Chez les Surligneurs : l’interdiction de l’abaya est légale, sous certaines conditions
Dès lundi, l’abaya et son pendant masculin le kamis seront interdits dans les établissements scolaires en application de la loi du 15 mars 2004. Alors que La France Insoumise (LFI) a annoncé son intention de déposer un recours contre la décision du ministre de l’éducation Gabriel Attal, les Surligneurs nous expliquent sur quels éléments pourrait s’appuyer un juge pour évaluer la légalité de cette mesure. Dans leur chronique de rentrée, les spécialistes du legal checking se penchent également sur la possibilité de modifier la Constitution par voie de référendum.
Le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal souhaite interdire l’abaya à l’école : qu’en dira le juge ?
Intervenu lors du journal télévisé de 20h de TF1, Gabriel Attal, ministre de l’Éducation nationale, a annoncé l’interdiction de l’abaya, un vêtement ressemblant à une longue robe dans les écoles. Cette interdiction semble légale, mais attention au risque d’imprécision ou de généralité qui ferait immédiatement réagir le juge administratif.
En effet, les services publics sont régis par le principe d’égalité entre les usagers. Pour l’assurer, les agents publics doivent respecter une règle de neutralité, signifiant qu’ils ne doivent pas montrer d’appartenance religieuse ou politique et ne pas traiter différemment les usagers selon leurs convictions religieuses ou politiques (CE, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet). S’y ajoute le principe de laïcité (loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et articl 1er de la Constitution).
L’école, le collège et le lycée constituent un service public soumis à ces principes. La laïcité ne s’applique pas aux usagers des services publics, sauf pour les élèves. Il sont en effet astreints au principe de laïcité depuis la loi du 15 mars 2004 qui interdit d’arborer des signes religieux ou de se livrer à des pratiques religieuses. C’est donc par application de cette loi que le ministre a décidé que l’abaya devait être interdite.
L’article L141-5-1 du code de l’éducation prévoit que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Les signes et tenues concernés sont énumérés selon les besoins par des circulaires adressées aux chefs d’établissement. Si l’on considère que l’abaya est un vêtement à caractère religieux au même titre qu’un voile, alors cette circulaire sera légale. Mais la difficulté sera double.
D’abord, il faudra déterminer ce qu’est une abaya, et vérifier si un vêtement est bien une abaya, et non une simple robe à motifs orientaux (CE, 5 déc. 2007). Ensuite, selon le juge, les “élèves des écoles, collèges et lycées publics peuvent porter des signes religieux discrets”. Sont en revanche interdits “les signes ou tenues, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse”, à savoir les kippas ou les voiles. Sont aussi interdits les signes ou tenues non religieux, mais dont le seul port manifeste ostensiblement une appartenance religieuse “en raison du comportement de l’élève” selon le juge.
C’est là que le raisonnement peut s’avérer fragile, et que le juge peut hésiter puisque l’abaya est considérée par certains comme un vêtement purement culturel, porté sans connotation religieuse. Si tel est le cas, interdire l’abaya impliquerait d’interdire tout vêtement considéré comme folklorique. Ce serait illégal.
Cela signifie que dans chaque cas, il faudra déterminer si l’élève porte ce vêtement traditionnel en hommage à sa culture, ou en raison de son culte d’appartenance. À en croire la décision du juge de 2007 sur le bandana à l’école, c’est l’attitude de l’élève qui sera déterminante, par exemple s’il porte ce vêtement en permanence et refuse de s’en défaire.
La note de service du ministre vient d’être publiée au Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 31 août 2023 : le port de telles tenues, selon Gabriel Attal, “manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse, ne peut y être toléré”. Il choisit donc de considérer l’abaya, sinon comme un vêtement religieux, au moins comme manifestant une appartenance religieuse.
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Selon Emmanuel Macron, “l’éducation fait partie du domaine réservé du président”
En tenant ce propos, le Président de la République entendait souligner l’importance qu’il accorde à l’école, tout en rappelant la place centrale qu’il estime lui-même devoir occuper dans le fonctionnement politique de la Ve République. Son élection à deux reprises au suffrage universel direct lui permettrait de disposer d’un pouvoir général d’évocation de tous les sujets d’intérêt général. Dans ses programmes électoraux de 2017 et 2022, son engagement à mener des réformes importantes en matière d’éducation l’autoriserait à considérer ce domaine comme lui étant “réservé”.
D’un point de vue juridique, toutefois, une telle analyse témoigne d’une conception de la fonction présidentielle très éloignée de la lettre du texte constitutionnel. En effet, si la Constitution de 1958 attribue au Président de la République un certain nombre de compétences, elle n’évoque nulle part l’existence d’un “domaine réservé”. Néanmoins, cette expression est loin d’être inconnue car en 1959, suivant une lecture qu’il récusera par la suite, Jacques Chaban-Delmas, alors président de l’Assemblée nationale, évoquait l’existence d’un tel domaine. À sa suite, les présidents de la République successifs ont convoqué l’expression dans l’optique de défendre une interprétation extensive de leur champ de compétence. Pour autant, aucune des attributions du Président de la République ne relève formellement d’un “domaine réservé” qui serait établi et délimité par la Constitution.
