Confiance dans la justice : un projet sous très haute tension
Eric Dupond-Moretti présente ce mercredi en Conseil des ministres son projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire ». Revue de détail des principales dispositions.
De quoi s’agit-il ? Chaque ministre ou presque ayant à coeur de prêter son nom à une loi, c’est la future « loi Dupond-Moretti ». En clair, la réforme qui met en oeuvre les annonces faites par Eric Dupond-Moretti lors de sa prise de fonctions le 7 juillet 2020 (lire le verbatim de son discours ici). Une récente étude a montré que moins d’un français sur deux a confiance dans la justice, il s’agit donc d’y remédier. La réforme comporte deux textes (consultables en intégralité en fin d’article) : un projet de loi ordinaire et un projet de loi organique.
Quels sont les axes du projet ? Ils sont au nombre de quatre : mieux faire connaitre la justice en autorisant à filmer certaines audiences dans toutes les matières, améliorer les droits des justiciables en matière pénale au stade de l’enquête préliminaire, redonner du sens à la peine en supprimant les crédits de remise de peine automatiques, renforcer le régime disciplinaire des professions du droit au bénéfice des citoyens.
Comment le texte est-il reçu par les professionnels concernés ? Mal. Du côté des juridictions, on peine toujours à mettre en œuvre la précédente réforme, tout en luttant contre les sous-effectifs et la crise sanitaire. Un nouveau texte, cela signifie des efforts supplémentaires d’adaptation que l’institution ne se sent pas en mesure d’assurer. Par ailleurs, fidèle à la méthode Macron, la Chancellerie n’a pas consulté en amont, ce qui a entrainé un rejet en bloc du projet par les personnels de justice. Quant aux avocats, ils éprouvent un sentiment de trahison, en particulier à raison de la suppression des assises pour tous les dossiers où le maximum de la peine encourue est de 15 à 20 ans.
Est-ce que tout est à jeter dans la réforme ? Non, les professionnels approuvent certaines mesures. Le problème, c’est que ce qui plait aux magistrats n’emporte pas forcément l’agrément des avocats. Par ailleurs, certaines mesures comme la suppression des crédits automatiques de peine sont perçues comme purement politiques et irréalisables techniquement au vu de la charge de travail que cela suppose. La Chancellerie rétorque que le ministre a obtenu un budget en croissance historique de 8% et va atteindre le seuil symbolique de 9000 magistrats. Oui, répond-on du côté des syndicats, mais cela reste insuffisant au regard de la charge de travail. Autrement dit, il ne fallait pas en rajouter.
Premier axe : Faire connaitre le fonctionnement de la justice
L’ambition : que les citoyens comprennent comment elle fonctionne. La Chancellerie précise qu’il ne s’agit pas de filmer les procès médiatiques, mais la justice de tous les jours. Elle négocie en ce moment avec des diffuseurs. Un seul sera choisi, il aura pour mission de prévoir un créneau dédié dans sa grille de programme, réaliser le film (et installer le matériel ce qui résoudra au passage la question des moyens), puis le diffuser assorti de commentaires pédagogiques. La captation sera soumise à un double régime d’autorisation par la Chancellerie, en fonction de l’intérêt public, et par la juridiction concernée.
Les garanties : les personnes n’auront pas à donner leur autorisation pour être filmées puisque celle-ci aura été accordée en amont, en revanche, leur consentement sera recueilli au stade de la diffusion. Elles pourront alors s’opposer à ce que des éléments susceptibles de les identifier soient rendus publics. Avocats et magistrats seront soumis au même régime. Au bout de cinq ans, le droit à l’oubli imposera de supprimer tous les éléments d’identification.
Le bémol : Interdite par la loi du 6 décembre 1954, la captation de son ou d’image dans une salle d’audience répondait à l’époque au désordre déclenché par les journalistes dans le procès Dominici. Depuis lors, le sujet revient régulièrement à l’ordre du jour. Le rapport qui fait référence en la matière est celui de la commission Linden. Il dresse un tableau très fin des avantages et surtout des nombreux risques attachés à l’ouverture de la possibilité de filmer les audiences. La Chancellerie se dit soucieuse d’éviter le sensationnel et le voyeurisme. Mais comment ne pas redouter que, la digue ayant sauté, plus rien, n’empêche à plus ou moins long terme la justice de devenir un morceau de choix pour la Télé-réalité ?
Deuxième axe : Renforcer les droits des citoyens dans la procédure pénale
L’objectif : Modifier la procédure pénale dans l’objectif affiché de renforcer les droits des justiciables. En tout cas s’agissant de l’enquête préliminaire et du secret professionnel de l’avocat. Parce que s’agissant des assises, il s’agit clairement de gérer les stocks. Au final cependant, si la justice juge plus vite, le citoyen forcément s’y retrouve. Mais à quel prix ?
