La justice au temps du terrorisme. De Charlie à Samuel Paty

Publié le 29/04/2025

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Olivia Dufour, notre consoeur, est l’auteur de plusieurs essais sur le monde judiciaire. Elle qui arpente régulièrement les palais de justice, connait très bien le milieu, ses institutions, ses magistrats, les procédures, ce qui fait d’elle une spécialiste reconnue. Un de ces dernier essai intitulé : Justice, une faillite française ? (LGDJ, 2018), récompensé par le prix Olivier Debouzy, est une analyse pointue des arcanes de la justice. Elle revient aujourd’hui avec un nouveau livre : La justice au temps du terrorisme. De Charlie à Samuel Paty, qui recense les chroniques judiciaires qu’elle a écrites à l’occasion des différents procès terrorites qui ont émaillés la vie judiciaire française cette dernière décennie. De Charlie à Samuel Paty, elle raconte : les audiences, les victimes, les avocats et les magistrats qui ont permis de rendre un justice humaine face à des actes inhumains. Elle répond pour Actu-Juridique sur le sens de ces procès et ce que cet exercice lui a permis de capter de la nature humaine. Rencontre.

Actu-Juridique : Comment est née l’idée de ce livre ? Vous suiviez déjà pour Actu-Juridique certains procès de terrorisme, pourquoi les réunir ?

Olivia Dufour : Plusieurs lecteurs de ces chroniques m’ont dit que ce serait bien de les réunir et de les publier. Alors je les ai rassemblées pour voir si cela présentait un intérêt. Et en réalisant cet exercice, j’ai vu surgir un portrait saisissant du terrorisme qui frappe la France depuis 2012 et une intéressante mise en perspective de la manière dont la justice s’emploie à traiter ces dossiers. Il existe beaucoup de livres sur les attentats, mais aucun à ma connaissance n’offre cette vision globale de la justice terroriste. Cela permet de faire émerger des profils de terroristes, de mieux comprendre leurs parcours de vie et leur motivation, de prendre aussi la mesure des ravages engendrés par les attentats. Surtout, et c’est ce qui m’a passionnée dans ce contentieux, on y examine à cœur ouvert, sans tabous, toutes les pathologies de notre société. C’est un poste d’observation extraordinaire. J’ai souvent regretté d’ailleurs de ne jamais y croiser de politiques dans le public. On a vu François Hollande ou Anne Hidalgo venir témoigner de l’importance de leur rôle à leurs propres yeux dans la gestion des secours, mais jamais aucun, en tout cas à ma connaissance, n’a eu l’humilité de venir en simple spectateur. Et pourtant, ils comprendraient tant de choses…

AJ : Vous, qui avez une certaine expérience des procès (comparution immédiate, procès financier, etc.) qu’est-ce que ces affaires ont de plus que les autres ?

Olivia Dufour : Elles sont paroxystiques : tout y est décuplé, la violence déployée lors des attentats, la souffrance des victimes, l’impact sur la société toute entière, la gravité des peines encourues, la juridiction compétente – un parquet spécialisé, une cour d’assises spécialement composée -, la lourdeur des peines prononcées – parfois jusqu’à la perpétuité réelle -, la difficulté particulière à défendre les accusés, la longueur des procès – V13 a duré près d’un an -, le nombre de parties civiles, d’avocats, la présence de personnel de soutien psychologique quotidiennement dans la salle d’audience, les moyens mis en œuvre – construction d’une salle dédiée pour V13, création d’une web radio, salles de retransmissions… Tout est hors normes dans ces procès, absolument tout. Sans oublier leur dureté psychologique, y compris pour les professionnels de justice et les journalistes. On n’en sort pas indemne. Songez qu’à V13, plusieurs centaines de victimes sont venues déposer leur douleur durant plusieurs mois avant que ne commence  l’interrogatoire des accusés.

AJ : Que représente pour vous une salle d’audience ?

Olivia Dufour : Tant de choses… Peut-être avant tout un lieu de recherche de la vérité. Je suis toujours admirative, malgré les difficultés de moyens que connait l’institution judiciaire, par l’intelligence déployée par les juristes pour aboutir à organiser le moins mal possible les conditions de jaillissement de la vérité judiciaire. Cela est rendu possible d’une part, grâce à une liberté d’expression absolue, qui impose d’écouter l’autre jusqu’à l’insupportable avant de lui répondre. D’autre part, grâce au contradictoire qui  garantit à chacun l’égalité des armes et la possibilité d’avancer tous ses arguments et de discuter tous ceux qui lui sont opposés, sous le contrôle du juge. Une salle d’audience, c’est aussi, pour un journaliste, un poste d’observation privilégié. À notre époque où la communication a tout envahi, cela reste un lieu de vérité au sens où les situations et les êtres s’y exposent sans fard, dans leur nudité. Même si, bien sûr, en justice comme partout, il subsiste toujours des zones d’ombre, même s’il y a des mensonges, des silences et des masques, on y voit quand même plus clair qu’ailleurs.

AJ : Vous souhaitez attirer l’attention sur l’enjeu de tels procès, pourquoi ?

