17e Rencontres Femmes du monde en Seine-Saint-Denis : en lutte contre la prostitution des mineures
Très attendu, le rendez-vous annuel organisé par l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes a choisi cette année le thème de la jeunesse en danger, en particulier sous le prisme de la prostitution des mineures – puisque les filles sont largement majoritaires – un fléau auquel le département est de plus en plus confronté. À travers les regards croisés de la justice, du monde associatif ou encore éducatif, un phénomène inquiétant s’est dessiné le 23 novembre dernier. Ne voulant pas rester sur un constat édifiant, des axes d’action pour trouver des solutions ont été évoqués, avec en premier lieu la création d’un vaste plan national de lutte contre la prostitution des mineures, lancé le 15 novembre dernier. La situation des femmes aux Comores et en Palestine a également été abordée, ainsi que les spécificités des femmes victimes de handicap, deux fois plus touchées par les violences que les femmes valides.
« Les violences forment le souvenir commun de très nombreuses femmes », a débuté Stéphane Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Force est de constater que les chiffres qui sortent régulièrement dans les médias, lui donnent raison : révélation de l’année, l’inceste concernerait 10 % des Français, les violences conjugales ont connu une explosion pendant le confinement…
Des moyens supplémentaires pour lutter contre les violences faites aux femmes
Les deux départements les plus touchés par la hausse des violences pendant le confinement sont la Guyane et la Seine-Saint-Denis, ce qui rend encore plus pertinent la volonté du département de lutter contre ce problème. Le thème abordé cette année a été l’occasion de rappeler le lancement le 15 novembre dernier d’un vaste plan national de lutte contre la prostitution des mineures, doté d’un budget de 14 millions d’euros, qui a pour objectif d’améliorer le repérage des enfants victimes, de les accompagner dans leur reconstruction et de l’autre côté, de davantage réprimer les clients et les proxénètes. Anne-Claire Mialot, préfète déléguée à l’égalité en Seine-Saint-Denis s’est félicitée de cette initiative, la première du genre en France.
Le président du conseil départemental a également pu annoncer : la création d’une permanence dédiée aux femmes sourdes et malentendantes victimes de violences, ainsi qu’une version du « violentomètre » accessible en braille et en gros caractères pour les personnes aveugles et mal voyantes. Car les femmes en situation de handicap sont deux fois plus victime de violences que les femmes sans handicap, comme l’indiquent les chiffres de la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistique (2020). En ce qui concerne l’autisme, « 88 % des femmes et des filles autistes ont subi une violence sexuelle, dont 51 % un viol » et « un tiers des femmes sourdes ou malentendantes a été victime de violences verbales ou psychologiques sur une année », rappelle l’Association francophone de femmes autistes.
Stéphane Troussel a également précisé avoir posé les bases d’un Observatoire international des violences de luttes féministes et contre les violences sexistes et sexuelles.
La justice en alerte
Maillon essentiel de la chaîne pénale, le tribunal de Bobigny a d’abord été représenté par la voix de son président, Peimane Ghaleh-Marzban. Ce dernier a reconnu que les violences sont « dans ce département, une réalité douloureuse ». Au tribunal, elles deviennent des affaires traitées en chambres correctionnelles, dont deux d’urgence (juges des enfants et affaires familiales).
Il est revenu sur la genèse des ordonnances de protection suite au constat que « l’action pénale ne permettait pas d’assurer le protection des femmes victimes de violences ». Cette batterie de mesures – interdiction de paraître au domicile, interdiction de tout contact, interdiction de posséder une arme, jouissance du logement accordé à la femme – apparaissent comme autant d’options utiles pour assurer la protection des femmes le « plus en amont possible ».
Concernant les ordonnances de protection, le délai entre le dépôt d’une requête et le moment où le juge statue, est en moyenne de sept jours, contre 32 jours en 2018. Les choses s’améliorent donc, même si la proportion d’ordonnances de protection consenties n’atteint que 50 à 55 % des requêtes déposées, contre 70 % il y a encore quelques années, comme l’a justement fait remarquer Ernestine Ronai, pierre angulaire de la lutte contre les violences faites aux femmes dans le département, directrice de l’Observatoire. « La vraisemblance des preuves est liée à l’amélioration de la formation des magistrats. Elle a reconnu la nécessité de permettre un meilleur accès à la procédure, mais a insisté sur le besoin d’améliorer la formation de professionnels sur les éléments de preuves, ainsi que sur l’appréhension des dangers vraisemblables ».
