Police judiciaire : les raisons d’une inquiétante crise des vocations
Au cinéma, la police judiciaire continue de faire rêver. Mais dans la réalité, le métier devient de plus en plus dur au point de décourager les plus motivés. Julien Sapori, commissaire divisionnaire honoraire, explique les raisons du profond malaise qui frappe la filière investigation. Alors que le gouvernement envisage une départementalisation contre laquelle s’élèvent, unanimes, tous les professionnels de justice, il met en garde : « Je crois que nous sommes destinés à vivre, dans les décennies à venir, avec des forces de sécurité dépassées et incapables d’apporter une réponse adéquate aux défis qui attendent la société française ».
« Alors que la police judiciaire [en tant que mission] a longtemps constitué la principale motivation des personnels s’engageant dans la police, l’investigation attire aujourd’hui moins, à tel point que certains responsables en viennent à parler de désaffection et réfléchissent aux moyens d’enrayer ces difficultés de recrutement. Les principales explications aux difficultés rencontrées tiennent davantage à l’exercice quotidien des métiers d’investigation qu’à une perte d’attraits de la profession. Reviennent ainsi systématiquement les explications liées à la complexification de la procédure pénale et à sa lourdeur, en dépit de promesses régulières d’allègement. À cela s’ajoute aujourd’hui l’incertitude liée au projet de réforme de l’organisation de la police judiciaire par le biais de la généralisation des directions départementales de la police nationale »[1].
Impossible de ne pas adhérer à l’analyse exposée dans ce récent rapport sénatorial. Afin d’être parfaitement clairs, il faut préciser que cette « crise de l’investigation » concerne en tout premier lieu la Sécurité Publique (c’est-à-dire la « police du quotidien ») qui traite la grande masse de la délinquance ; la Police Judiciaire (spécialisée dans la grande criminalité) et la Gendarmerie Nationale (qui traite la délinquance dans les zones rurales) ne sont pas autant impactées par cette désaffection.
La sécurité publique au bord de la thrombose
En ligne de fond, des données objectives et parfaitement chiffrables illustrent la crise que traverse actuellement la Sécurité Publique : la baisse du taux d’élucidation et le nombre de dossiers en stock (qui augmentent continuellement et qui atteindraient actuellement un million cinq cent mille). Les magistrats signalent, aussi, une baisse flagrante de la qualité des procédures.
Le ministère de l’Intérieur a fait son choix, et décidé de s’attaquer à cette problématique en augmentant le nombre d’OPJ (Officiers de Police Judiciaire, chargés de diligenter les investigations). Il compte réaliser cet objectif de deux manières :
*en facilitant l’obtention de la qualification OPJ par un plus grand nombre de policiers (ils passeraient ainsi de 17.000 à 22.000, en formant des élèves Gardiens de la Paix OPJ lors de leur formation première à l’école),
*et aussi en intégrant les effectifs des services territoriaux de la Police Judiciaire dans les nouvelles DDPN (Directions Départementales de la Police Nationales) qui, de fait, correspondront aux actuelles DDSP (Directions Départementales de la Sécurité Publique).
Ces mesures seront-elles suffisantes pour soigner l’institution malade qu’est devenue la Sécurité Publique ? J’en doute très fortement ; je suis même convaincu que cette réforme ne fera qu’aggraver la situation, généralisant la crise à l’ensemble du dispositif national de lutte contre la délinquance.
État des lieux d’une institution au bord de la thrombose…
La « grande démission » frappe aussi la police nationale
Depuis le début de l’épidémie de la COVID, les sociologues évoquent un phénomène nouveau dans le monde du travail, qui a débuté aux États-Unis et qui s’étend, désormais, à toute l’Europe : la « grande démission ». Nombre de salariés démissionnent, soit pour chercher un autre emploi (plus intéressant ou mieux rétribué) soit parce qu’ils se placent dans une optique beaucoup plus radicale, en choisissant un mode de vie alternatif.
Les policiers de la nouvelle génération sont à l’image de la société : ils priorisent de plus en plus leur vie privée et veulent à tout prix éviter non seulement un travail chronophage mais aussi le stress professionnel. Or, ces deux « handicaps » caractérisent le travail d’investigation. Certes, dans la Police Nationale (comme d’ailleurs dans la fonction publique en général), on démissionne peu, mais désormais on n’hésite plus à changer de « métier » : en Sécurité Publique, ce changement d’orientation est particulièrement facile à réaliser, puisqu’on peut intégrer une autre filière tout en restant au sein du même service (le Commissariat), sans pour autant être obligé de déménager pour une autre ville.
