Répondre rapidement aux normes inadaptées par l’expérimentation normative ?

Publié le 21/10/2024 à 10h42

L’acceptabilité de la norme dépend en partie de son adaptation à la réalité. Ce que nous rappelle, estime Me Patrick Lingibé, la situation actuelle en Outre-Mer. Et si la solution résidait dans le recours à l’expérimentation ? Explications. 

Répondre rapidement aux normes inadaptées par l’expérimentation normative ?
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Le recours à l’expérimentation est prévu par deux dispositions constitutionnelles.

 D’une part, l’article 37-1 de la Constitution de portée générale :

« La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental. »

D’autre part, l’article 72, quatrième alinéa, destiné aux collectivités territoriales :

« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. »

Nous traiterons ci-après uniquement des dispositions de l’article 37-1 de la Constitution qui seraient de nature à apporter des réponses rapides à des urgences sociétales.

1° L’origine de l’article 37-1 de la Constitution.

 Cet article tire son origine d’une décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, Loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, rendue par le Conseil constitutionnel dans laquelle il a reconnu la possibilité pour le législateur de mettre en place des expérimentations :

 « 8. Considérant qu’il appartient au législateur, dans le respect des principes de valeur constitutionnelle ci-dessus rappelés, de décider, s’il l’estime opportun, de modifier ou d’abroger des textes antérieurs en leur substituant le cas échéant d’autres dispositions ; qu’il peut en particulier, pour la détermination des règles constitutives des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel prévoir, eu égard à l’objectif d’intérêt général auquel lui paraîtrait correspondre le renforcement de l’autonomie des établissements, que puissent être opérés par ceux-ci des choix entre différentes règles qu’il aurait fixées ; qu’il lui est aussi possible, une fois des règles constitutives définies, d’autoriser des dérogations pour des établissements dotés d’un statut particulier en fonction de leurs caractéristiques propres ;

 9.Considérant qu’il est même loisible au législateur de prévoir la possibilité d’expériences comportant des dérogations aux règles ci-dessus définies de nature à lui permettre d’adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles appropriées à l’évolution des missions de la catégorie d’établissements en cause; que toutefois il lui incombe alors de définir précisément la nature et la portée de ces expérimentations, les cas dans lesquels celles-ci peuvent être entreprises, les conditions et les procédures selon lesquelles elles doivent faire l’objet d’une évaluation conduisant à leur maintien, à leur modification, à leur généralisation ou à leur abandon ; »

Les articles 37-1 et 72, quatrième alinéa, de la Constitution résultent de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République, laquelle a ouvert deux voies distinctes pour mettre en œuvre une expérimentation soit de portée nationale, soit de portée locale.

2° Le cadre de l’expérimentation.

 L’article 37-1 de la Constitution vise les expérimentations conduites par le législateur ou par le pouvoir réglementaire national. Ainsi, sur le fondement de cette disposition, il est permis au législateur à titre expérimental de mettre en place des dispositions particulières dérogeant à la règle généralement applicable et appliquée.

Il l’a utilisé notamment pour le transfert de compétences de l’État à des collectivités territoriales, notamment pour la gestion de certains fonds structurels européens en instaurant l’article 44 de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.

Dans sa décision n° 2004-503 DC du 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales, le Conseil constitutionnel a précisé les limites de ces expérimentations en jugeant que l’article 37-1 de la Constitution supposait que le législateur précise l’objet et les conditions de celles-ci :

« 9. Considérant que rien ne s’oppose, sous réserve des prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle ; que tel est le cas de l’article 37-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 susvisée, qui permet au Parlement d’autoriser, dans la perspective de leur éventuelle généralisation, des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d’égalité devant la loi ; que, toutefois, le législateur doit en définir de façon suffisamment précise l’objet et les conditions et ne pas méconnaître les autres exigences de valeur constitutionnelle ; »

Le pouvoir réglementaire l’a utilisé également avec le décret n° 2018-385 du 23 mai 2018 portant expérimentation de certaines modalités de traitement des demandes d’asile en Guyane.

3° L’expérimentation face au principe d’égalité.

 Le recours à l’article 37-1 de la Constitution permet de contrecarrer toute invocation du principe d’égalité contre une disposition législative ou réglementaire expérimentale qui serait adoptée.