Éric Mathais, de son côté, procureur de la République de Bobigny, a rappelé la politique pénale de son ressort, c’est-à-dire « la stratégie mise en œuvre par un procureur et son équipe » pour lutter contre le phénomène. Le credo : « Ne rien laisser passer, tolérance zéro », a-t-il martelé, « afin de ne « louper » aucun dossier et d’apporter une réponse adaptée à chaque acte de violence physique ou morale ». Il a ainsi rappelé que les deux féminicides s’étant déroulés en 2021 en Seine-Saint-Denis correspondaient à des « situations totalement inconnues », un reproche souvent adressé à la justice puisque 65 % des femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint avaient porté plainte préalablement. « La remontée des informations reste un élément-clé », a-t-il assuré.
À ses yeux, plusieurs axes d’action semblent essentiels : améliorer l’accompagnement des victimes en envoyant un avis au parquet, en favorisant les plaintes hors les murs ou en améliorant encore la formation des magistrats et des enquêteurs. Favoriser la qualité des enquêtes et prendre les décisions idoines, avec l’idée du « cousu main » en favorisant la circulation des informations entre collègues du siège et du parquet, mais aussi se saisir des outils disponibles comme le téléphone grand danger (41 femmes sont actuellement protégées dans le département) ou le bracelet anti-rapprochement. Sans oublier d’accélérer la prise de décision judiciaire, a-t-il insisté, comme avec les comparutions immédiates qui ont augmenté de 30 % à Bobigny au moment du confinement. Enfin, continuer d’innover et d’adapter, comme c’est le cas avec le dispositif de l’éviction du conjoint violent.
Le phénomène de la prostitution des mineures en chiffres
« La Seine-Saint-Denis, terre d’innovation et de dynamisme, mais aussi terre de défis », a souligné Gilles Charbonnier, avocat général et chef du département des affaires pénales générales à la cour d’appel de Paris. Il a été un membre actif du groupe de travail national sur la prostitution des mineures, présidé par Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d’appel de Paris. Sur le rapport, dont il s’est fait le porte-parole, Gilles Charbonnier l’assure : « il n’y a pas de chiffres officiels », même si on estime qu’entre « 7 000 et 10 000 jeunes seraient concernés », ce qui est une fourchette basse. D’ailleurs, face à ce manque de données précises, il préconise une étude pluridisciplinaire, afin de mieux appréhender le phénomène, et le cas échéant, d’apporter la réponse idoine. D’autant plus « que le phénomène est en hausse depuis cinq ans ». Simon Bénard-Coulon, substitut du procureur, explique recevoir « deux signalements par semaine », une « réalité très importante du parquet ».
Précisément, qui ce fléau concerne-t-il ? D’après six études menées sur plus de 600 mineurs, il apparaît que ce sont des filles dans une très grande majorité (environ 80-90 %), en moyenne âgées de 14 à 15 ans (les plus jeunes entrent dans la prostitution à 11 ans seulement) même si la majorité d’entre elles est âgée de 15-17 ans. « Pour l’immense majorité, elles sont Françaises et ne viennent pas de l’Est ou du Nigéria, comme le veulent les stéréotypes », ajoute Simon Bénard-Coulon, « la plupart d’entre elles sont connues du juge pour enfants ».
Leur parcours est chaotique, souligne de son côté une étude édifiante menée par l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, et qu’a présentée Mathieu Scott, chargé de mission. Ce dernier a eu accès à 101 dossiers de mineures victimes de prostitution. Résultat : 97 mineures ont ainsi été placées en structure collective ou familiale. « La fugue revient comme un leitmotiv, puisque toutes les filles ont fugué avant l’entrée dans la prostitution », précise Gilles Charbonnier, ce qui lui fait dire que l’événement de la fugue est « déterminant », et un signal fort d’un risque de prostitution.