La tentation est donc forte, pour les policiers qui en ont marre de brasser de la paperasserie, de quitter leur BSU (Brigade de Sûreté Urbaine, chargée des plaintes et investigations) et d’intégrer une unité de voie publique où, non seulement ils seront certains de terminer leur travail à l’heure prévue, mais en plus ils pourront, souvent, choisir un cycle horaire davantage compatible avec leur vie personnelle et familiale.
En tant que chef de service, j’ai été souvent confronté à ce problème. Lors d’une de mes affectations, alors que je dirigeais un Commissariat de la grande couronne parisienne, j’avais constaté qu’un policier OPJ travaillait dans une brigade de voie publique. Je l’ai donc convoqué, en lui expliquant que la BSU manquait d’OPJ alors qu’il avait été volontaire pour suivre cette formation qui le destinait, sans l’ombre d’un doute, à l’investigation et pas aux patrouilles de police-secours. Il a fondu en larmes, en m’expliquant que le fait de travailler en brigade lui permettait, en termes d’horaires, de faire face à ses obligations familiales. J’ai maintenu ma décision de mutation, mais on peut légitimement s’interroger sur la motivation de ce fonctionnaire une fois arrivé en BSU…
La filière investigation et, plus particulièrement, les BSU de la Sécurité Publique, ont donc perdu leur attractivité. Pourquoi ?
La complexification de la procédure paralyse le travail d’investigation
Quand j’ai débuté à la Police Judiciaire de Paris, dans les années 1980, il m’est arrivé de me rendre en mission chez nos voisins belges, et de découvrir ainsi que chez eux, une garde à vue débutant le matin, devait se conclure le soir. J’étais stupéfait, et je me disais : « mais comment font-ils, avec des délais aussi courts, pour présenter aux magistrats des procédures qui tiennent la route ? ». Accessoirement, c’est ainsi que j’ai pu comprendre pourquoi la terrible affaire des « tueurs fous du Brabant » entre 1982 et 1985 (28 morts au total) n’avait jamais été élucidée et rédiger la préface du livre qui en relate l’histoire[2].
Chez nous, c’était différent : la garde à vue « normale » (hors terrorisme et trafic de stupéfiants) c’était 24 h 00 renouvelables, donc au total 48 heures, nuits comprises si nécessaire. Par ailleurs, l’essentiel de la procédure était consacré aux procès-verbaux d’enquête (surveillances, perquisitions, auditions…).
De nos jours, le travail des enquêteurs a changé : impossible de dire « quand » ce cap a été franchi, « quand » la recherche de la vérité a laissé la place à la paperasserie procédurale, les réformes s’étant succédé les unes après les autres, au cours des décennies, quels que soient les gouvernements en place, et toujours avec le même objectif : multiplier les actes écrits afin de contrôler et, même, de justifier, le travail d’investigation. Le résultat est là, devant nos yeux : la procédure pénale est devenue un véritable « monstre », la grande majorité des actes d’enquête (versés au dossier, mais à peine survolés et, souvent, même pas lus par les magistrats ou les avocats – sauf pour y déceler l’erreur qui fera capoter tout l’édifice procédural), servant uniquement à attester que l’enquêteur a respecté les diverses obligations qui lui sont imposées. Il y a encore une trentaine d’années, à l’époque des machines à écrire mécaniques Olympia, le procès-verbal de garde à vue faisait à peine une page : identité, motif, date et heure, c’était vite plié ; de nos jours, avec l’aide d’un ordinateur, il est bien plus long à rédiger, tant les mentions sont nombreuses.
Entre le droit à l’entretien avec son avocat, l’assistance d’un avocat lors des auditions, la consultation d’un médecin, l’avis à un tiers, l’entretien avec ce même tiers, le droit à un repas chaud, à des temps de repos, les auditions filmées (nécessitant la maîtrise et la mise en route de matériel spécifique… souvent défaillant), la recherche éventuelle d’un interprète, les attentes interminables au téléphone pour s’entretenir avec le procureur et lui rendre compte etc. (toutes ces diligences – et d’autres encore – devant être obligatoirement mentionnées en procédure), la garde à vue est devenue une véritable course contre la montre, qui oblige souvent à sacrifier des actes essentiels, tels que des auditions ou perquisitions supplémentaires. Car, entre-temps, les délais de garde à vue n’ont pas changé : c’est toujours 24 heures, renouvelable une fois. On a réussi à faire pire que les Belges…
Tous les ministres de l’intérieur qui se sont succédé place Beauvau depuis au moins un tiers de siècle ont déploré cette situation, tous ont affirmé qu’ils allaient faire le nécessaire pour y remédier ; in fine, tous, sans exception, ont participé à rendre la procédure encore plus compliquée. Les enquêteurs l’ont compris : il n’y a aucun espoir, la situation est désormais irréversible et, si l’avenir doit nous réserver des surprises, ça sera, encore, dans le sens d’une ultérieure complexification.
