L’infraction d’identification malveillante d’agents des forces de l’ordre est contraire à la Constitution
Dans sa décision n° 2021-817 DC, du 20 mai 2021, le Conseil constitutionnel déclare qu’est contraire à la Constitution la disposition de la « loi pour une sécurité globale préservant les libertés » qui visait à réprimer la provocation malveillante à l’identification d’un agent des forces de l’ordre. Ce n’est pas une surprise pour Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international. Ce spécialiste expliquait déjà dans nos colonnes en novembre dernier que le dispositif législatif actuel, tel qu’appliqué par la jurisprudence, était suffisant.
Dans sa version finale, l’article 52 de la dite « loi pour une sécurité globale » visait à introduire, dans le Code pénal, un nouvel article réprimant de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende le délit de « provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de la police municipale lorsque ces personnes agissent dans le cadre d’une opération de police, d’un agent des douanes lorsqu’il est en opération ».
En dépit des rédactions successives supposées en améliorer et préciser la formulation du très décrié ancien article 24 de la proposition de loi d’origine cette disposition a, parmi beaucoup d’autres éléments du même texte, été l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel, tant avec des intentions évidemment différentes de la part de députés et de sénateurs des oppositions de gauche que du Premier ministre lui-même.
Les arguments des uns et des autres et l’appréciation du Conseil constitutionnel méritent d’être brièvement évoqués ici.
Moyens de la saisine des parlementaires
Dans leur saisine du Conseil constitutionnel, les députés firent notamment valoir que, « en créant une nouvelle incrimination de ‘provocation à l’identification’ », l’article contesté porterait « une atteinte manifeste au principe de légalité des délits et des peines ainsi qu’au droit à la sûreté » ; qu’il ferait « peser sur la liberté d’expression ainsi que sur la liberté de la presse une grave menace » ; et qu’il contreviendrait au « principe de proportionnalité des peines ».
Au regard du « principe de légalité des délits et des peines » impliquant que « les éléments constitutifs des infractions soient définis de manière claire et précise », ils ont souligné que « le comportement incriminé » semblait être « celui d’une incitation à l’identification et non l’identification elle-même, de sorte qu’aucun élément matériel ne permet ici de cerner la notion de ‘provocation’ ». Quant à « l’élément intentionnel de l’incrimination », il leur paraissait également « particulièrement flou et susceptible de multiples interprétations », s’agissant notamment de « la notion d’atteinte à l’‘intégrité psychique’ ».
De « ce manque manifeste de clarté », les députés auteurs de la saisine disaient « craindre qu’une telle incrimination induise en erreur les agents de police et de gendarmerie », amenés à « présumer de l’intention malveillante de toute personne captant des images de leurs interventions » et à estimer alors « être face à une situation de flagrance, légitimant des interpellations », au risque qu’il soit ainsi « porté gravement atteinte à la liberté d’expression ».
La disposition contestée ne leur apparaissait, par ailleurs, « ni adaptée, ni nécessaire, ni proportionnée », les atteintes à la vie privée et au droit à l’image, les provocations à commettre des infractions, les menaces contre les représentants de l’autorité et les faits de complicité étant l’objet de diverses dispositions du Code pénal ou de la loi du 29 juillet 1881.
De la même manière, dénonçant, dans leur saisine du Conseil constitutionnel, la « violation de la liberté de communication et des opinions », les sénateurs interrogèrent sur la façon d’« entendre les termes de ‘provocation à l’identification d’un agent’ des forces de l’ordre ». Ils considérèrent que l’article en cause, « auquel on peut trouver une intention louable », était cependant « trop vague dans sa formulation pour assurer qu’il n’engendrera pas de restrictions excessives à la liberté d’expression ».
Au regard de l’exigence de respect du « principe de légalité des délits et des peines », ils firent encore valoir que l’article déféré « utilise des termes généraux et imprécis », tels que « provocation à l’identification d’un agent » ou « atteinte à l’intégrité ‘psychique’ ».
Observations du Gouvernement
Dans ses observations, adressées au Conseil constitutionnel, au soutien de l’article contesté, le Gouvernement fit d’abord valoir que « l’institution du délit » nouveau « entend constituer une réponse à une préoccupation tenant au développement, sur les réseaux sociaux particulièrement, de messages véhéments incitant à l’identification de policiers et de gendarmes ayant pris part à des opérations de police dans l’exercice de leurs fonctions, sans que ces agissements ne puissent être correctement appréhendés par le droit pénal, parce qu’ils ne constituent ni véritablement une provocation directe à commettre une infraction, ni des menaces directement proférées ou des actes d’intimidation directs ».