Parmi ces adolescentes, 50 à 70 % ont subi des violences sexuelles passées. Malheureusement, « ces violences n’ont pas été dénoncées ou quand elles ont été dénoncées, elles n’ont pas abouti à des condamnations », éclaire encore Gilles Charbonnier.
Un chiffre impressionnant que renforce l’étude menée par Mathieu Scott pour l’Observatoire. Selon ses chiffres, « 99 % d’entre elles ont été victimes de violences avant l’entrée dans la prostitution, tandis que sept sur dix ont vécu des violences sexuelles ».
De même, l’étude de Mathieu Scott montre que le niveau de condamnation des violences subies est faible : seul un cinquième des cas de violences subies avant la prostitution ont vu les auteurs condamnés et quand les violences étaient intrafamiliales, un dixième seulement.
Comment sont-elles tombées dans la prostitution ? Le rôle du « lover boy » est indéniable – celui qui est perçu comme le petit ami et qui va pousser la mineure à entrer dans la prostitution – mais cela peut être aussi « la copine qui a trouvé un « bon plan » pour se payer des vêtements de marque ou encore, le mésusage des réseaux sociaux » qui vont cibler les mineures les plus vulnérables. Un sujet d’autant plus compliqué à appréhender, que par une inversion des valeurs, les mineures concernées n’ont pas le sentiment d’être des victimes. « Au contraire, elles se sentent maîtresses de leur vie, comme si elles dirigeaient les choses », estime Gilles Charbonnier, tandis que Mathieu Scott démontre que trois dixièmes « banalisent les faits prostitutionnels qu’elles ont subis », et quatre dixièmes « ne réalisent pas avoir subi des actes prostitutionnels ». Des mécaniques de protection, analyse ce dernier, tout comme la résultante de l’utilisation de mots euphémisants comme « travail » pour qualifier en réalité des activités prostitutionnelles.
Toujours selon cette étude, elles partagent toutes (à 96%) « un mauvais rapport à l’école, conséquence grave des traumatismes vécus ». 4/10 ont subi du harcèlement scolaire, et 1/5 a vu circuler des vidéos ou photos dénudées ou en plein acte sexuel.
Elles sont globalement en mauvaise santé. Gilles Charbonnier évoque, derrière cette auto-conviction de gérer leur vie, une réalité bien moins reluisante : addiction à l’alcool et aux stupéfiants pour « supporter la pression des proxénètes, cadences et exigences des clients » constituent leur quotidien pour une immense majorité. Du côté de l’étude de l’Observatoire, même constat : neuf dixièmes mineures sont en mauvaise santé, physique ou psychologique (IST, stress post-traumatique…) ; un quart a effectué une tentative de suicide. Pour celles qui ont vécu une grossesse (un cinquième), dans 80 % des cas, elle résultait d’un viol. L’IVG a été leur recours pour six dixièmes.
Enfin, si l’on s’intéresse aux proxénètes et aux clients prostituteurs, l’étude de l’Observatoire avance que « un ou des proxénètes ont été repérés par des professionnels pour au moins neuf mineures sur dix », que ce sont « majoritairement des hommes, de 14 à 25 ans ». Mais seuls « 3 % des proxénètes ont été condamnés auxquels s’ajoutent des proxénètes pour lesquels un procès était en cours au moment de la consultation des dossiers ».
Après les faits découverts, tout n’est pas pour autant terminé pour les jeunes filles, puisque seulement « un tiers des familles a manifesté son inquiétude et a cherché à protéger sa fille » et « un dixième des familles a violemment rejeté sa fille après avoir appris qu’elle était victime de prostitution ». Seules une minorité ont pu avoir accès à des soins en psycho-traumatiques après la révélation de la prostitution. Triste constat.
Des recommandations et un plan pour renforcer la lutte
Alors, face au fléau, Gilles Charbonnier présente cinq pistes d’action. D’abord, prévenir : mieux être informés, mieux s’informer, afin que les jeunes, premiers concernés, puissent avoir des espaces pour parler de leurs questionnements, notamment liés à la sexualité et leur vie intime. Il évoque des partenariats potentiels avec les réseaux sociaux, ou des campagnes d’information, menées par des associations (comme avec l’association Charonne). Sur le champ sémantique, il est très clair : il ne faut pas avoir recours à des euphémismes valorisants, ceux-ci (« Travail », « emploi », « hôtesse », etc.) sont indus : « la prostitution est une violence, et la prostitution des mineurs est interdite depuis 2002. « Les victimes sont éligibles à la protection de l’enfance », martèle-t-il. En préconisant la création d’une commission de lutte contre la prostitution des mineures, en tant que structure interministérielle, il rappelle que « ce sont des enfants avant toute chose » !
