Filmer les procès ? Gare aux risques d’une télévision justicière

Publié le 21/04/2021

Parmi les dispositions du « projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire », celles, diversement appréciées, qui sont « relatives à l’enregistrement et la diffusion des audiences » retiennent particulièrement l’attention et suscitent interrogations et inquiétudes. L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.

Filmer les procès ? Gare aux risques d’une télévision justicière
Photo : ©AdobeStock/ Aliaksei

Le « projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire » consacre son « titre 1er » (qui n’est fait que du seul article 1er) à « l’enregistrement et la diffusion des audiences » des juridictions. Il est, en cela, complété par le titre III (qui n’est lui-même constitué que du seul article 4) du « projet de loi organique pour la confiance dans l’institution judiciaire », relatif aux audiences de la Cour de justice de la République (« Confiance dans la justice : un projet sous très haute tension », Actu-Juridique.fr, 14 avril 2021). Visant, contrairement au principe actuellement en vigueur, à généraliser la possibilité d’enregistrement audiovisuel des audiences des juridictions, en vue d’une large diffusion, une telle faculté ne comporte-t-elle pas le risque d’instaurer une sorte de télévision justicière, influençant l’institution judiciaire et ses décisions, allant même, au moins dans la perception que pourra en avoir le public, jusqu’à se substituer à elle, au détriment du droit et de la justice et de la confiance qui pourrait et devrait leur être accordée ? 

Enregistrement des audiences : de très nombreuses inconnues

Les premières raisons d’inquiétude tiennent aux conditions d’enregistrement audiovisuel des audiences. Le projet de loi n’y consacre que peu de dispositions. Sans doute cela ne relève-t-il pas du « domaine de la loi ». Pour plus de confiance, la connaissance, au moment du vote de la loi, du projet de décret destiné à en assurer l’application pourrait cependant être nécessaire. Peut-on se satisfaire de la formule selon laquelle « les conditions et modalités d’application » des dispositions nouvelles « sont précisées par décret » ?

Tel qu’énoncé par l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881, le principe actuellement en vigueur est que, « dès l’ouverture l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image est interdit ». A cela, il y a bien des raisons telles notamment que le souci d’assurer la sérénité de la justice et le respect des droits des justiciables. Une dérogation est déjà prévue, pour un court instant, puisque « le président peut autoriser des prises de vues quand les débats ne sont pas commencés ». Une autre dérogation concerne « la constitution d’archives historiques de la justice », régie par les articles L. 221-1 à L. 222-3 du Code du patrimoine. Peut-être suffirait-il d’en élargir quelque peu le champ d’application ou d’en transposer le régime pour des finalités dites « pédagogiques » puisque telle serait l’intention des dispositions nouvelles. Est-il nécessaire et justifié de faire davantage ?

Le nouvel article 38 quater, qui serait ainsi introduit dans la loi de 1881, prévoirait que, « par dérogation au premier alinéa de l’article 38 ter, l’enregistrement sonore ou audiovisuel d’une audience peut être autorisé pour un motif d’intérêt public en vue de sa diffusion ». Il est à noter que le projet de loi ne prévoit pas de déroger à l’article 308 du Code de procédure pénale qui, s’agissant des cours d’assises, pose, de manière spécifique que, « dès l’ouverture de l’audience, l’emploi de tout appareil d’enregistrement ou de diffusion sonore, de caméra de télévision ou de cinéma, d’appareils photographiques est interdit ».

*De quel type « d’intérêt public », autre que celui de la « constitution d’archives historiques de la justice », s’agit-il ?

*Qui en décidera ? Convient-il d’attendre ce que prévoira, à cet égard, le décret d’application, comme le mentionne le texte du projet ? Cela pourra-t-il être contesté, par qui, devant qui, avec quel effet ?

*Le ministre de la justice évoque une « finalité pédagogique ». L’explication du mode de fonctionnement des juridictions nécessite-t-elle que soient réalisés de nombreux enregistrements ?

*En marge sinon en violation des dispositions aujourd’hui en vigueur, des autorisations pour des reportages télévisuels ou des documentaires cinématographiques sont déjà assez fréquemment accordées (NDLR : voir à ce sujet notamment les films de Raymond Depardon). S’agirait-il de les régulariser ?

*Ne risque-t-on pas d’entretenir et de satisfaire ainsi, au moment de la diffusion, une sorte de curiosité malsaine ou de voyeurisme du public ?