L’explosion du nombre de dossiers
La complexification des procédures, la juridisation de la société et, surtout, la déferlante de la petite et moyenne délinquance ont produit le résultat qu’on connaît : 1 500 000 procédures en instance à la Sécurité Publique. Le nombre d’affaires à traiter explose, atteignant dans certaines circonscriptions les quelque 300 à 400 dossiers par enquêteur ; davantage encore dans certains commissariats, par exemple en Seine-Saint-Denis.
Une politique pénale de fait s’est ainsi installée, d’un commun accord entre Procureurs et chefs de service : face à l’afflux des procédures, elle vise à prioriser celles concernant les violences faites aux personnes (et notamment les violences conjugales) et les petits trafics de stupéfiants, affaires à la fois « sensibles » aux yeux de l’opinion publique et pouvant être traitées rapidement, qui mieux est avec un taux d’élucidation élevé (dès le dépôt de plainte, on connaît le nom du mari « gifleur ») permettant d’améliorer les sacro-saintes statistiques de la délinquance. Ce choix se fait au détriment des autres procédures (dégradations, cambriolages, escroqueries sur internet, filières organisées de stupéfiants…) nécessitant de longues investigations.
D’une manière générale, on a sacrifié le travail dit « d’initiative » des enquêteurs, désormais obligés de se cantonner au traitement des plaintes. Lorsque, au début des années 1990, j’étais en poste au Commissariat de la Porte Saint-Denis (Paris 10e) on s’était fait une réputation dans le domaine de la traque au travail dissimulé, notamment les ateliers de confection clandestins, qui souvent fonctionnaient avec des « esclaves » chinois, en situation irrégulière, payés « au lance-pierre », et qui ne sortaient jamais de la salle où ils travaillaient, mangeaient et couchaient. S’agissant d’une infraction dite « occulte », il n’y avait pas de plaintes : il fallait donc chercher ces ateliers, par un travail de renseignement et d’initiative, puis les investir et traiter des procédures lourdes comportant aussi la saisine du matériel. Si on avait été débordé par les plaintes et la complexification de la procédure, on n’aurait jamais pu le faire.
Par ricochet, cette explosion du nombre des procédures impacte, aussi, les tribunaux, les Procureurs se voyant contraints, pour faire face à l’afflux, de classer « sans suites » nombre de dossiers non élucidés qui demanderaient trop d’efforts et de temps pour être élucidés.
Grâce à son prestige, la Police Judiciaire parvenait jusqu’à présent, tant bien que mal, à garder la tête hors de l’eau. Les Procureurs savaient qu’il ne fallait pas compromettre l’efficacité de leur « force de frappe » en la saisissant d’une partie de cette masse de dossiers dans laquelle la Sécurité Publique s’était engluée. Avec la départementalisation de la Police Nationale, qui sera mise en œuvre en 2023, les services territoriaux de la Police Judiciaire seront absorbés par la Sécurité Publique : l’apport en termes d’effectifs sera négligeable (entre zéro et environ 10 % par département – zéro, car dans beaucoup de départements il n’y a pas « d’antennes » de la PJ) ; par contre, rapidement, les enquêteurs anciennement « pé-jistes » sombreront à leur tour sous la masse des dossiers. Seule certitude : ils abandonneront ce qui, jusque-là, faisait leur raison d’être : la lutte contre le « haut du spectre » de la délinquance, qui sera ainsi laissée à l’abandon. Dès lors, la thrombose ne se limitera plus à la seule petite délinquance, mais à l’ensemble, quelle que soit la gravité des infractions.
La faillite de la formation
En 1995 a eu lieu une autre grande réforme de la Police Nationale : celle des corps et carrières. Jusque-là, il existait des corps spécialisés dans les divers « métiers » policiers : ce qu’on appelle la « voie publique » (la police en uniforme, chargée des patrouilles, du maintien de l’ordre etc.) était composé de Gardiens de la Paix encadrés par des Officiers de Paix, tandis que les fonctionnaires exerçant dans les filières de l’investigation et du renseignement, se composaient d’Enquêteurs de Police encadrés par des Inspecteurs de Police. Au-dessus de ces quatre corps, disposant chacun d’un recrutement, d’écoles de formation et de profils de carrière spécifiques, se trouvaient, comme de nos jours, les Commissaire de Police, seuls « généralistes » de la police. Après la réforme, il ne restait plus qu’un corps de Gardiens de la Paix encadré par un corps d’Officiers de Police (Lieutenants, Capitaines et Commandants) ; dans les deux cas il s’agissait de « généralistes », censés pouvoir exercer, après leur formation, dans n’importe quelle direction de la Police Nationale.
