandeur de la France en termes de géopolitique et de puissance maritime mondiale, ont été très clairement oubliés. En effet, la seule fois où il est fait allusion dans le discours à l’Outre-mer figure à la page 5 du discours où pour proposer une organisation plus réactive des ressources humaines, le ministre cite le dispositif de soutien mis en place à titre expérimental à Cayenne (Guyane française) et Mamoudzou (Mayotte). Ce dispositif consiste à envoyer pour une période limitée des magistrats en renfort pour traiter les dossiers dans les juridictions en souffrance. Une telle mesure conjoncturelle n’aborde pas pour autant le fond et ne répond surtout pas aux causes profondes qui expliquent la situation désastreuse de la justice en outre-mer, bien que ce désastre atteint également d’autres pans entiers de ces sociétés ultramarines fracassées (hôpital, routes, accès à l’eau et à l’électricité, etc.). Après les travaux de ce comité qui s’ajoutent à des travaux antérieurs, le moment de changement de paradigme est venu pour l’outre-pluriel. Ne serait-il pas opportun d’organiser des États Généraux de la Justice en Outre-Mer tant celle-ci présente des contours qui peuvent être désarçonnant au regard hexagonal qui souvent n’y comprend rien vu de Paris ? Pour rappel, le Conseil national des barreaux avait organisé le jeudi 26 octobre 2017 des États Généraux de l’Outre-Mer dans le cadre de la Convention nationale des avocats qui s’est tenu à Bordeaux durant lesquels certains problèmes dont fait état le rapport avaient déjà été mis en exergue 5 Convention nationale des avocats à Bordeaux du 18 au 20 octobre 2017, Atelier n° 18 États généraux de l’Outre-mer du 20 octobre 2017 réunissant un représentant du ministère de la Justice et un représentant du ministère des outre-mer sur les problématiques d’accès au droit en outre-mer.

Nous analyserons donc ci-après les constats concis faits par le comité en les complétant d’informations souvent inconnues et en y formulant des propositions dont une bonne partie avait déjà été avancée (notamment lors notre audition publique le 29 janvier 2020 de Patrick Lingibé par la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale). Certaines dépassent le cadre stricto sensu de l’institution judiciaire et s’attellent à changer des concepts surannés et obsolètes au nom des valeurs qui fondent la République.

1° Un Outre-mer à conjuguer toujours au pluriel et vivant en horaires déphasés.

Celles et ceux qui vivent dans l’hexagone ne prennent souvent pas conscience que la France ne s’arrête pas aux limites de sa forme géométrique ancrée dans le continent européen projetée lors des bulletins météo diffusés sur les chaînes de télévision avec ses seulement 543 940 km2 pour la France hexagonale. Sa superficie réelle va bien au-delà cette forme hexagonale pour embrasser trois océans, grâce à ses treize territoires ultramarins, pour disposer d’une superficie totale de 1 104 051 km2.

De même, la grande majorité de français ignore également que la plus grande frontière terrestre de la France est en Amérique du Sud avec 730,4 kilomètres de frontière avec le Brésil grâce au territoire de la Guyane française, devant sa frontière de 623 kilomètres avec l’Espagne.

Le comité fait le premier constat que les décalages horaires amplifient les difficultés les outre-mer.

Ce que beaucoup de Français ignorent c’est que la France territoriale, au-delà de sa figure géométrique hexagonale, comporte treize fuseaux horaires différents. En effet, le premier territoire français à avoir ainsi côtoyé 2023 a été les îles Wallis et Futuna et le dernier à y entrer a été la Polynésie française.

Gérer autant de fuseaux horaires, lesquels renvoient à autant de spécificités liées à des bassins de vie et à des modes culturels différents de ceux de l’hexagone, représente un défi pour une État unitaire dont le mode de pensée parisien demeure toujours empreint d’un jacobinisme inadapté et suranné aux réalités territoriales.

Il convient de rappeler que la majorité des territoires et des populations d’outre-mer résultent d’une histoire mouvementée héritée de deux périodes noires françaises : l’esclavage d’une part et la colonisation d’autre part où l’esclave ou le colonisé avait un statut inférieur au maître ou au colonisateur.

Le terme métropole dans son acception à cette période constituait l’État colonisateur qui gérait ses possessions et colonies outre-mer basées sur une économie de comptoir. En effet, l’unique rôle des colonies consistait à fournir les matières premières à la Métropole, la colonie fonctionnant sur un principe d’inégalité entre les indigènes et les colons qui administraient et travaillaient dans ces colonies. Le terme métropole a une acception marquée par le colonialisme français.

