Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? (II)

Publié le 25/01/2023

Si la justice est en grande difficulté dans l’hexagone, elle est parfois dans un état de coma avancé en Outre-Mer, dénonce Me Patrick Lingibé. Pour lui, les États généraux n’ont pas suffisamment pris en compte la spécificité de ces territoires. Il soumet donc 18 propositions pour sauver la justice de ces territoires. Nous publions cette analyse approfondie en trois volets. Voici le deuxième. 

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? (II)
Basse-Terre – Guadeloupe (Photo : ©AdobeStock/Nada74)

3° Un accès au droit précaire et problématique.

Le rapport indique que « L’accès au droit y est particulièrement précaire dans un contexte de pauvreté et de fracture numérique largement supérieures à ce qui est observé sur le territoire européen de la France. »

 Les tableaux précités démontrent que l’Outre-mer vit et évolue dans une mare de pauvreté avec des standards qui sont étrangers à un pays industrialisé.

Cela est encore plus vrai pour les cinq départements-régions d’Outre-mer (DROM).

Cette situation kafkaïenne entraîne que les habitants ultramarins n’ont pas concrètement les mêmes droits que les hexagonaux dans l’accès au Droit et aux droits.

La République tolère en Outre-mer ce qu’elle n’aurait jamais toléré dans l’hexagone.

Ce constat n’est pas nouveau et a été dénoncé à de multiples reprises.

Pourtant l’accès au droit et aux droits reste une problématique majeure, faute de politique très forte pour trouver des solutions innovantes pour la résoudre.

L’accès au Droit est le fil d’Ariane qui permet à tout un chacun de faire valoir ses droits où qu’il se trouve sur le territoire national. C’est un élément clé de l’État de droit dont l’une des garanties fondamentales est de garantir justement à tout un chacun un accès égal à toutes les prestations de justice offertes par une société démocratique à ces concitoyennes et concitoyens. Et pour celles et ceux qui n’ont en pas les moyens, il existe un dispositif d’aide juridictionnelle pour leur permettre de faire valoir de manière effective leurs droits auprès des juridictions. Cela, c’est le principe, la réalité est différente et inégale sur le plan territorial.

L’Outre-mer sur ce point est le grand-parent pauvre et oublié qui concentre une somme d’injustices inversement proportionnelles à la beauté des paysages de carte postale souvent présentées. Derrière, se cache une grande misère sociétale qui explose par période cyclique.

L’égalité, qui est le deuxième principe de notre devise nationale Liberté – Égalité – Fraternité, est appliquée en Outre-mer avec une géométrie très variable par rapport à l’hexagone, entre les Outre-mer eux-mêmes et parfois à l’intérieur d’un même territoire Outre-mer. Ainsi, en Outre-mer l’accès au droit est une variable très aléatoire qui s’adapte au contexte territorial, quitte à porter atteinte et à faire des contorsions aux principes fondamentaux de notre État de droit. De telles contorsions n’auraient jamais été appliquées ni même imaginées dans l’hexagone.

Ainsi, par exemple, les personnes placées en garde à vue en certains lieux en Outre-mer n’ont aucune possibilité d’avoir un avocat à leurs côtés, cela pour des raisons d’éloignement pour lesquelles il n’a jamais été porté une attention particulière, nonobstant nos alertes répétées. Il s’ensuit que l’État a mis en place depuis très longtemps des dispositifs inédits relevant du système D qui inévitablement sont en marge des exigences d’un État de droit au niveau de l’efficience des droits de la défense : ainsi des personnes tierces non formées jouent à l’apprenti avocat pour assurer la défense des personnes mises en cause ou alors lesdites personnes se défendent toute seule compte tenu de cette impossibilité d’accéder à un avocat.

Pourtant, la révélation de ces situations d’inégalité et d’indignité ne date pas d’aujourd’hui.

En 2022, sur le territoire de notre République, patrie des droits de l’homme, des justiciables n’ont pas accès à leurs droits parce qu’ils ont le tort de vivre sur des morceaux de terre française très éloignés. À titre d’exemple, il faut savoir que les citoyennes et les citoyens habitant Wallis et Futuna ne peuvent avoir accès à un avocat, pas plus celles et ceux de Saint-Pierre et Miquelon.

Faute de régler cette problématique, on a créé des systèmes D en faisant des personnes n’ayant aucune compétence assurer des fonctions revenant à des avocats à jouer des pseudos avocats, des avocats canada dry.