En tout état de cause, quand bien même l’existence d’un tel domaine serait admise dans le silence de la Constitution, celui-ci ne saurait couvrir l’éducation mais la défense nationale par exemple.
C’est au Parlement qu’il revient de déterminer “les principes fondamentaux […] de l’enseignement” (article 34 de la Constitution) et c’est sous son contrôle que le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation (article 20). Le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse exerce ses fonctions sous l’autorité de la Première ministre qui dirige l’action du Gouvernement (article 21). Cette dernière ne se trouve pas dans une position de subordination hiérarchique à l’égard du Président de la République. Si c’est bien lui qui la nomme (article 8), en l’absence de renversement par l’Assemblée nationale, il ne peut la forcer à démissionner (article 49).
À la lumière du texte fondamental, rien n’autorise donc le Président de la République à considérer que l’éducation relève d’un domaine réservé au chef de l’État. Celle-ci relève pleinement, au contraire, de la compétence du Gouvernement et du Parlement.
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Peut-on “interdire le caractère lucratif des écoles privées de l’enseignement supérieur” ?
Après les résultats d’admission issus de Parcoursup, un certain nombre de candidats recalés se tournent vers le privé, dont le rôle est alors essentiel pour assurer un débouché à tous les bacheliers. Même si l’importance de l’enseignement supérieur privé n’est pas une nouveauté, depuis deux décennies, ils connaissent un essor face à un désintérêt croissant pour l’université publique.
Dans ce contexte de rentrée universitaire, un enjeu juridique qu’avait soulevé la NUPES à l’occasion des élections législatives de 2022 ressurgit : Est-il possible d’“interdire le caractère lucratif des écoles privées de l’enseignement supérieur” ?
Depuis une loi de 1875, la loi dite Laboulaye ou Dupanloup, l’enseignement supérieur est libre. Cette liberté d’enseignement a par la suite été étendue à l’enseignement primaire, secondaire et technique. Le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur constitutionnelle à la liberté de l’enseignement en la rangeant parmi “les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République” dans une décision de 1977, en en faisant bénéficier l’enseignement privé. En revanche, tous les établissements d’enseignement supérieur privé ne sont pas reconnus par l’État.
De cette liberté découlent deux types d’établissements d’enseignement privés sur le plan financier : les “établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général” sans but lucratif (EESPIG), et les établissements privés à but lucratif.
Ainsi, celui qui crée un établissement d’enseignement privé lucratif crée une entreprise, bénéficiant donc de la liberté de l’enseignement et de la liberté d’entreprendre protégée par l’article 4 de la DDHC depuis une décision de 1982 du Conseil constitutionnel. De plus, depuis une décision de 1991, le Conseil constitutionnel consacre en tant que composante de la liberté d’entreprendre, la liberté dans la fixation des prix, et donc des frais de scolarité.
Certes, ces frais peuvent être encadrés pour des motifs d’intérêt général, mais seulement si cet encadrement ne revient pas à anéantir la liberté d’entreprendre, dont la fixation du prix est un élément essentiel. Or l’interdiction pure et simple du caractère lucratif contreviendrait à la liberté d’entreprendre, car une activité économique est le plus souvent lucrative. Il y a donc peu de chances que le Conseil constitutionnel valide une telle loi, sauf à ce que l’État compense le manque à gagner pour ces écoles… ce qui n’est manifestement pas dans le programme de la NUPES.
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Est-il possible de réviser la Constitution par référendum en contournant le Parlement ?
C’était l’argument massue de Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022 : à tous ceux qui lui affirmaient que son programme se heurterait à la Constitution et autres textes fondamentaux, elle répondait qu’il suffirait de réviser la Constitution par référendum en contournant le Parlement, afin d’y graver dans le marbre les éléments de son programme qui posent le plus de problèmes du point de vue constitutionnel.
Or, la révision de la Constitution doit se faire en utilisant la procédure prévue à l’article 89 de la Constitution, qui prévoit que tout projet de révision soit d’abord adopté par les deux chambres du Parlement, Assemblée nationale et Sénat, avant, soit d’être soumis à référendum, soit d’être adopté par le Parlement à la majorité des trois cinquièmes. Impossible, dans ces conditions, de contourner le Parlement.
Pour tenter de contourner l’obstacle, Marine Le Pen veut passer par l’article 11 de la Constitution qui prévoit la possibilité d’organiser un référendum. Mais cette procédure ne peut déboucher que sur une loi et non sur une révision de la Constitution, et elle doit concerner les domaines limitativement énumérés par l’article 11.
Marine Le Pen entend ainsi utiliser l’article 11 pour satisfaire une demande des gilets jaunes, à savoir élargir les possibilités de référendum, sur initiative citoyenne. Elle va donc utiliser l’article 11… pour modifier l’article 11. On peut raisonnablement imaginer qu’un recours aurait immédiatement lieu devant le Conseil constitutionnel contre le projet même de référendum (notamment le décret de convocation des électeurs) et que la procédure serait déclarée contraire à l’article 11 de la Constitution.
En effet, un consensus a été trouvé parmi des juristes avec des sensibilités politiques parfois affirmées et très différentes, selon lequel l’article 11 ne peut pas être mis en œuvre pour réviser la Constitution.
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Référence : AJU387353