Explosion rue de Trévise : L’audit de la mairie de Paris pointe plusieurs « faiblesses »
Le rapport de l’Inspection générale de la Ville de Paris, réalisé à la suite de l’explosion survenue rue de Trévise le 12 janvier 2019, puis versé au dossier d’instruction, n’a jamais été publiquement détaillé. Il révèle la complexité de l’administration, la désorganisation de certains services, un manque de communication et une absence de comptes rendus.
Les familles des quatre personnes décédées, les 66 blessés et les centaines de sinistrés qui, pour beaucoup, vivent encore dans un meublé, s’étonnent depuis près de trois ans que l’audit commandé par la mairie de Paris n’ait jamais été publié. À l’exception d’un article paru le 4 octobre 2020 dans Le Journal du Dimanche qui abordait ses grandes lignes, son contenu n’a été développé que dans les cabinets des juges, des avocats, de la maire Anne Hidalgo et des adjoints concernés.
Commandé le 30 décembre 2019 à l’Inspection générale de la Ville de Paris (IGVP), onze mois après le drame, validé le 24 septembre 2020, ce rapport est pourtant riche d’enseignements. Il a d’autant plus de valeur que le lien de subordination entre le donneur d’ordre, Anne Hidalgo, et le service désigné aurait pu conduire les auteurs à une certaine bienveillance. Il n’en est rien. Leurs conclusions impartiales n’épargnent pas la structure municipale.
Impossible « de vérifier si les procédures ont été bien respectées »
Les inspecteurs précisent en préambule qu’ils n’entendent pas se substituer à la justice et ne se prononceront pas sur les responsabilités qu’il appartiendra au procès de déterminer. Néanmoins, leur document a été joint au dossier pénal trois semaines après la mise en examen de la municipalité et du syndic chargé de la gestion de l’immeuble du 6, rue de Trévise, où l’explosion s’est produite. En l’état, ces personnes morales sont poursuivies pour « homicides et blessures involontaires », « destruction, dégradation ou détérioration par l’effet d’une explosion ou d’un incendie ». La société Fayolle, qui a effectué des travaux sur la voie, bénéficie du statut de témoin assisté. La mise en cause de GRDF a pour l’instant été écartée.
Les rapporteurs ont débuté leur mission le 3 février 2020. Ils se sont rangés aux avis des experts judiciaires qui, après s’être penchés sur l’éventuelle vétusté du réseau de gaz distribué par GRDF, la filiale d’Engie, ont attesté qu’il était aux normes. La canalisation s’est rompue car elle a été « soumise à une très forte pression », ont-ils conclu.
C’est donc sur cette « pression » que les inspecteurs ont planché, retraçant les interventions au 6 de la rue de Trévise depuis 2014. D’abord celles qu’a coordonnées la Direction de la voierie et des déplacements (DVD). « Le nombre considérable d’opérations réalisées dans le IXe arrondissement » les a empêchés « de vérifier si les procédures, lorsqu’elles existent, ont été bien respectées ». Certaines ont disparu car « peu formalisées » au sein de la DVD. Il n’y a pas « de documentation spécifique sur le traitement des désordres constatés ou signalés » et « les problèmes détectés ne sont pas consignés dans une base de données commune ». Pas de photos non plus, même « si les agents en font parfois avec leur téléphone ». Hélas, elles ne sont « pas stockées sur un serveur partagé » et elles « disparaissent » après mutation des fonctionnaires. « La DVD n’a pas pu produire de photos des désordres qui affectaient le trottoir rue de Trévise », regrette l’Inspection, qui s’est appuyée sur les vues de Google Maps ! Le suivi fait aussi défaut, lit-on dans les 53 pages : « Le contrôle est déduit de la clôture du dossier ou du paiement de la facture au prestataire ».