Dans sa décision n° 2011-635 DC, Loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, le Conseil constitutionnel a jugé s’agissant de l’expérimentation :

« En ce qui concerne le recours à l’expérimentation :

17.Considérant que l’article 54 de la loi, dans le premier alinéa de son paragraphe II, dispose : « Les articles 10-1 à 10-14, 258-2, 264-1, 399-1 à 399-11, 461 1 à 461-4, 486-1 à 486-5, 510-1, 512-1, 712-13-1, 720-4-1 et 730-1 du code de procédure pénale et l’article 24-4 de l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 précitée, résultant de la présente loi, sont applicables à titre expérimental à compter du 1erjanvier 2012 dans au moins deux cours d’appel et jusqu’au 1er janvier 2014 dans au plus dix cours d’appel. Les cours d’appel concernées sont déterminées par un arrêté du garde des sceaux » ; qu’ainsi, ces dispositions prévoient l’expérimentation de l’adjonction de citoyens assesseurs aux tribunaux correctionnels, aux chambres des appels correctionnels, aux tribunaux et aux chambres de l’application des peines et aux tribunaux correctionnels pour mineurs ;

18.Considérant que, selon les requérants, ces dispositions portent atteinte au principe d’égalité devant la loi ainsi qu’au caractère limité et réversible que doit revêtir l’expérimentation et méconnaissent la compétence du législateur ;

19. Considérant qu’aux termes de l’article 37-1 de la Constitution : « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental » ; que, si, sur le fondement de cette disposition, le Parlement peut autoriser, dans la perspective de leur éventuelle généralisation, des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d’égalité devant la loi, il doit en définir de façon suffisamment précise l’objet et les conditions et ne pas méconnaître les autres exigences de valeur constitutionnelle ;

20. Considérant qu’en adoptant les dispositions précitées de l’article 54, le législateur a défini de façon suffisamment précise l’objet et les conditions de l’expérimentation en cause ; qu’il n’a pas méconnu sa compétence en renvoyant à un arrêté du garde des sceaux le soin de déterminer les cours d’appel dans le ressort desquelles cette expérimentation aura lieu ; qu’il a fixé le terme de l’expérimentation qu’il a autorisée ; que, par suite, l’article 54 de la loi déférée est conforme à la Constitution ; »

 Il s’ensuit que le principe de l’expérimentation induit par nature de déroger au principe d’égalité le temps de la mesure normative expérimentée.

Cela ouvre ainsi un champ important à la mise en œuvre de normes à caractère expérimental sur une durée donnée pour rattraper notamment des retards ou des carences dans des politiques publiques essentielles au sein d’une société ou encore pour faire face à des contraintes hors normes.

Or, force est de constater qu’un nombre de dispositions normatives peut constituer des handicaps au développement de territoires qui s’enlisent dans la voie de déclassement et de paupérisation.

La norme ne remplit pas sa fonction d’utilité utile à partir du moment elle ne permet pas de mettre en œuvre de manière idoine des mesures inspirant une confiance du corps sociétal.

À ce niveau, les départements et régions d’outre-mer illustrent le décrochage normatif manifeste venant notamment du fait qu’elles appliquent de jure les mêmes normes que celles de l’hexagone au nom du principe d’identité législative posé par le premier alinéa de l’article 73 de la Constitution qui dispose que « dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. ». Même si son deuxième alinéa prévoit que ces lois et règlements « peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. », il ressort que cette adaptation demeure très marginale et complexe.

La réalité est de constater que bon nombre de normes législatives et réglementaires qui sont applicables mécaniquement sur ces territoires posent problème car elles ne correspondent pas au bassin de vie et à l’environnement sociétal desdits territoires, lesquels, faut-il le rappeler, sont engoncés dans des environnements étrangers à nos normes. De plus, les sociétés ultramarines partagent des taux de pauvreté qui sont de six à dix fois supérieurs à ceux de l’hexagone.

La souffrance de l’Outre-mer tient notamment à ce qu’elle vit dans un monde de normes qui ne répond pas aux réalités de terrain de chacun des territoires qui, sur bien des points, sont hors des normes hexagonales.