De nombreuses inquiétudes peuvent être liées au fait que le comportement de l’un ou l’autre des acteurs de procès (magistrats, avocats, jurés, témoins, personnes jugées…) risque, même inconsciemment, d’être modifié du fait de se savoir enregistré en vue d’une diffusion prochaine.

*La formule du projet de loi selon laquelle « les modalités de l’enregistrement ne doivent porter atteinte ni au bon déroulement de la procédure ou des débats ni au libre exercice de leurs droits par les parties et les personnes enregistrées » suffit-elle à le garantir et ainsi à rassurer ?

*Cela sera-t-il assuré par le fait que, comme le prévoit encore le texte, « le président de l’audience peut, à tout moment, suspendre ou arrêter l’enregistrement pour l’un de ces motifs » ?

*Pourra-t-il en autoriser la reprise ?

*Ces interventions seront-elles signalées au moment de la diffusion ?

*Pour diverses affaires ou à certaines étapes de la procédure, les textes aujourd’hui en vigueur prévoient que certaines audiences ne sont pas publiques. Est-il  dès lors acceptable que, en vue d’une publication prochaine, l’enregistrement puisse cependant en être effectué, même en subordonnant sa réalisation « à l’accord préalable des parties au litige » ?

*Quelle conscience celles-ci auront-elles alors de l’impact de leur consentement à un tel enregistrement et, par voie de conséquence, à sa diffusion à venir ?

N’apparaît pas davantage acceptable la formule selon laquelle les dispositions nouvelles « sont également applicables, par dérogation aux dispositions de l’article 11 du Code de procédure pénale » (posant le principe du « secret de l’enquête et de l’instruction »), « aux audiences intervenant au cours d’une enquête ou d’une instruction ».

*Que restera-t-il de cette exigence essentielle de secret, que ledit projet de loi prétend par ailleurs conforter, à laquelle est déjà apportée une dérogation permettant au procureur de la République de « rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure », et qui est surtout l’objet de nombreux cas de violation ?

*Le fait que la diffusion n’intervienne que plus tard y change-t-il vraiment quelque chose ?

Aux interrogations et inquiétudes relatives à l’enregistrement audiovisuel des audiences, tel qu’envisagé par le présent projet de loi, s’ajoutent évidemment celles, plus importantes encore, qui concernent la diffusion de tels enregistrements.

Diffusion des audiences : beaucoup de questions en suspens

En dépit de diverses dispositions du projet de loi qui prévoient l’encadrement de la diffusion des enregistrements des audiences ainsi réalisés, subsistent bien des motifs d’interrogation et d’inquiétude. Ni ce qui est prévu, sans beaucoup de précisions, en ce qui concerne le moment de la diffusion et ses modalités, ni les mesures qui sont supposées contribuer à empêcher l’identification des personnes ne suffisent à rassurer. Convient-il de faire confiance à ce que définira le décret d’application ?

Le projet de loi pose pour principe que « la diffusion intégrale ou partielle » de tels enregistrements ne sera « possible qu’après que l’affaire a été définitivement jugée », après épuisement de toutes les voies de recours. Cela empêche qu’il soit ainsi directement porté atteinte à l’indépendance de la justice et aux droits des justiciables et spécifiquement « au respect de la présomption d’innocence ».

Une telle condition est-elle, dans tous les cas, satisfaite par la disposition du projet qui prévoit que, « devant le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, les audiences publiques peuvent […] après recueil préalable de l’avis des parties, être diffusées le jour même » ? Sans doute conviendrait-il au moins de revoir et renverser la formulation, pour préciser que les enregistrements des audiences publiques devant le Conseil d’Etat et la Cour de cassation peuvent, après recueil préalable de l’avis des parties, être diffusés le jour même.

On peut craindre que ce soit une étape vers une généralisation d’une diffusion de toutes sortes de procès dans le cadre de l’information d’actualité, avant même une retransmission en direct.

Les partisans de l’enregistrement audiovisuel des procès, en vue d’une diffusion prochaine, tentent de tirer argument de ce que les audiences du Conseil constitutionnel sont disponibles en ligne. Ils ne tiennent alors pas compte qu’elles ne concernent pas une affaire et un justiciable en particulier, mais la conformité d’une disposition législative à la Constitution.

*Par quel canal sera assurée cette diffusion, officiellement destinée à répondre à une préoccupation d’ordre pédagogique ?

*Est évoquée la possibilité qu’elle se fasse sur une chaîne de télévision publique. N’y aurait-il pas là une inégalité de traitement entre les chaînes publiques et les chaînes privées ?