Le Gouvernement s’opposa ensuite aux arguments des députés et des sénateurs soutenant que les dispositions contestées méconnaissent les principes de légalité des délits et des peines et de liberté d’expression ; qu’elles « font double emploi avec d’autres infractions répondant aux mêmes finalités » ; et que « les peines retenues par le législateur sont manifestement disproportionnées ».
Il contesta que le « délit de provocation malveillante à l’identification d’un agent des forces de l’ordre », au travers notamment de « messages postés sur un réseau social ‘fermé’ », puisse relever des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 exigeant la condition matérielle de publication.
Il indiqua ensuite que ce « délit de provocation malveillante à l’identification, cette identification n’étant pas elle-même constitutive d’une infraction », se distingue des « provocations publiques mentionnées aux articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 » qui « doivent tendre directement à la commission d’infractions pénales déterminées ».
Il souligna encore que « le simple fait de photographier ou filmer un agent des forces de l’ordre en intervention et de diffuser ces images ne saurait constituer un commencement d’exécution de l’infraction » visée et, par conséquent, que « les agents impliqués dans l’exécution de l’opération de police ne sauraient légalement se prévaloir de ces dispositions pour saisir le matériel photographique ou audiovisuel de la personne concernée ».
Il fit enfin valoir que les peines d’emprisonnement et d’amende « retenues par le législateur ne sont pas manifestement disproportionnées à la gravité des faits » à réprimer.
Appréciation du Conseil constitutionnel
Saisi de ces différents arguments et moyens relatifs à la méconnaissance des principes de « légalité des délits et des peines », de liberté d’expression, d’« égalité devant le justice » et de « proportionnalité des peines », le Conseil constitutionnel, dans sa décision, les examine brièvement.
Il considère tout d’abord que « le délit contesté réprime la provocation à l’identification d’un agent » des forces de l’ordre ou des douanes « lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération ». Il estime que « ces dispositions ne permettent pas de démontrer si le législateur a entendu réprimer la provocation à l’identification » d’une de ces personnes « uniquement lorsqu’elle est commise au moment où » elle est « en opération », ou « s’il a entendu réprimer plus largement la provocation à l’identification d’agents ayant participé à une opération, sans d’ailleurs que soit définie cette notion d’opération ».
Il retient ensuite que, « faute pour le législateur d’avoir déterminé si ‘le but manifeste’ qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique ou psychique du policier devait être caractérisé indépendamment de la seule provocation à l’identification, les dispositions contestées font peser une incertitude sur la portée de l’intention exigée de l’auteur du délit ».
De cela, le Conseil constitutionnel conclut que « le législateur n’a pas suffisamment défini les éléments constitutifs de l’infraction », dans des conditions telles que la disposition contestée « méconnait le principe de légalité des délits et des peines » et, « sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs », qu’elle « est donc contraire à la Constitution ».
Comme l’ont fait les sénateurs dans leur saisine du Conseil constitutionnel, l’« on peut trouver une intention louable » à l’article en cause. En dépit de rédactions successives, sa formulation, en ce qu’elle évoquait la « provocation, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l’identification d’un agent » des forces de l’ordre, apparaissait déjà bien trop incertaine et imprécise pour satisfaire au principe constitutionnel de « légalité des délits et des peines », pour ne pas avoir à évoquer les autres griefs d’atteinte à la liberté d’expression ou à l’exigence de « proportionnalité des peines ». Le Conseil constitutionnel ne pouvait donc statuer que comme il l’a fait. S’il ne peut pas déjà y être satisfait par des dispositions préexistantes (« Encadrement de la diffusion de l’image de policiers : l’arsenal législatif existant est déjà bien pourvu ! », Actu-Juridique.fr, 13 novembre 2020), l’objectif de protection des agents des forces de l’ordre, contre certaines formes de mise en cause personnelle, pouvant paraître bien légitime, faudra-t-il, comme cela semble être déjà l’intention de certains, remettre, avec cependant le souci plus de précautions, de précision et de clarté dans la rédaction, l’ouvrage sur le métier ?
Référence : AJU219450