Or, en recourant à l’article 37-1 de la Constitution, le législateur ou le pouvoir règlementaire peut mettre expérimentalement des normes plus souples et moins rigides, adaptées et adaptables aux problématiques d’un territoire donné.

Ainsi, des politiques d’expérimentation normatives pourraient parfaitement et juridiquement être mises en œuvre en urgence dans différents domaines, telles la construction de logements, la lutte contre la vie chère, la continuité territoriale.

Grâce à l’expérimentation, on peut mettre en place de manière rapide une norme plus souple et plus simplifiée afin de la faire coller aux besoins sociétaux pendant une période donnée et de permettre ainsi de rattraper certains retards dans certains secteurs dus en partie à la lourdeur normative.

Cette dérogation normative expérimentale peut être mise en œuvre dans d’autres domaines et répondre ainsi à des problématiques sociétales d’ordre régalien, telles celles touchant à la sécurité publique, au droit des étrangers.

Dans sa décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, le Conseil constitutionnel rappelle l’exigence du cadre de l’expérimentation législative :

«70. En dernier lieu, aux termes de l’article 37-1 de la Constitution : « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ». Cette disposition permet au Parlement d’autoriser des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d’égalité devant la loi.

71. Le grief tiré de l’inégalité de traitement entre les étrangers soumis à l’expérimentation et ceux qui n’y sont pas soumis, laquelle est la conséquence nécessaire de la mise en œuvre de l’expérimentation, ne peut qu’être écarté.

 72. Il résulte de tout ce qui précède que, à l’exception des mots « de plein droit » figurant à la dernière phrase du premier alinéa du paragraphe IV de l’article 14 de la loi déférée, les paragraphes I et III, le reste du paragraphe IV et le paragraphe V de ce même article ainsi que, sous la réserve énoncée au paragraphe 63, son paragraphe II, qui ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, sont conformes à la Constitution. »

Au niveau de l’expérimentation règlementaire, le Conseil d’État est dans la même logique.

Ainsi, dans une décision rendue le 21 mars 2022, Association Les amis de la Terre de France et autres, n° 440871, le Juge du Palais Royal a jugé :

« 6. En vertu des articles 1er et 4 du décret attaqué, les préfets de région et de département, ainsi que les représentants de l’État dans les collectivités d’outre-mer, peuvent  » déroger à des normes arrêtées par l’administration pour prendre des décisions non réglementaires relevant de [leur] compétence dans les matières suivantes : / 1° Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ; / 2° Aménagement du territoire et politique de la ville ; / 3° Environnement, agriculture et forêts ; / 4° Construction, logement et urbanisme ; / 5° Emploi et activité économique ; / 6° Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; / 7° Activités sportives, socio-éducatives et associatives « . L’article 2 du décret attaqué soumet cette faculté de dérogation à des conditions et limites, en prévoyant qu’une dérogation, outre qu’elle doit être  » compatible avec les engagements européens et internationaux de la France « , ne peut être décidée que lorsqu’elle est  » justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales « , qu’elle doit avoir  » pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques  » et qu’elle ne peut porter atteinte  » aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens « , ni porter  » d’atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé « . Selon l’article 3 du décret attaqué, la décision de dérogation prend la forme d’un arrêté motivé et publié au recueil des actes administratifs.

7. En premier lieu, il résulte des termes mêmes de l’article 1er du décret attaqué qu’il ne permet aux préfets de déroger qu’à des normes  » arrêtées par l’administration « . Il n’a pas pour objet et ne saurait légalement avoir pour effet de leur permettre de déroger à des normes réglementaires visant à garantir le respect de principes consacrés par la loi. Dans ces conditions, les moyens tirés de la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs et du principe de non-régression consacré par le II de l’article L. 110-1 du Code de l’environnement peuvent être écartés.