Or, la solution la plus simple aurait été de mettre en place un dispositif de financement de frais de déplacement d’avocats sur des lieux éloignés. La démocratie a un coût qu’il faut savoir supporter sauf à renoncer aux principes et valeurs sur lesquels repose notre République.

La seule collectivité ultramarine qui bénéficie d’un tel dispositif indemnitaire est la Polynésie française.

L’ancien Défenseur des droits Jacques Toubon avait résumé la situation des justiciables en Outre-mer lors d’une audition publique le jeudi 21 novembre 2019 par la délégation sénatoriale aux Outre-mer : « On a le sentiment qu’à beaucoup d’égards les habitants des départements et territoires d’Outre-mer n’ont pas le même accès aux droits, ils ont un accès aux droits inférieurs à ce qui existe en métropole » (Audition publique de Monsieur le Défenseur des droits le jeudi 21 novembre 2019 par la délégation sénatoriale aux outre-mer).

Force est de constater que c’est une réalité plus qu’un sentiment : le citoyen ultramarin se trouve discriminé par sa géographie qui le fait oublier de l’hexagone, par ses infrastructures dépassées, par sa réalité juridique souvent en déconnexion de son bassin de vie, par sa grande pauvreté qui tiers-mondialise une partie du territoire notre pays aux multiples fuseaux horaires singulièrement en outre-mer.

À cela s’ajoute en Outre-mer une proportion considérable de personnes en situation d’illettrisme qui est sans commune mesure avec l’hexagone. En effet, il résultait de l’enquête Information et Vie Quotidienne en 2011-2012, qu’en France hexagonale 2 500 000 personnes, soit 7 % de la population âgée de 18 à 65 ans résidant en France hexagonale et ayant été scolarisée en France, sont en situation d’illettrisme (Note L’évolution de l’illettrisme en France, Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme, édition 2018).

Or, en Outre-mer cette proposition varie du double au quadruple. Ainsi, elle était de 20 % en Guadeloupe en 2009, de 20 % en Guyane en 2011, de 23 % à La Réunion en 2011, de 13 % en Martinique en 2014, de 33 % à Mayotte en 2012 et de 18 % en Nouvelle-Calédonie en 2013 (Note L’évolution de l’illettrisme en France, Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme, édition 2018).

En 2014, 19,2 % des jeunes d’Outre-mer étaient considérés comme en situation d’illettrisme contre 3,5 % dans l’hexagone (état des lieux : les données et chiffres clés, Délégué interministériel à la langue française pour la cohésion sociale).

Ces chiffres édifiants sur l’illettrisme sont certainement plus importants dans la réalité et se sont vraisemblablement aggravés avec la crise sanitaire et le confinement.

Or, ne pas savoir lire ou/et écrire est un handicap majeur dans notre société actuelle, lequel s’ajoute aux difficultés d’accès au droit et à la justice en raison de sa géographie de vie.

La vérité est toute simple : il existe une véritable discrimination insidieuse et muette à l’égard des personnes originaires d’Outre-mer. Par exemple, il y a une discrimination déjà au regard de la domiciliation d’un originaire d’Outre-mer lorsque celui-ci veut ouvrir un compte bancaire dans l’hexagone, louer un logement, ou disposer d’un numéro de téléphone : le banquier, le bailleur ou encore l’opérateur téléphonique  lui opposent le fait qu’il n’habite pas en France. Des choses simples mais vexatoires pour les Ultramarins français : lorsqu’ils quittent leur territoire français pour se rendre à Paris, ils sont contrôlés. Pour utiliser leur téléphone mobile dans l’hexagone, leur numéro est considéré comme un numéro étranger. Il faut également se rappeler que pendant la période de la crise sanitaire, il a été exigé que les originaires d’Outre-mer justifient le motif impérieux pour lequel ils se déplaçaient dans l’hexagone. On imagine mal que l’on ait demandé à cette période à un marseillais, lillois ou corse la raison pour laquelle il se déplace pour se rendre à Paris.

Il résulte de ces exemples non exhaustifs le fait qu’en réalité, dans l’inconscient collectif français, l’Outre-mer ce n’est pas tout à fait la France et toute personne originaire d’Outre-mer et par nature le plus souvent typée se trouve confrontée à des comportements et attitudes discriminants, les exemples donnés ci-dessus n’étant pas exhaustifs.