L’enquête préliminaire
L’objectif : Elle comporte plusieurs nouveautés. D’abord sa durée va être limitée à deux ans, avec une possibilité de prolonger à trois ans maximum. Selon la Chancellerie, actuellement 3% des enquêtes durent plus de 3 ans. Au terme de ce délai, le magistrat devra selon les cas engager des poursuites, ouvrir une information judiciaire, ou classer. Autre nouveauté, la personne concernée pourra demander à avoir accès au dossier au bout d’un an.
Le bémol : Le Syndicat de la magistrature soulève plusieurs objections (un dossier très complet est accessible ici). D’abord il ne voit pas l’intérêt de poser des délais butoir quand les lenteurs sont le plus souvent attribuables au manque de moyens. Ensuite, la personne concernée n’aura accès au dossier que si le parquet estime qu’il n’y pas de risque d’atteinte à l’efficacité des investigations. Une notion beaucoup trop floue aux yeux du syndicat. Plus profondément celui-ci considère qu’il s’agit là d’équilibres procéduraux qui auraient nécessité une réflexion en profondeur. De son côté le Conseil national des barreaux propose de ramener à un an la durée de l’enquête préliminaire. Quant à l’accès au dossier, c’est dès le stade de la garde à vue ou de l’audition libre que les avocats le jugent nécessaire. A défaut, au bout de six mois d’enquête préliminaire et non un an comme prévu dans le texte. Par ailleurs, il souhaite que l’on ouvre la possibilité d’effectuer des demandes d’acte, ce qui n’est pas le cas dans le projet.
Le secret de l’avocat
L’objectif : Les affaires récentes, et notamment l’examen des facettes de quelques grands noms du barreau par le parquet national financier en marge d’une affaire Sarkozy, ont beaucoup ému les avocats. La Chancellerie leur donne donc quelques gages. Ainsi le « secret professionnel de la défense » est-il sanctuarisé dans l’article préliminaire du code de procédure pénale auquel l’alinéa suivant est ajouté : « Le respect du secret professionnel de la défense est garanti au cours de la procédure dans les conditions prévues par le présent code. » Le texte prévoit également la possibilité de faire appel de la décision du juge des libertés et de la détention (JLD) en cas de contestation des documents saisis lors d’une perquisition dans un cabinet d’avocat. Le régime des fadettes est aligné sur celui des interceptions et impose donc lui aussi une décision du JLD.
Le bémol : Ce sont des avancées, mais essentiellement symboliques, regrettent certains avocats. Par ailleurs, les discussions autour de ces dispositions ont une fois de plus montré l’opposition radicale que suscite du côté de la magistrature la protection du secret en matière de conseil, et ça, ce n’est pas une bonne nouvelle pour la profession.
Le jugement des crimes
L’objectif : La loi du 23 mars 2019 a lancé l’expérimentation pour trois ans des cours criminelles départementales. Il s’agit de juridictions composées de cinq magistrats professionnels et voués à juger certains crimes à la place des cours d’assises. D’après la Chancellerie, les premières remontées sont si concluantes, qu’elle a décidé, n’ayant que ce texte pour porter la réforme, de l’inscrire dans le marbre bien avant la fin d’une expérimentation par ailleurs perturbée par la crise sanitaire. En réalité, cette précipitation est due à la volonté de réduire les délais d’audiencement en matière criminelle, lesquels sont compris actuellement entre treize mois et trois ans. Par ailleurs, il s’agit de faire des économies. Selon la Direction des affaires criminelles et des grâces, le coût moyen d’un jour d’assises est de 2060 €, quand celui d’un jour de cour criminelle est de…. 1100 € (rapport Getti, page 23).
Qui sera jugé par ces nouvelles cours criminelles ? Les auteurs de crimes encourant 15 à 20 ans de prison. Selon la Chancellerie, les 2/3 sont des crimes sexuels. Il s’agit donc de permettre de les juger plus vite en évitant leur correctionnalisation, c’est-à-dire le choix d’une qualification moins grave des faits poursuivis pour permettre un examen plus rapide devant un tribunal correctionnel. Combien juge-t-on d’affaires aux assises par an ? En 2018 selon les chiffres de la Chancellerie : 2932 décisions d’assises ont été rendues dont 1646 condamnations parmi lesquelles on dénombrait 797 viols.