8. En deuxième lieu, le décret attaqué, selon ses termes mêmes, ne peut conduire les préfets à décider de dérogations qu’afin d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques. De telles dérogations ne peuvent intervenir que dans les matières limitativement énumérées à l’article 1er du décret. Elles ne peuvent être accordées, dans le respect des normes juridiques supérieures, que si elles sont justifiées par un motif d’intérêt général, qu’elles ne portent pas atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni ne portent d’atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. Elles ne peuvent, enfin, être accordées que si et dans la mesure où des circonstances locales justifient qu’il soit dérogé aux normes applicables, sans permettre aux préfets, dans le ressort territorial de leur action, de traiter différemment des situations locales analogues. Dans ces conditions, eu égard au champ du décret attaqué et à ses conditions de mise en œuvre, dont le respect est placé sous le contrôle du juge administratif, la possibilité reconnue aux préfets, à raison de circonstances locales, de déroger à des normes établies par l’administration, laquelle ne devrait pas conduire à des différences de traitement injustifiées, n’est pas contraire au principe d’égalité.

9. En troisième lieu, le décret attaqué détermine clairement et précisément les matières dans le champ desquelles les préfets sont susceptibles de mettre en œuvre le pouvoir de dérogation qu’il leur ouvre, ainsi que les objectifs auxquels les dérogations doivent répondre et les conditions auxquelles elles sont soumises. La circonstance qu’il n’énumère pas les normes susceptibles de faire l’objet d’une dérogation, ni ne détaille les motifs d’intérêt général ou les circonstances locales susceptibles de justifier les dérogations accordées sur son fondement n’est pas de nature à caractériser une méconnaissance de l’objectif à valeur constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la norme. Pour les mêmes motifs, les moyens tirés de ce que le décret serait entaché d’incompétence négative ou méconnaîtrait le principe de sécurité juridique ou serait entaché d’erreur manifeste d’appréciation, faute d’encadrer suffisamment le pouvoir de dérogation reconnu aux préfets, doivent être écartés. »

Plus précisément, dans le cadre d’une action en annulation menée contre le décret n° 2018-385 du 23 mai 2018 portant expérimentation de certaines modalités de traitement des demandes d’asile en Guyane, le Conseil d’État a jugé dans un arrêt rendu le 6 novembre 2016, n° 422207, Syndicat national CGT OFPRA, le Juge du Palais Royal a jugé :

« Sur la méconnaissance alléguée de l’article 37-1 de la Constitution :

8. Aux termes de l’article 37-1 de la Constitution :  » La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental « . Il résulte de ces dispositions que le pouvoir réglementaire peut, dans le respect des normes supérieures, instituer, à titre expérimental, des règles dérogatoires au droit commun applicables à un échantillon sans méconnaître par là même le principe d’égalité devant la loi, dès lors que ces expérimentations présentent un objet et une durée limités, que leurs conditions de mise en œuvre sont définies de façon suffisamment précise et que la différence de traitement instituée est en rapport avec l’objet de l’expérimentation. Dans l’hypothèse où les dérogations sont expérimentées en raison d’une différence de situation propre à la portion de territoire ou aux catégories de personnes objet de l’expérimentation et n’ont, de ce fait, pas nécessairement vocation à être généralisées au-delà de son champ d’application, la différence de traitement instituée à titre expérimental doit être en rapport avec l’objet de l’expérimentation et ne pas être manifestement disproportionnée avec cette différence de situation. Dans tous les cas, il appartient alors au Premier ministre, au terme de l’expérimentation de normes relevant de sa compétence et au vu des résultats de celle-ci, de décider soit du retour au droit applicable antérieurement, soit de la pérennisation de tout ou partie des normes appliquées pendant l’expérimentation, pour le champ d’application qu’il détermine, sous réserve que le respect du principe d’égalité n’y fasse pas obstacle.

9. Doit par suite être écarté le moyen tiré de ce que le décret attaqué qui déroge, à titre expérimental, pour une durée de dix-huit mois, pour les demandes d’asile présentées en Guyane, à certaines des modalités d’introduction et de traitement des demandes d’asile fixées par les articles R. 723-1 à R. 723-3, R. 723-19 et R. 733-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, méconnaîtrait l’article 37-1 de la Constitution au seul motif que ces dérogations ne pourraient être généralisées à l’ensemble du territoire national. »

 En résumé, le Conseil constitutionnel s’assure que l’expérimentation mise en œuvre réponde aux trois critères suivants :

En premier lieu, elle doit être limitée dans le temps et l’espace, avec un objectif défini.