En ce qui concerne la nécessité de mieux repérer, il n’y a pas de secret. Il faut être mieux formés. « La formation doit être pluridisciplinaire », recommande Gilles Charbonnier, « ce qui permet de mieux trouver les solutions ». Les signaux faibles comme l’alcool, les fugues, les changements de comportement doivent mettre les professionnels en alerte. Le groupe de travail préconise même la levée du secret médical pour détecter une entrée en prostitution le plus en amont possible.
L’investissement financier doit être important, a précisé Gilles Charbonnier : il faut « offrir sur tout le territoire des structures adaptées » : foyers d’urgence, de proximité, rupture… Ce n’est pas en donnant un rendez-vous médical dans trois jours qu’on peut bien accompagner une mineure, c’est en lui donnant un rendez-vous tout de suite ».
Côté justice, il estime qu’il faut renforcer le rôle de l’administration ad hoc (déclenchée quand les parents sont défaillants), dans la procédure pénale et l’assistance éducative. L’arsenal répressif est suffisant, pense-t-il : des peines importantes existent (jusqu’à 5 ans pour les clients, jusqu’à 10 ans pour les proxénètes) mais le groupe de travail a proposé une définition de la prostitution dans le Code pénal, puisque pour l’instant ce n’est pas le cas. Les enquêtes de police et de gendarmerie doivent être facilitées et les plateformes devraient être sanctionnées quand elles ne répondent pas aux sollicitations de la justice.
Enfin, il faut encore renforcer la lutte contre la cybercriminalité, développer les maraudes sur le net etc.
Le rôle délétère des réseaux sociaux
Ce n’est pas Aurélie Latourès, chargée d’études à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes et au Centre Hubertine Auclert, qui dirait le contraire. Elle a livré une analyse pertinente sur le rôle des réseaux sociaux, véritable « amplificateur du système prostitutionnel », qui peuvent jouer le rôle de moyen de recrutement via des annonces, des sites de rencontres ou via les réseaux sociaux. Les proxénètes « repèrent les vulnérabilité ou les carences affectives », a-t-elle précisé.
Comme facteurs aggravants, elle a parlé de « la banalisation de la pornographie en ligne, qui peut promouvoir les violences faites aux femmes et aux filles, mettant parfois en scène notamment des mineures ». L’étude de l’Observatoire a trouvé dans un témoignage un décompte glaçant. « L’assistante sociale ayant suivi S., 14 ans, a pu noter 900 prises de contact par jour reçues par cette dernière sur les réseaux sociaux ».
Même dans le quotidien relationnel « classique » des jeunes, les échanges de photos dénudées peuvent se transformer en chantage. Par exemple, après une rupture, ces photos peuvent être échangées sans aucun consentement de la personne concernée, avec pour objectif de « les humilier et les dégrader ».
S’enclenche ensuite une « mécanique de lynchage sexiste » : en plus de la diffusion des images, la viralité et les commentaires négatifs vont créer une « réputation », un isolement. En inversant la culpabilité, cela entraîne une perte de l’« estime de soi ».
Éventuellement, cela renforce les mécanismes d’entrée dans la prostitution, chiffres à l’appui. « Dans sept mesures AEMO sur 12, il y avait eu diffusion de nudes, preuve de l’impact très négatif de ce phénomène sur les victimes ». Aux professionnels de fournir un soutien inconditionnel aux victimes, mais aussi d’avoir en tête que les réseaux sociaux peuvent faciliter ou maintenir l’entrée dans la prostitution.
Le phénomène, pris très au sérieux, se trouve ainsi au coeur des problématiques sociales les plus brûlantes. Rendez-vous l’année prochaine pour faire le point sur les avancées permises par le plan national de lutte contre la prostitution des mineures.
Référence : AJU002y3