La perte des données du service assainissement
Une situation surprenante à la lumière du budget de la mairie parisienne, de son effectif pléthorique – près de 53 000 employés. Il se peut toutefois que les carences que soulève l’IGVP s’expliquent par la multiplicité et la complexité de cette administration, susceptibles de ralentir la réactivité et l’efficacité (voir notre encadré).
L’autre entité expertisée est la Direction de la propreté et de l’eau (DPE). Elle est responsable du réseau d’assainissement, soit les canalisations, les égouts et collecteurs. Là encore, les inspecteurs ont constaté que le tableau Excel pointant les interventions « était incomplètement renseigné, qu’elles ne donnaient pas forcément lieu à un rapport écrit ». En 2018, « un changement complet de la direction » de la circonscription Ouest, dont dépend la rue de Trévise, a entraîné « une désorganisation du service qui pourrait expliquer la perte des données ». Les actuels responsables ont amélioré la saisie d’informations grâce au « Pôle usager ». Mais comme il n’y a pas d’interface entre celui-ci et la circonscription, il faut « procéder à des ressaisies, ce qui n’est pas optimal en termes de productivité », relève le rapport. Autre perte de temps : chaque intervention des très nombreux prestataires et concessionnaires de la Ville fait l’objet d’une instruction par un chargé de secteur, ensuite examinée par le chef de subdivision et enfin visée par le chef de section…
Sept interventions rue de Trévise en 15 mois
Avant la catastrophe, la DVD (voirie) et la BPE (eau) vont se déplacer sept fois 6, rue de Trévise. Le service d’entretien de la chaussée s’y rend le 8 juin 2015. Le chef écrit : « Début d’affaissement sur trottoir, petite marche. Mettre de l’enrobé pour combler le niveau. » Le 15 mars 2016, toujours en style télégraphique : « Affaissement sur trottoir, boucher avec enrobé. » Le 5 mai : « Trou sur trottoir ». Le 3 octobre : « Affaissement trottoir, mettre à zéro avec enrobé. » La section de maintenance de l’espace public calfate le trou le 14. Entre temps, la DVD a choisi l’entreprise Fayolle pour refaire l’asphalte et régler le problème. Définitivement, croit-on.
La BPE intervient à deux reprises. Le 25 novembre 2015, quatre égoutiers constatent une « inondation en sous-sol ». Sur la feuille d’intervention, à la main, le responsable mentionne : « Eau en cave due à la rupture d’une canalisation en partie privée ». Il juge que « ça ne concerne pas le service ». Les conduits situés dans l’immeuble sont du ressort de la copropriété.
Le 7 septembre 2016, d’autres égoutiers arrivent 6, rue de Trévise car un artisan plombier est inquiet. Par écrit, il a conseillé d’inspecter les égouts « pour savoir s’il y a un lien entre le collecteur [d’eau] et l’affaissement du trottoir ». Personne n’aura accès à l’arbitrage de la BPE : « La visite n’a pas été enregistrée dans le tableau Excel qui recense les interventions » et « le compte rendu n’a pas été conservé », expose l’IGVP. Tout juste sait-on que l’opération a duré 4h20. Son objet se résume en un mot : « Enquête ».
L’enrobé à froid, méthode « curative mais non pérenne »
L’IGVP juge « probable que les constatations faites ce jour-là aient mis en évidence les mêmes désordres que ceux repérés un an auparavant ». Le 10 novembre 2017, une troisième équipe remarquera « un trou » dans le mur obturant le branchement particulier 6, rue de Trévise. Préconisation : « À contrôler ». « Pas de photo prise pour illustrer le constat », désapprouvent les rapporteurs. « On retiendra que la DPE n’a pas réalisé de travaux avant l’explosion », la fuite concernant la copropriété. Ils remarquent cependant qu’aucun courrier en ce sens ne lui a été adressé, ce qui est anormal.
