Haine sur internet : il faut responsabiliser les opérateurs numériques
La proposition de loi Avia de lutte contre la haine sur Internet est en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale. Le 17 décembre dernier, Lucille Rouet, secrétaire nationale du Syndicat de la Magistrature confiait à Actu-Juridique ses craintes sur le texte, notamment en raison de la faible place réservée au juge judiciaire sur le sujet pourtant sensible de la protection de la liberté d’expression. Marie-Anne Frison-Roche, professeur d’université spécialiste de régulation, estime qu’il faut en passer par ce type d’organisation si l’on veut être efficace.
Actu-Juridique : Pour lutter efficacement contre la haine sur Internet, la proposition Avia demande aux plateformes d’intervenir sous le contrôle du CSA. Ce système, inspiré de l’économie, est-il transposable dans un domaine aussi sensible que la liberté d’expression ?
Marie-Anne Frison-Roche : On observe une grande similitude entre le monde financier et le monde numérique. Ce sont deux mondes immatériels et deux mondes de discours. Se transformant dans l’instant, leur produits se démultiplient, qu’il s’agisse des produits financiers ou des profils, et se jouent des frontières. Les autorités publiques doivent y maintenir la première fonction du Droit : la protection des êtres humains. Or, ceux-ci sont menacés par le monde numérique qui recrée sa propre « réalité » ; là où le temps et la vérité n’existent plus, où la notion même de limite est mise en cause, tout devient possible. Or, le « sans-limite », c’est ce que le droit exclut, c’est le champs même de la force pure, de la haine, de l’agression sans raison. Dans cet espace qui pénètre notre vie quotidienne nous pouvons, en avançant masqué, agresser autrui, mentir, détruire autrui. Et de fait, nous n’en répondrons pas devant les tribunaux. Dès lors, non seulement l’espace numérique ne se civilise pas mais au contraire une sorte de « culture de la haine » se développe : communautarismes de toutes sortes, détestation d’autrui, rejet de l’autre. Cette culture déteint sur chacun. L’on en mesure les effets politiques. Ils sont majeurs. Pour que notre monde digitalisé soit pourtant un monde de confiance, but visé par la loi de 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique », modifiée par la loi dite « Avia », il faut non seulement l’Ex Post du juge judiciaire, dont la légitimité n’est pas remise en cause, mais encore emprunter aux méthodes du droit financier : internaliser dans les opérateurs numériques qui tiennent les espaces (les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, etc.) les devoirs de vigilance et les pouvoirs corrélés à ces devoirs pour que les discours de haine soient bloqués. En effet ces discours ont un effet systémique qui détruit la confiance dans le numérique puis, à terme, qui détruit le lien social tout entier. Cette perspective, nous la percevons concrètement. Il est temps d’internaliser ces pouvoirs dans les opérateurs, car ils ne sont que la trace de leurs nouveaux devoirs, imposés par les mécanismes de droit de la compliance, qui s’impose par ailleurs déjà à eux (par exemple le « droit à l’oubli », le RGPD, etc.).
AJ : Comprenez-vous la crainte du Syndicat de la magistrature que les plateformes ne se transforment en organes de censure ? N’est-ce pas un défaut de conception du texte ?
MAFR : Oui, l’on peut et doit comprendre une telle crainte d’excès dans l’usage par les opérateurs numériques de leurs pouvoirs : trop ou trop peu. Cette crainte est partagée par le législateur. En effet, dans l’état actuel de la loi en cours d’adoption, il est prévu que les opérateurs numériques qui gèrent les plateforme devront répondre du caractère proportionné de l’usage de leurs pouvoirs. Mais en premier lieu, le droit de la compliance étant un droit téléologique, l’ampleur de leurs pouvoirs tient entièrement dans leurs rapports avec le but. Or, le but est fixé par la loi et par la loi seule. C’est donc un progrès par rapport à l’état antérieur des choses où les opérateurs numériques se fixaient à eux-mêmes des buts par une sorte d’autorégulation. Aujourd’hui, la loi démocratiquement votée domine, les opérateurs étant contraints de servir technologiquement ses buts, sous le contrôle du régulateur. En second lieu il faudra interpréter ce que veut dire « trop » et « trop peu » : ce sont précisément les juges qui le feront. C’est à eux de développer une doctrine institutionnelle substantielle. Les jurisprudence du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation devront converger pour qu’en dernier ressort, ce soit la conception du juge, son interprétation qui s’impose et non une doctrine de telle ou telle entreprise numérique. Par la jurisprudence nous pourrons disposer d’une doctrine juridique et n’être pas seulement régis par telle ou telle morale propre à telle ou telle entreprise.
AJ : Pensez-vous que l’on puisse se passer de la protection du juge judiciaire en matière de liberté d’expression ? Précisément dans cette loi, estimez-vous qu’il a sa juste place ou que celle-ci devrait être renforcée ?
MAFR : Le juge judiciaire est le gardien légitime des personnes : c’est la place que lui a donnée la Constitution. Elle n’est pas remise en cause. Il reçoit ici du renfort, puisque les opérateurs numériques sont obligés de sortir de leur neutralité, ils ne peuvent plus invoquer leur irresponsabilité Ex Post liée au fait qu’ils ne sont pas des éditeurs : la loi leur assigne désormais la « responsabilité Ex Ante » que réclamait par exemple Alain Supiot (cf. son ouvrage Prendre la responsabilité au sérieux, 2015). Cet auteur affirme que ceux qui ont du pouvoir sur autrui doivent, en conséquence, être contraints de l’exercer au bénéfice de celui-ci. C’est ce qu’exige la proposition de loi dite « Avia ». Le juge judiciaire demeure une Autorité Ex Post mais comme on le sait par le mécanisme de la « jurisprudence » il donne à l’ensemble du système sa cohérence, plus que ne peuvent le faire les lois, qui interviennent par à-coup. Comme l’avait montré notamment Guy Canivet, face aux marchés, le juge émet lui-même un discours qui donne une cohérence et une lisibilité au Droit. Or, en matière numérique, l’on a souvent l’impression de n’être plus régis que par de la « réglementation », un amas de dispositions techniques sans fil directeur simple et clair. C’est bien au juge, notamment judiciaire, à travers des arrêts clairs et nets, de donner cette ossature. Comme la jurisprudence est un flux, l’arrêt qui répond au cas d’hier éclaire les situations de demain : le juge émet ainsi de « l’Ex Ante cognitif ». En cela, le juge judiciaire, gardien des libertés des personnes, gardien de l’interprétation de l’équilibre entre liberté des uns (émetteur du discours) et liberté des autre (objets du discours) est plus que jamais requis. Personne ne remet en cause son pouvoir d’interprétation et son pouvoir de qualification des situations qui lui sont soumises (article 12 du Code de procédure civile). Les qualifications et les définitions que le juge élabore constituent l’ossature véritable du système juridique. Pour ne prendre qu’un exemple le « droit à l’oubli » fût inventé par un juge (la CJUE) et non par la loi, le législateur reprenant et renforçant celui-ci. Le droit de la Compliance numérique qui se met en place, notamment par cette loi dite « Avia », requiert un juge judiciaire actif et audacieux dans la construction des notions nouvelle qu’il requiert et personne ne dénie au juge judiciaire ni la légitimité ni la compétence technique pour les élaborer.
Propos recueillis par Olivia Dufour
Pour aller plus loin : une analyse en vidéo par Marie-Anne Frison-Roche de la décision de sanction de l’AMF du 11 décembre 2019 qui a condamné Bloomberg à 5 millions d’euros d’amende.
Référence : AJU64179