Pour faire avancer les mentalités, il faut avoir le courage de changer les mots utilisés par les textes. Il convient donc de gommer cette acception dans les textes officiels. Il convient de rappeler que l’ancienne députée polynésienne Maina Sage avait proposé le vendredi 16 avril 2021 lors de l’examen du projet de loi sur le Climat de remplacer le terme Métropolepar Hexagone dans les textes officiels : « Je sais qu’ici on ne se rend pas toujours compte mais je voudrais vous dire que beaucoup de députés ultramarins ont soutenu cet amendement parce qu’en Outre-mer c’est un terme qui pour nous est désuet et qui fait partie d’une autre histoire. La France du XXIe siècle, ce n’est plus la France qui se considère être la métropole par rapport à nos territoires. » Il est regrettable que seulement à une voix près cet amendement n’a pas été adopté. Il est peut-être temps d’appliquer cette pensée de Chateaubriand : « Pour être homme de son pays, il faut être l’homme de son temps ». Il est donc nécessaire de changer de lexique et de vocabulaire à l’égard de l’outre-mer pluriel et des filles et des fils des anciens esclaves et/ou colonisés.

PROPOSITION N° 1 : Substituer dans tous les textes officiels le terme « hexagone » ou « France hexagonale » à l’acception coloniale de « métropole » 

 2° Des caractéristiques démographiques et socio-économiques hors normes.

 Le rapport du comité indique « les départements, régions et collectivités d’Outre-mer présentent des caractéristiques démographiques et socio-économiques qui les distinguent significativement de la métropole et pèsent sur l’activité des juridictions et des services déconcentrés. Les contentieux de la protection et de proximité y représentent ainsi une bonne part des activités civiles. »

 L’Outre-mer concentre une population en 2022 de 2 748 461 habitants dont plus de deux millions vivent dans les départements et régions d’outre-mer, nouvelle appellation depuis la réforme constitutionnelle de 2003.

Le rapport précise en bas de page n° 55, page 65 du rapport :

« En 2020, le taux de pauvreté y explose et passe de 13,5 % en France métropolitaine à plus de 30 % en Martinique et en Guadeloupe, 42 % à La Réunion, 53 % en Guyane et jusqu’à 77 % à Mayotte (Note de l’INSEE sur les revenus, publiée en juillet 2020). Le taux de chômage moyen dans les DOM s’élève à 25,4 %. »

Ce tableau n’est pour autant pas complet parce que la réalité de l’outre-mer renvoie à des chiffres encore plus édifiants pour ne pas dire insultants pour les valeurs dont notre République doit être porteuse sur tous les territoires français, si éloignés soient-ils.

En premier lieu, s’agissant du taux de pauvreté, il faut savoir que jusqu’en 2019, l’INSEE contextualisait les chiffres de la pauvreté. Cela aboutissait à une très forte minoration de la pauvreté. À titre d’exemple, les taux de pauvreté précités ramenés à un seuil local donneraient 19 % pour la Guadeloupe au lieu de 34 %, 21 % pour la Martinique au lieu de 33 %, 23 % pour la Guyane au lieu de 53 %, 16 % pour La Réunion au lieu de 42 % et 42 % pour Mayotte au lieu de 77 % (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

Dans un avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, essentiellement en Guyane et à Mayotte, adopté le 22 juin 2017, la Commission consultative des droits de l’homme constatait des chiffres similaires, hors contextualisation par l’INSEE à l’époque : le taux de pauvreté en 2017 était de 14 % dans l’hexagone alors qu’il était dans le même temps de 34 % en Guadeloupe, 33 % en Martinique, 53 % en Guyane, 42 % à La Réunion et à 77 % à Mayotte (Avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, essentiellement en Guyane et à Mayotte, CNCDH du 22 juin 2017, Journal Officiel du 6 juillet 2017).

Si l’on compare ces chiffres de 2017 à 2020, nous constatons que la pauvreté n’a pas reculé et s’est même aggravée. En effet, dans une note publiée le 11 juillet 2022, l’INSEE constate que la grande pauvreté est 5 à 15 fois plus fréquente dans les départements d’outre-mer qu’en France hexagonale avec comme résultat d’aboutir à des privations pour les besoins fondamentaux comme la nourriture ou l’habillement pour 4 à 8 personnes sur 10 (Insee Focus n° 270 paru le 11 juillet 2022).