Le résultat de l’expérimentation : Fin juillet 2020, on avait jugé 57 affaires en cours criminelles concernant 67 accusés. L’un des arguments en faveur de la réforme s’appuie sur le taux d’appel des accusés : il s’établit à 21% devant les cours criminelles contre 32% aux assises. Sur l’ensemble des dossiers jugés, 91 % ont concerné des viols simples ou aggravés. S’agissant des peines, elles sont en moyenne de 9,2 ans d’emprisonnement ferme, pour des peines encourues de 15 à 20 ans de réclusion criminelle, seuls 8% des peines d’emprisonnement prononcées étant assorties d’un sursis et 64% des accusés condamnés pour viol ont en outre fait l’objet d’une mesure de suivi socio-judiciaire.
Le bémol : De nombreux avocats et magistrats sont vent debout contre cette réforme pour de multiples raisons. D’abord symboliques. La cour d’assises est en effet composée de magistrats professionnels et d’un jury qui incarne le peuple français. Ensuite, c’est une justice de qualité où l’on met encore les moyens (et ce sont précisément ces moyens que le ministère assume vouloir réduire). Enfin, l’expérimentation est raccourcie et donc non concluante. En fait la généralisation des cours départementales leur apparait comme préfigurant la mort des assises. Les avocats vivent particulièrement mal que cette décision soit portée par l’un des leurs et non des moindres : celui qui fut longtemps le plus célèbre spécialiste des assises et qui confiait quelques semaines avant sa nomination à la Chancellerie : « On a utilisé le Covid-19 pour supprimer la cour d’assises. C’était dans certains esprits qui ne veulent pas du contradictoire que peut apporter le jury populaire ». La Chancellerie rétorque que tout au contraire le garde des sceaux muscle les assises dans ce texte.
En effet, il crée une sorte d’audience de mise en état et rétablit la minorité de faveur de 7 voix contre 9 (au lieu de 6 contre 3) pour qu’une condamnation soit toujours prononcée par une majorité de jurés (la cour est composée actuellement de 3 magistrats et 6 jurés).
Troisième axe : Renforcer la confiance dans la peine
L’objectif : aujourd’hui les remises de peine sont automatiques, ce qui serait aux yeux des français « illisible et incompréhensible » selon la Chancellerie. L’objet de la mesure est de faire en sorte qu’elles soient désormais décidées par le juge d’application des peines. Un volet important du texte est consacré par ailleurs au statut du détenu qui travaille en prison.
Le bémol : beaucoup voient dans la suppression des crédits de peine une stratégie politique destinée à lutter contre le sentiment d’impunité qui pourrait alimenter un vote d’extrême-droite aux prochaines présidentielles. En pratique, cela risque de submerger les magistrats. Voir pour une critique très complète : La suppression des réductions de peine ou la résurrection du populisme pénal. Quant au travail en prison, le problème c’est qu’il n’y en a pas assez, ce qui ramène inlassablement à la question des moyens.
Quatrième axe : Renforcer la confiance dans les professions du droit
L’objectif : dans les grandes lignes, le texte renforce la déontologie et la discipline des professions du droit pour renforcer la confiance des citoyens. Au passage, il introduit une réforme réclamée par les avocats en décidant que « Les transactions et les actes constatant un accord issu d’une médiation, d’une conciliation ou d’une procédure participative, lorsqu’ils sont contresignés par les avocats de chacune des parties et revêtus de la formule exécutoire par le greffe de la juridiction compétente. » S’agissant spécifiquement de la discipline des avocats, la réforme prévoit un échevinage des instances disciplinaires en première instance et en appel. Il est également décidé que « le conseil de discipline sera présidé par un magistrat du siège de la cour d’appel, désigné par le premier président, lorsque la poursuite disciplinaire fait suite à une réclamation présentée par un tiers ou lorsque l’avocat mis en cause en fait la demande. »
Le bémol : Les avocats perdent la maitrise de leur discipline et donc une partie de leur indépendance. Si l’échevinage ne les choque pas à l’excès, en revanche confier à un magistrat la présidence de l’instance disciplinaire suscite d’importants remous. Quand on connait la tension qui affecte actuellement les relations entre ces professionnels, on les comprend. Lire à ce sujet par exemple le récit de l’affaire Nioré, toujours en cours, ou bien celui du spectaculaire conflit qui a opposé mi-mars les avocats du barreau d’Aix-en-Provence et le président du tribunal correctionnel à l’occasion d’un procès de stupéfiants.
Pour consulter les textes qui seront présentés ce mercredi en conseil des ministres :
Proposition de la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire
Proposition de loi organique pour la confiance dans l’institution judiciaire
Référence : AJU191324