*Les chaînes de télévision en seraient-elles le moyen le plus adapté ? Une plateforme de vidéo en ligne spécialisée, sous la responsabilité de l’autorité judiciaire, ne le serait-elle pas davantage ? Une telle technique de diffusion permettrait une connexion au moment choisi par les utilisateurs.

*L’enregistrement disponible concernera-t-il la totalité de la durée de l’audience ou sera-t-il l’objet d’un montage pour n’en retenir que certains éléments ?

C’est sur le respect des droits des personnes, et particulièrement les risques de leur identification, du fait de la diffusion de tels enregistrements, que le projet de loi est le plus prolixe sinon le plus précis.

Il est posé que « la diffusion est réalisée dans des conditions ne portant atteinte ni à la sécurité, ni au respect de la vie privée des personnes enregistrées ». Cela est évidemment d’appréciation délicate, incertaine sinon subjective.

Il est ajouté que, « sans préjudice de l’article 39 sexies » (qui interdit de révéler l’identité de différents fonctionnaires et agents publics « dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat »), « l’image et les autres éléments d’identification des personnes enregistrées ne peuvent être diffusés qu’avec leur consentement donné par écrit avant la tenue de l’audience.

Les personnes jugées et plaignantes ainsi que les témoins entendus lors de l’audience peuvent rétracter ce consentement après l’audience ».

*Comment y procèderont-ils et à quel moment ?

*Conviendra-t-il alors de « flouter » leur image ?

*Quelle visibilité cela donnera-t-il à la séquence ?

*Au-delà de l’image, n’y a-t-il pas bien d’autres éléments d’identification (voix, nom, faits et circonstances de l’espèce, identité d’autres participants qui ne s’opposent pas à sa révélation…) des parties à la procédure ?

*De telles dispositions s’harmonisent-elles avec celles qui sont relatives à l’anonymisation des décisions de justice (« L’anonymisation des décisions de justice est-elle compatible avec la liberté d’expression ? », Actu-Juridique.fr, 13 avril 2021) ?

Confirmant d’autres dispositions, le projet prévoit, de façon spécifique, que « la diffusion ne peut, en aucun cas, permettre l’identification des mineurs et des majeurs bénéficiant d’une mesure de protection juridique ».

En ce sens, et consacrant une sorte de « droit à l’oubli », il est encore posé qu’« aucun élément d’identification des personnes enregistrées », quelles qu’elles soient, « ne peut être diffusé plus de cinq ans à compter de la première diffusion, ni plus de dix ans à compter de l’autorisation d’enregistrement ».

*Une telle diffusion en sera-t-elle encore réalisable et utile ?

*Pareille disposition se concilie-t-elle avec celles qui sont relatives à la constitution et à la diffusion d’« archives audiovisuelles de la justice » ? 

Alors que l’article 39 de la loi de 1881 « interdit de rendre compte » de différents procès et notamment « de publier des pièces de procédure concernant les questions de filiation, actions à fins de subsides, procès en divorce, séparation de corps et nullités de mariage, procès en matière d’avortement », le projet de loi prévoit cependant d’ajouter que ces interdictions « ne sont pas applicables lorsque les parties ont donné leur accord ». Cela vaudra-t-il pour toute forme de compte-rendu, y compris dans le cadre de l’actualité, ou seulement pour la diffusion, dans les conditions et les délais précédemment évoqués, d’enregistrements audiovisuels de tels procès ?

Bien des interrogations, incertitudes et raisons d’inquiétude, n’inspirant pas la confiance, demeurent liées aux « dispositions relatives à l’enregistrement et la diffusion des audiences » des dits « projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire » et « projet de loi organique pour la confiance dans l’institution judiciaire » dont, à la différence d’autres dispositions, il est prévu qu’elles « entrent en vigueur le lendemain de la publication » des textes, alors que bien des modalités d’application seront encore à préciser et à fixer par décret. N’est-il pas ainsi cédé à un désir de modernité et à la curiosité malsaine du public pour certaines affaires, bien plus que ne serait véritablement satisfait un souci d’information et de pédagogie ? Ne favorise-t-on pas une forme de justice spectacle, alors qu’il conviendrait de préserver la justice d’une forme de médiatisation excessive ? N’ouvre-t-on pas la voie à une télévision justicière ? Est-ce véritablement ainsi que peut être assurée « la confiance dans l’institution judiciaire », la loi et le droit ?