Un autre indicateur est celui mesurant l’inégalité dite indice de Gini. Alors qu’il était de 0,29 dans l’hexagone en 2015, il était en 2011 de 0,42 en Guadeloupe et en Guyane, de 0,41 en Martinique, de 0,49 à Mayotte, de 0,39 à La Réunion, de 0,42 en Nouvelle-Calédonie (2008), 0,40 en Polynésie française (2009) et de 0,50 à Wallis et Futuna (2008) (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

L’indicateur de développement humain en 2010 donne par extrapolation des chiffres qui révèlent des réalités bien gênantes. Cet indice fixé à 0,901 dans l’hexagone plaçait la France au 24e rang mondial, alors qu’il était de 0,822 en Guadeloupe (38e rang mondial), de 0,74 en Guyane (73e rang mondial), de 0,814 en Martinique (39e rang mondial), 0,637 à Mayotte (2005) (107e rang mondial), de 0,775 à La Réunion (54e rang mondial), de 0,789 en Nouvelle-Calédonie (50erang mondial), de 0,737 en Polynésie (75e rang mondial) et de Wallis et Futuna (53e rang mondial) (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

La part de la population âgée de 16 à 65 ans en situation d’illettrisme est révélatrice d’un profond malaise sociétal. Alors qu’il est de 7 % dans l’hexagone (2011), il s’élève à 20 % en Guadeloupe (2009), 20 % en Guyane (2011), de 13 % en Martinique (2014), de 23 % à La Réunion (2011), de 33 % à Mayotte (2012), de 18 % en Nouvelle-Calédonie (2013) et de 15 % en Polynésie française (2015) (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

Le produit intérieur brut régional par habitant en standards de pouvoir d’achat en 2020 est un indicateur précieux. Le rapport en % par rapport à la France entière s’élève à 66 % pour la Guadeloupe pour standard de pouvoir d’achat de 20 800, à 44 % pour la Guyane pour un standard de pouvoir d’achat de 13 800, à 72 % pour la Martinique pour un standard de pouvoir d’achat de 22 600, à 65 % pour La Réunion pour un standard de pouvoir d’achat de 20 300, à 28 % pour Mayotte pour un standard de pouvoir d’achat de 8 900, alors qu’il est de 73 % pour la Picardie pour un standard de pouvoir d’achat de 22 700, de 71 % pour la Lorraine pour un standard de pouvoir d’achat de 22 300 et de 75 % pour la Corse pour un standard de pouvoir d’achat de 23 400. Il est pour la France entière de 31 300 (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

Les écarts de prix entre l’Outre-mer et l’hexagone son ahurissants compromettant très clairement l’accès une alimentation saine pour des populations déjà très marginalisées par la grande pauvreté dont elles sont frappées. Cet écart de prix était en 2015 de 17 % en Guadeloupe, 16,2 % en Guyane, 17,1 % en Martinique, 16,7 % à Mayotte, 10,6 % à La Réunion, 55 % en Polynésie (2016) et 44,1 % en Nouvelle-Calédonie (Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

Nous pourrions continuer cette litanie de chiffres pour résumer une réalité que l’on évite trop mettre en exergue au niveau national, certainement par lâcheté et pudeur : en outre-mer le citoyen est quatre à huit fois plus pauvre que celui de l’hexagone face à un coût de la vie et d’accès aux biens de première nécessité qui lui aussi est tout à fait exponentiel par rapport à celui de l’hexagone. Il faut savoir que tous les agents publics reçoivent une prime de cherté de vie qui constitue une surémunération qui vivre en outre-mer. Cet indicateur de coût de la cherté de vie en outre-mer mettrait en apoplexie le consommateur hexagonal.

Cela aboutit à une somme d’inégalités qui font de l’outre-mer des territoires hors normes qui relèvent plus de territoires sous-développés que de territoires hexagonaux en léger retard de développement.

De plus, les chiffres démontrent que l’on vit moins longtemps en outre-mer et en moins bonne santé en outre-mer que dans l’hexagone. Ainsi, l’espérance de vie à la naissance qui est de 85,5 pour les femmes et de 79,4 pour les hommes en 2021, varie en outre-mer de 73,9 (Mayotte) à 83, 4 (La Réunion) pour les femmes et de 68,1 (Wallis et Futuna) à 76,7 (La Réunion) pour les hommes(Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 01/08/2022).

Il n’y a pas d’observatoire dédié aux Outre-mer alors que l’on constate un double écart d’une part entre l’Outre-mer et l’hexagone et d’autre part, entre les différents territoires eux-mêmes.

Cette observation de l’égalité outre-mer pourrait être placée sous l’autorité de la ministre déléguée à l’égalité auprès de la Première ministre.

PROPOSITION N° 2 : créer un observatoire sur l’égalité en Outre-Mer géré par le ministère des Outre-Mer. Cet observatoire permettra de mesurer précisément les distorsions existant avec l’hexagone et de proposer des mesures correctives à appliquer au territoire ultramarin concerné par cette inégalité relevée. 

 (À suivre…)

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