S’il est indéniable que le colmatage devait être réglé par le syndic (d’où sa mise en examen), l’affaissement du trottoir qui a comprimé la conduite de gaz située 90 centimètres sous le bitume incrimine la Voirie. Elle argue que « l’enrobé à froid comble les défauts de planéité » mais admet que l’usage est « curatif et non pérenne ». L’exploration méticuleuse du sous-sol aurait probablement permis d’éviter l’accident.
Fayolle a bien effectué une réfection en surface mais « n’a pas signalé avoir constaté l’existence d’un vide sous le trottoir, ni n’a rencontré de problème d’instabilité », plaide l’IGVP. Aucune trace de procès-verbal de réception des travaux.
Les inspecteurs reconnaissent que les services « déconcentrés, notamment la DVD et la DPE, exercent leurs missions dans des conditions difficiles ». Les effectifs « très sollicités ne sont pas toujours complets ». Ils incitent à « établir des priorités afin de privilégier les plus urgentes ». Ils soulignent que des réformes ont coupé le lien humain direct entre chargés de secteur et agents de terrain et répertorient les « points faibles » : absence de règles formalisées pour les opérations courantes, faiblesse de l’archivage, de la traçabilité des interventions, de la coordination entre services, manque de règles claires générant un défaut de communication entre les directions. Quant au service d’information, jugé « pas très performant », il induit la déperdition de renseignements, des oublis et télescopages, des initiatives « entourées d’un certain amateurisme ».
Le rapport s’achève par 13 recommandations, les principales étant de ne plus « sous-estimer un désordre signalé ou constaté », de pratiquer une « auto-surveillance de la voirie en prévoyant la fréquence des contrôles de l’état des rues » et « d’alerter en cas de répétition d’interventions » en un lieu identique.
Si l’ensemble des préconisations est suivi à la lettre (certaines le sont déjà), il sera possible de limiter au maximum la survenue d’autres tragédies.
Le mille-feuille de l’administration parisienne
Le rapport révèle l’écheveau complexe des intervenants. C’est pourquoi il s’écoule un certain laps temps entre les signalements et travaux. La DVD (Direction de la voierie et des déplacements) chapeaute la délégation aux territoires, qui dirige six sections territoriales de voirie (STV) et la brigade des releveurs, en soutien de celles-ci. Comme si le mille-feuille n’était pas assez imposant, chaque STV est organisée en subdivisions. Toutes ont leur « secteur ». Deux strates ont été ajoutées : le pôle administratif ; la cellule de coordination. La brigade spécialisée gère le périphérique, le Bois de Vincennes, les tunnels et les quais de la rive droite. La STV du IXe arrondissement, compétente pour la rue de Trévise, emploie six personnes et est confrontée à « des périodes de sous-effectif ».
Pour mettre du liant, la DVD dispose d’un outil informatique. Grâce à lui, on sait que 53 515 actions ont été réalisées en 2019 (4 422 urgences) après 41 791 signalements via l’application « Dans ma rue ».
La DPE (Direction de la propreté et de l’eau) s’apparente quant à elle à une toile d’araignée. Le service technique (STEA) est divisé en trois divisions et deux sections. L’assainissement est découpé en trois divisions et trois circonscriptions territoriales. Ces dernières sont chacune dotées de deux subdivisions.
Le STEA dispose d’un système d’information géographique. Sa version 7 fonctionne depuis 2019 et centralise désormais « les désordres signalés » en un guichet unique, le « Pôle usager ». La « permanence égouts » ou la circonscription concernée intervient alors sans savoir si l’une ou l’autre a déjà agi car « il n’existe pas de dispositif d’interventions en temps réel », regrettent les rapporteurs. Le système n’intègre pas non plus le suivi des branchements particuliers externalisés chez Suez, tels que celui qui reliait l’immeuble du 6, rue de Trévise au réseau d’assainissement de la mairie…
Pour lire nos autres articles sur le dossier de la rue de Trévise, c’est par ici.
Référence : AJU257152