Olivia Dufour : Ces procès sont suivis par énormément de journalistes, nous y sommes toujours plusieurs dizaines, malheureusement, j’ai le sentiment que ces sujets intéressent peu le public. La peur sans doute. Et ça se comprend. Le fait qu’ils arrivent plusieurs années après l’événement alors qu’on essaie d’oublier le traumatisme ressenti. Bien sûr, Janvier 2015 et V13 ont ému. Mais d’autres procès d’attentats sont passés plus inaperçus, je songe notamment à celui de l’attentat de Strasbourg. Le procès Paty a bénéficié d’un surcroît d’intérêt mais je gage que celui-ci est déjà retombé. Pourtant, comme je l’évoquais plus haut, il n’est pas de meilleure façon d’examiner les pathologies de notre société. Là encore c’est un réflexe de journaliste : dans le prétoire, j’observe des choses si intéressantes, si fondamentales, que j’ai forcément envie de les donner à voir pour que les chercheurs, le public, les politiques s’en emparent et puissent travailler à soigner les maux de notre société. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour y arriver. J’espère y contribuer avec ce livre.

AJ : François Martineau dans la postface de votre livre (p. 388), affirme que « l’audience est un temps judiciaire de restitution », qu’en pensez-vous ?

Olivia Dufour : Il a évidemment raison. Le procès permet de revivre les événements en les passant au crible de la raison. La passion, la violence et même la souffrance cèdent la place aux faits bruts, aux expertises, à l’analyse. C’est ainsi qu’on donne à voir et comprendre, en plus de juger. Une autre idée de François Martineau dans cette postface qui est intérressante, consiste à souligner que là où le terrorisme frappe des anonymes, la justice prend le contrepried et rend aux victimes leur nom, leur visage, leur histoire. C’est ce qui était particulièrement bouleversant au procès V13. Ainsi peut-on espérer sortir de ce que Jean Reinhart, l’auteur de la préface qui a défendu de très nombreuses victimes, appelle le « vertige du terrorisme ». La justice nous ramène sur la terre ferme.

AJ : La couverture médiatique de ces procès était-elle à la hauteur des enjeux sociétaux qui se jouent dans le prétoire ?

Olivia Dufour : Oui, des dizaines de chroniqueurs judiciaires expérimentés rendent compte chaque jour des audiences lors de chaque procès. Le travail accompli, par exemple sur V13, malgré la longueur exceptionnelle de ce procès témoigne d’un investissement remarquable de la presse sur ces sujets, en particulier du service public. Sans compter les livres et les films qui ont pu être réalisés ensuite, en grande partie grâce à ce travail journalistique de documentation des procès. Mais, comme je l’évoquais plus haut, une chose est d’écrire sur ces sujets, une autre d’être lu…

AJ : Plus que la grande histoire, c’est justement les instants suspendus, un moment de vérité qui passe,  que vous décrivez au plus juste, un mot, une attitude, cela demande une attention particulière… Cela doit être dur, gardez-vous des « séquelles » de certaines de ces affaires ?

Olivia Dufour : Une audience peut durer de 9h30 du matin à tard dans la nuit. Ensuite, écrire le compte-rendu prend des heures. C’est éprouvant, encore plus pour mes confrères qui chroniquent pour des quotidiens que pour moi qui dispose de plus de liberté pour choisir quand et comment je rends compte des audiences. À l’inverse, comme je travaille pour un média spécialisé, je m’astreins à restituer au maximum l’audience telle qu’elle s’est déroulée, plutôt que d’angler sur un aspect particulièrement important. Cela permet, en tout cas je l’espère, aux professionnels qui me lisent d’identifier ces détails de procédure qui les intéressent particulièrement. Saisir comme vous l’évoquez une attitude, décrire un visage, restituer un moment d’émotion fait partie de ce qu’il y a de plus agréable. En revanche, restituer 10 heures d’audience dans un format contraint nécessite beaucoup de travail de synthèse et d’écriture car non seulement c’est long, mais les débats judiciaires sont subtils, complexes, techniques… Que faut-il impérativement garder, que peut-on supprimer, comment être complet sans être trop long ? Des séquelles ? Oui, je ne suis plus jamais tranquille dans un lieu public, il y a beaucoup de choses qu’on apprend lors de ces procès et qu’on préférerait ignorer…

AJ : Avez-vous encore confiance dans la justice, et dans les hommes ?

Olivia Dufour : S’agissant de cette justice en particulier, je dirais qu’elle déploie d’importants moyens pour réaliser un travail à la fois indispensable d’écoute des victimes et d’exigence s’agissant du processus judiciaire déployé pour juger le mieux possible les accusés. D’ailleurs, les parties civiles de V13 ont salué un procès qui s’est révélé à la hauteur des défis monumentaux que les attentats de Paris représentaient pour la justice. Les avocats des accusés diront sans doute que la défense est difficile, voire impossible, il faut les entendre. Si cette justice condamne, elle relaxe aussi, et elle est capable de prononcer des peines modérées dans certains cas.

Quant à ma confiance dans les hommes, c’est le miracle de ces procès et je ne suis pas la seule à l’avoir observé. On y croise le mal absolu, mais aussi des individus littéralement transfigurés par ce qu’ils ont traversé, je pense aux victimes, à leurs proches, aux survivants, parfois même aux accusés.  Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a là de quoi nourrir une formidable espérance. On y voit des victimes opposer au mal qu’on leur a fait, une indéfectible envie de vivre, d’aimer et de brandir la lumière face aux ténèbres. Dostoïevski l’avait déjà exprimé à son retour du bagne où il avait séjourné durant quatre ans. Je n’ai plus la formule exacte en tête, mais il disait qu’il y avait croisé la plus terrible des noirceurs et la plus belle des lumières. En somme, il y avait rencontré l’homme !

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