Dans la filière investigation, l’encadrement était assuré par des Inspecteurs de Police non seulement spécialement formés, mais aussi expérimentés. La qualification d’OPJ n’était accessible qu’aux Inspecteurs ayant au moins quatre ans d’ancienneté dans la fonction, et était la condition pour pouvoir être nommé au grade d’Inspecteur Principal (l’équivalent de Capitaine de nos jours). Depuis la réforme de 1995, les policiers exerçant dans les BSU sont, en grande majorité, des Gardiens de la Paix « généralistes » ; ils sont encadrés par des rares officiers (eux aussi « généralistes », et ayant obtenu la qualification OPJ de manière automatique, lors de leur formation initiale). Ces jeunes lieutenants inexpérimentés, pas forcément volontaires pour la filière « investigation » (le choix des postes étant déterminé par leur rang de sortie d’école), se trouvent donc à commander des Brigadiers/Brigadiers-chefs avec 20 ans d’ancienneté, souffrant certes, à la base, d’une formation insuffisante, mais ayant appris le métier « sur le tas ». On comprend immédiatement qu’un tel système ne peut pas fonctionner, que ce soit en termes de qualité des procédures ou de légitimité dans le commandement.
J’ai le souvenir d’un Capitaine de Police qui, au début des années 2010, avait été muté dans mon Commissariat, en qualité de chef de la BSU. Il approchait de la cinquantaine, et jusque-là il n’avait jamais été affecté dans un quelconque service d’investigation ; en la matière, il ne disposait que de vagues souvenirs remontant à une vingtaine d’années auparavant, lors de sa formation toute théorique à l’école d’officiers. Or, comme on le dit souvent, « la procédure pénale c’est comme le piano : pour être bon, il faut en faire chaque jour ». Très rapidement, il s’est rendu compte qu’il était absolument incompétent et donc totalement incapable de diriger le travail de ses collaborateurs ; à son tour, il est arrivé en larmes dans mon bureau, m’appelant à l’aide. Le problème qui se posait, c’est qu’il avait été affecté à ce poste précis par la commission nationale paritaire où les syndicats dominent et ne tiennent absolument pas compte des « détails » relevant du profil et de la compétence des fonctionnaires : impossible donc de revenir sur cette décision, mais impossible aussi de le laisser à son poste… Je me suis donc « débrouillé » pour l’affecter à d’autres missions ; du coup l’organigramme « réel » du Commissariat ne correspondait pas à celui « officiel » de l’Administration, mais il n’y avait pas d’autres solutions.
Si d’un côté la Police Nationale a opté pour des fonctionnaires « généralistes », les missions que ces agents sont chargés d’effectuer sont devenues, a contrario, de plus en plus compliquées. Elles nécessitent un degré de spécialisation particulièrement pointu, non seulement dans la filière « investigation », mais aussi dans celle « maintien de l’ordre » ou encore « renseignement » qui désormais exigent du personnel spécialement formé et disposant d’une pratique qui soit bien plus qu’occasionnelle.
La crise des vocations
Avant que la complexification de la procédure ne transforme les enquêteurs en dactylos, on pouvait vraiment dire, comme l’a souvent écrit Umberto Eco (l’auteur du plus beau roman « policier » du XXe siècle, Le Nom de la Rose) que les policiers, comme les historiens, avaient le même objectif : la recherche de la vérité. C’est cette « recherche de la vérité » qui attirait les vocations pour la filière « investigation » et qui a créé, depuis des générations, une véritable « mythologie » policière dans la littérature, au cinéma et dans les séries télévisées.
La surcharge de dossiers et la complexification de la procédure ont produit, aussi, un autre phénomène néfaste pour le moral des enquêteurs. Rappel : autrefois, lorsqu’un dossier vous était attribué, on le traitait du début à la fin ; désormais, et de plus en plus, sa conclusion, c’est-à-dire l’interpellation, est laissée aux collègues de voie publique (BAC et autres) qui, eux, ont le temps pour assurer les surveillances et l’interpellation.