Dans une étude d’Opinion Way réalisée par la Délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’Outre-mer (DIECFOM) réalisé en 2013, il ressort que 56 % des Ultramarins dans l’hexagone déclaraient avoir déjà été victimes de discriminations à raison de leur origine (Étude rendue publique lors d’un colloque organisé le 12 septembre 2013 au Sénat par la délégation sénatoriale à l’outre-mer : voir rapport d’information de la délégation sénatoriale à l’Outre-mer du 25 septembre 2013 comportant les actes de ce colloque.).

 Nous pensons que ce sentiment de discrimination s’est gravement amplifié avec la crise sanitaire liée à la covid 19. En effet, il faut se rappeler que tous les habitants en Outre-mer se sont vu imposer des motifs impérieux pour se rendre de leur territoire français dans l’hexagone. Par assimilation, cela serait revenu à demander à un habitant de Corse ou de Marseille de justifier du motif impérieux qui le conduit à venir à Paris. Les Ultramarins ne sont pas responsables de leur histoire et du fait qu’ils habitent très loin de l’hexagone. Une telle exigence absurde en réalité a provoqué un ressentiment et conduit à considérer qu’il existe en réalité deux catégories de français : d’une part, ceux de l’hexagone et d’autre part, ceux d’outre-mer avec moins de droits ou des droits amputés.

Quant à la fracture numérique, elle existe bel et bien en outre-mer. Le garde des Sceaux indique dans son discours, en page 4, le « défi numérique que nous devons relever. » et précise « Cela passera par un plan de transformation numérique avec un horizon clair fixé pour 2027 : un ministère de la Justice entièrement numérisé : zéro papier. »

Cet objectif optimiste contraste radicalement avec les réalités ultramarines qui échappent totalement à la Place Vendôme dont la vision se limite singulièrement à sa géographie hexagonale.

Ce qui prouve à l’évidence que l’Outre-mer est le grand oublié de la politique de justice sur tous les plans.

Cette digitalisation pensée par la Chancellerie pour la justice est inadaptée pour l’Outre-mer.

Un rapport d’information du Sénat fait au nom de la délégation aux Outre-mer par M. Stéphane ARTANO, Mmes Viviane ARTIGALAS et Nassimah DINDAR du 9 juillet 2020 a mis en exergue les effets dévastateurs du confinement au regard de certaines parties des territoires ultramarins qui sont restés isolés en l’absence de réseau Internet efficient ou accessible (Rapport d’information n° 620 fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur l’urgence économique outre-mer à la suite de la crise du Covid-19 par M. Stéphane ARTANO, Mmes Viviane ARTIGALAS et Nassimah DINDAR)..

L’Outre-mer c’est également un défaut d’infrastructures qui engendre une inégalité à l’accès aux soins médicaux, ce qui a conduit d’ailleurs à ce que la gestion de la crise Covid soit plus liberticide Outre-mer que dans l’hexagone.

L’état des infrastructures est tel qu’un réseau numérique ne peut pas se développer.

Notre priorité doit être d’ores et déjà de régler les besoins primaires en matière de justice en Outre-mer avant de rêver de numérique.

PROPOSITION N° 3 : Créer au sein du budget consacré à l’aide juridictionnelle une ligne budgétaire consacrée à l’Outre-mer. Cela permettra des chiffres précis pour mesurer la réalité de l’accès au droit par territoire ultramarin.  

PROPOSITION N° 4 : Revaloriser l’unité de valeur (UV) au profit des avocats ultramarins pour intégrer le surcoût de la vie existant dans les territoires ultramarins.

PROPOSITION N° 5 : Allouer une dotation aux barreaux ultramarins concernés afin que soient pris en charge les frais de transport et d’hébergement des avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle dans les lieux éloignés. Cela permettra d’apporter une réponse à des justiciables qui se trouvent privés d’avocats en l’absence de tout dispositif de prise en charge de tels frais. 

PROPOSITION N° 6 : créer une bourse des avocats au niveau national qui permettrait d’assurer à certains moments et à certains endroits du territoire l’accès à l’avocat et aux droits de la défense

 PROPOSITION N° 7 : Prévoir un dispositif sécurisé d’assistance en garde à vue pour les lieux très éloignés rendant impossible la présence d’un avocat ultramarin dans un délai raisonnable au regard de la distance. 

PROPOSITION N° 8 : Prévoir en Outre-Mer que le recours au papier restera actif à certains endroits privés d’Internet et de réseau téléphonique. 

 

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