En deuxième lieu, les conditions de l’expérimentation doivent être définies de manière objective et rationnelle.

Enfin, en troisième lieu, l’évaluation des résultats de l’expérimentation doit être prévue avant toute généralisation.

 4° Le bilan et les suites de l’expérimentation normative.

 L’expérimentation a un intérêt à ne pas négliger : il permet de déroger normativement pour un temps au principe d’égalité, mais surtout, il fait l’objet in fine d’un bilan : l’expérimentation a-t-elle atteint son objectif et été concluante ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Qu’est-ce qui doit être amélioré ? Pourquoi a-t-elle échoué ?

L’expérimentation permet à la norme expérimentée d’être confrontée au terrain, aux attentes citoyennes à laquelle elle vise à mieux répondre.

Par ailleurs, la norme expérimentée peut être également pérennisée, voire généralisée, si sa pertinence est établie et démontrée.

Il appartient alors au Premier ministre au terme de l’expérimentation menée de se prononcer sur les suites (Confer Conseil d’État, 6 novembre 2019, n° 422207, considérant n° 8, précité).

Dans ce cas, le juge de la rue de Montpensier s’assure que la norme expérimentée généralisée ne porte pas atteinte au principe d’égalité comme il l’a rappelé dans sa décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi de modernisation de notre système de santé :

«35. Considérant, que si, sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution, le Parlement peut autoriser, dans la perspective de leur éventuelle généralisation, des expérimentations dérogeant, pour un objet et une durée limités, au principe d’égalité devant la loi, il doit en définir de façon suffisamment précise l’objet et les conditions et ne pas méconnaître les autres exigences de valeur constitutionnelle ;

 36. Considérant, en premier lieu, que le paragraphe I de l’article 43 prévoit que l’expérimentation autorisée par cet article ne pourra excéder une durée maximale de six ans à compter de la date d’ouverture de la première salle de consommation à moindre risque au sein d’un des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques et des dommages pour usagers de drogues ; qu’ainsi, le législateur a précisément fixé la durée maximale de l’expérimentation qu’il a autorisée ;

37. Considérant, en second lieu, que, selon le paragraphe II de l’article 43, dans les salles de consommation à moindre risque, les personnes majeures consommant des substances psychoactives ou classées comme stupéfiants qui souhaitent bénéficier de conseils en réduction de risques sont autorisées à détenir les produits destinés à leur consommation personnelle et à les consommer sur place ; que cette consommation doit toutefois intervenir dans le respect du cahier des charges national arrêté par le ministre chargé de la santé et sous la supervision d’une équipe pluridisciplinaire comprenant des professionnels de santé et du secteur médico-social ; que, dès lors qu’elles respectent ces conditions, les personnes détenant pour leur usage personnel et consommant des stupéfiants à l’intérieur d’une salle de consommation ne peuvent être poursuivies pour usage et détention illicites de stupéfiants ; que les professionnels de santé intervenant à l’intérieur de ces salles ne peuvent, dès lors qu’ils agissent conformément à leur mission de supervision, être poursuivis pour complicité d’usage illicite de stupéfiants et pour facilitation de l’usage illicite de stupéfiants ;

38. Considérant que, d’une part, la création des salles de consommation à moindre risque a pour objet de réduire les risques sanitaires liés à la consommation de substances psychoactives ou stupéfiantes, d’inciter les usagers de drogues à s’orienter vers des modes de consommation à moindre risque et de les mener vers des traitements de substitution ou de sevrage ; que le législateur a précisément délimité le champ de l’immunité qu’il a instaurée en réservant celle-ci à des infractions limitativement énumérées et en précisant dans quelles conditions les personnes se trouvant à l’intérieur des salles de consommation pouvaient en bénéficier ; que, d’autre part, en limitant le bénéfice de l’immunité aux personnes se trouvant à l’intérieur de ces salles, il a entendu inciter les usagers à s’y rendre afin de favoriser la politique poursuivie de réduction des risques et des dommages ; qu’il s’ensuit qu’en adoptant les dispositions contestées le législateur a instauré une différence de traitement en rapport avec l’objet de la loi ; qu’il a défini de façon suffisamment précise l’objet et les conditions des expérimentations en cause et le champ d’application de l’immunité qu’il a instaurée ; que les dispositions de l’article 43 ne sont en conséquence pas entachées d’inintelligibilité et ne méconnaissent ni le principe d’égalité devant la loi pénale ni le principe de légalité des délits et des peines ;