Finalement, les OPJ restent vissés leur vie durant derrière leur ordinateur, essayant de traiter tant bien que mal la masse de dossiers en stock. Quand on leur amène des « clients » qu’il faut placer en garde à vue, c’est la course contre la montre qui débute et les débordements d’horaires deviennent la règle. Je rappelle que dans la Police Nationale les heures supplémentaires ne sont pas payées : on peut seulement les « récupérer », mais à l’intérieur de certaines limites fixées par l’Administration et en sachant que, de toute manière, des absences prolongées déstabiliseront le service et « plomberont » encore plus le travail des collègues.
Je me permets de citer ici une confidence récente que m’a faite un policier de la Sécurité Publique. « Après pas mal d’années passées à la BSU, je suis retourné en brigade [c’est-à-dire sur la voie publique]. Ça a été un véritable soulagement de constater qu’une fois mon vestiaire fermé et mon arme déposée, je n’avais plus le boulot en tête ». Peut-on le blâmer… ?
Si encore on avait la certitude que ce travail ingrat, ce stress, ces frustrations étaient à la fois nécessaires et utiles… Mais est-ce que le cas ? L’absence de réponse pénale dans les « petits » dossiers (ceux qui pourrissent au quotidien la vie de millions de Français) est décourageante. Comment se sentir motivé lorsqu’on place en garde à vue un voyou pour la dixième fois ? Il y a de quoi se poser des questions sur l’utilité de son travail, et sur la considération que la société accorde à ces « soutiers » de la sécurité. En Police Judiciaire, c’est différent : lorsqu’on interpelle un violeur en série ou braqueur, on sait qu’il en prendra pour des années, et on aura donc la certitude de ne pas avoir travaillé pour rien.
Les policiers exerçant dans les BSU, mal formés, mal encadrés, débordés et démoralisés, ont le sentiment d’être condamnés, sans espoirs, à remplir d’eau un « tonneau des Danaïdes » percé de tous les côtés.
Alors que faire ?
Pour beaucoup, c’est une donne difficile à admettre, pourtant les faits parlent, et ils sont têtus : oui, si on choisit la filière « investigation », c’est par vocation ; c’est uniquement la vocation qui permettra d’accepter les nombreuses contraintes professionnelles et familiales infligées par ce métier et qui, souvent, se terminent par un divorce. Or, c’est cette vocation qu’on a méthodiquement détruite, depuis des décennies, créant progressivement une architecture policière fondée sur le culte d’une « polyvalence » qui ne correspond nullement à l’évolution de notre société et à sa professionnalisation de plus en plus importante, dans toutes les « professions », y compris chez les délinquants ! Ministère et syndicats dénigrent systématiquement l’ancienne police « en tuyaux d’orgues » (insulte suprême), qu’on a remplacée par un autre instrument de musique, beaucoup moins complexe : le pipeau…
Est-il possible de faire marche arrière ? Je ne le pense pas : en dehors des « tartes à la crème » récurrentes, dictées par la doctrine, la culture sécuritaire est absente auprès de notre classe politique, tandis que les syndicats de police ont opté pour une police de « généralistes », tous statutairement égaux et sensibles uniquement au montant de leur salaire et aux horaires.
Les réformes engagées (fusion Sécurité Publique/Police Judiciaire, augmentation du nombre d’OPJ) ne changeront rien, car elles ne régleront pas les problèmes de fond qu’en aucun cas elles n’abordent. Par ailleurs, la disparition des services territoriaux de la Police Judiciaire, chargés jusqu’à présent de traiter le « haut du spectre » de la délinquance, produira inéluctablement une croissance de la criminalité organisée, sans pour autant améliorer les résultats en matière de lutte contre la petite délinquance.
« J’ai appris que pour être prophète, il suffisait d’être pessimiste » a écrit Elsa Triolet. Je crois que nous sommes destinés à vivre, dans les décennies à venir, avec des forces de sécurité dépassées et incapables d’apporter une réponse adéquate aux défis qui attendent la société française. Il faudrait qu’un nouveau Georges Clémenceau, ayant le sens de l’État, la lucidité et du courage à revendre, arrive place Beauvau, et qu’il lance des réformes à contre-courant ; mais il me semble beaucoup plus probable que le prochain ministre de l’Intérieur poursuivra la politique de ses prédécesseurs…
[1] Sénat, Rapport d’orientation et programmation du ministère de l’intérieur du 5 octobre 2022, par M. Marc-Philippe DAUBRESSE et M. Loïc HERVE.
[2] Michel LEURQUIN et Patricia FINNE’, L’Histoire vrai des tueurs fous du Brabant, Paris, La Manufacture de Livres, 2012.
Référence : AJU324596