Pour une Charte européenne des droits sociaux applicable outre-mer
La Charte européenne des droits sociaux est une convention du Conseil de l’Europe signée le 18 octobre 1961 à Turin qui complète les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Par exception au droit des traités internationaux, elle ne s’applique pas aux territoires ultramarins. Une discrimination appelée à disparaître. Les explications de Me Patrick Lingibé.

La Charte européenne des droits sociaux est une convention du Conseil de l’Europe signée le 18 octobre 1961 à Turin et révisée le 3 mai 1996 à Strasbourg. C’est un instrument juridique qui vise à garantir les droits sociaux et économiques fondamentaux des individus dans leur vie quotidienne. L’objectif de la Charte sociale européenne est de compléter les dispositions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme signée à Rome le 4 novembre 1950.
Une discrimination envers les populations d’outre-mer
Le comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe, le 19 mars 2025, a constaté une discrimination de la France envers les populations d’outre-mer quant à l’application de la Charte sociale européenne. Ce comité avait été saisi par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) d’une réclamation collective contre la France concernant des violations présumées des droits sociaux et économiques en Guadeloupe et en Martinique. Les principales allégations soulevées par la FIDH portaient d’une part, sur l’accès inadéquat à l’eau potable en Guadeloupe, où jusqu’à 80 % de l’eau produite est perdue en raison de fuites dans les réseaux vétustes et, d’autre part, sur la contamination généralisée au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique affectant notamment les sols. Si le Comité a reconnu que la réclamation formulée par le FIDH était conforme aux exigences procédurales de recevabilité prévues par le Protocole additionnel à la Charte, il a cependant dû rejeter la requête sur le fond au motif que les dispositions de la Charte ne s’appliquent pas aux territoires non-métropolitains français.
Le principe d’égalité est loin d’être une réalité ultramarine
Cette disposition d’application territoriale limitant la Charte au seul territoire hexagonal figurait à l’origine dans le texte de 1961. Il convient de rappeler qu’à cette date, le principe d’égalité pourtant garanti par la loi de départementalisation du 19 mars 1946 était très loin de trouver une application, notamment au niveau social. Il existait des discriminations héritées de l’histoire coloniale que même une loi ne pouvait régler d’un trait de plume dans chacune des anciennes colonies. Ainsi, il existait une différence salariale entre les salariés ultramarins et ceux de l’hexagone, les premiers étant rémunérés sur la base d’un SMIC inférieur. Ce n’est finalement qu’au 1ᵉʳ janvier 1996, soit 50 années après la départementalisation, que le SMIC outre-mer s’est aligné sur le niveau du SMIC de la France hexagonale. Le principe d’égalité est donc loin d’être une réalité ultramarine, ce d’autant qu’il existe toujours actuellement un écart évident puisque le SMIC outre-mer ne tient nullement compte des différences de coûts existant dans chacun des territoires ultramarins.
Dans son considérant n° 12, le Comité a noté qu’il était bien compétent pour traiter sur le fond la réclamation de la FIDH portant sur des questions touchant à la protection de la santé, la protection des enfants, le droit au logement, la situation des catégories défavorisées et vulnérables, celles-ci étant couvertes par la Charte européenne des droits sociaux. Mais le Comité a rappelé que l’article L§2 constitue une exception au principe général d’application automatique des traités internationaux sur tout le territoire d’un État qui s’impose à lui : sans déclaration explicite et expresse de la France, les garanties offertes par la Charte des droits sociaux ne peuvent être étendues aux territoires d’outre-mer.
La Charte sociale européenne bientôt étendue aux départements et régions d’outre-mer
L’application de cette Charte mettrait ainsi fin à la discrimination dénoncée par le Comité des droits sociaux et permettrait à la France d’être en cohérence avec notamment deux textes de droit interne : le premier a trait au principe d’égalité des territoires et peuples français dits « d’outre-mer » dans la Constitution française, l’article 72-3, alinéa 1ᵉʳ de la Constitution française disposant « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité » ; le deuxième concerne l’article 1 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique qui pose en son premier alinéa un principe majeur : « La République reconnaît aux populations des outre-mer le droit à l’égalité réelle au sein du peuple français ». Il convient également d’ajouter l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 qui dispose que chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés sans « aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont [il] est ressortissant, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté ».
Le 8 avril 2025, lors d’une séance au Sénat, le ministre délégué chargé de la Francophonie et des partenariats internationaux, Thani Mohamed Soilihi, a officiellement annoncé que le gouvernement français s’engageait à étendre l’application de la Charte sociale européenne aux départements et régions d’Outre-mer. Il est regrettable que cette position nouvelle résulte de la récente décision d’irrecevabilité prononcée par le Comité européen des droits sociaux, qui a souligné l’absence de déclaration formelle de la France pour ses territoires ultramarins.
Étendre la Charte sociale européenne aux territoires ultramarins permettrait de mettre fin à une discrimination persistante, reconnue par le Comité européen des droits sociaux, et d’aligner la France sur ses propres principes constitutionnels d’égalité et d’unité du peuple français. Cette extension ne requiert qu’une simple déclaration expresse du gouvernement auprès du Secrétaire général du Conseil de l’Europe. Après plus de soixante ans d’exclusion, elle ouvrirait ainsi des perspectives concrètes de recours et de protection pour des populations confrontées à des difficultés sociales et économiques majeures, même si cette Charte ne crée pas de droits directement invocables par les particuliers. Néanmoins, elle constituerait un levier important pour rappeler à la France ses engagements internationaux, étant rappelé qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution, les traités et accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont dès leur publication une valeur juridique supérieure aux lois nationales. Face à la dégradation continue des droits sociaux en outre-mer, il est urgent que les autorités françaises prennent leurs responsabilités et procèdent, comme promis, sans plus attendre, à cette démarche indispensable pour garantir l’égalité réelle et la dignité de tous les citoyens, quel que soit leur territoire de résidence.
Référence : AJU499069