 39. Considérant que les griefs tirés de la violation des conventions susvisées ne peuvent qu’être écartés ;

40. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que les dispositions de l’article 43, qui ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, doivent être déclarées conformes à la Constitution ; »

 En cas de généralisation de la norme expérimentée, le juge constitutionnel procède à une triple analyse :

En premier lieu, la différence de traitement qui résulte de l’expérimentation menée doit être justifiée par un motif d’intérêt général en rapport avec l’objet de la loi.

 En deuxième lieu, cette différence de traitement doit être proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur.

 En troisième lieu, les critères retenus pour déterminer le champ d’application de la norme initialement expérimentée et généralisée sont objectifs et rationnels.

 S’agissant du principe d’égalité, il convient de rappeler que ce dernier n’est pas intangible et tient compte de la réalité pour aboutir à appliquer une égalité différenciée. Ainsi, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont eu l’occasion de préciser au travers de différentes décisions ce prisme : « Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». En conséquence, le principe d’égalité ne s’oppose ainsi ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (Conseil constitutionnel, 27 janvier 2023, n° 20221033 ; Conseil d’État, 13 juillet 2023, n° 4607431). La Cour de cassation a repris la même formulation dans un arrêt rendu le 27 mars 2018, n° 17-84511 par sa chambre criminelle.

En conclusion, nous citerons les propos très pertinents qui ont été tenus le 8 octobre 2024 par le vice-président du Conseil d’État sur la problématique normative :

 « Fondamentalement, pour que la norme remplisse son office, celle d’organiser la société, de porter ses valeurs, de protéger le faible, de défendre l’individu, de retenir le fort, les Pouvoir et les lobbies, il faut qu’elle réponde à des critères de qualité. Très simplement, il faut qu’elle soit utile, c’est-à-dire qu’elle corresponde à une attente légitime ou un objectif réel. Il faut qu’elle soit intelligible faute de quoi elle ne sera pas comprise et respectée ou appliquée de façon certaine, voire disparate et partant inégalitaire. Il faut également qu’elle soit adaptée et adaptable pour qu’elle puisse répondre aux exigences du terrain. Et d’ailleurs pour cela, il faut parfois qu’elle soit mûrie afin que l’intervention publique rencontre l’attente des citoyens (…) En somme, il ne s’agit pas par principe de produire moins de normes, mais de meilleure qualité normative. La dégradation de cette qualité doit amener tous les acteurs, y compris le Conseil d’État, à s’interroger sur leurs pratiques depuis l’identification du besoin jusqu’à la mise en œuvre du texte en passant par sa rédaction. Je crois qu’il est important de distinguer la norme complexe qui prend en compte des situations compliquées de celles qui complexifient inutilement une réalité parfois simple. » (Intervention du vice-président du Conseil d’État Didier-Roland Tabuteau, Entretiens du Conseil d’État du mardi 8 octobre 2024, Quelle ingénierie normative au service de l’État de droit ?).

Le recours à l’article 37-1 de la Constitution constitue sur ce point un outil permettant de rendre la norme adaptée et adaptable aux exigences et contraintes de terrain rencontrées dans les départements et régions d’outre-mer (vie chère, immigration, continuité territoriale, etc.) mais également dans certaines parties du territoire hexagonal confrontées à des situations hors normes.

Le défi normatif est avant tout de coller à la réalité de terrain et de s’inscrire dans une culture du résultat de la norme produite, conduisant nécessairement à se préoccuper plus de la qualité de celle-ci que de sa quantité. Comme l’a écrit très justement le président Jean-Denis Combrexelle, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État : « plus une administration s’éloigne du local, plus elle a tendance à fabriquer des normes sans trop se préoccuper du résultat, et plus une administration est proche des personnes, plus elle favorise l’action par rapport à la norme. » (Jean-Denis Combrexelle, Les normes à l’assaut de la démocratie, éditions Odile Jacob, page 43).

 

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