Procès de l’attentat de Strasbourg : « J’aurais bien aimé que cette balle soit entrée dans ma tête »

Publié le 11/03/2024

Vendredi 8 mars, la cour d’assises a commencé à entendre les victimes de l’attentat du marché de Noël de Strasbourg perpétré par Chérif Chekatt qui a fait cinq morts et onze blessés le 11 décembre 2018.

Procès de l’attentat de Strasbourg : « J’aurais bien aimé que cette balle soit entrée dans ma tête »
Photo : ©AdobeStcok:Leonid Andronov

À qui nierait l’existence du destin, on serait tenté de raconter la tragique histoire de Kamal Naghchband. Le 11 décembre 2018, un peu avant 20 heures, Kamal, son épouse et leurs trois enfants âgés respectivement de 2, 5 et 6 ans se promènent rue des Grandes Arcades, à Strasbourg. Cette famille afghane a fui la violence du régime des talibans et trouvé refuge en France. Kamal a promis à ses enfants qu’il les emmènerait au marché de Noël. Cela fait partie des joies ordinaires dans un pays en paix. Soudain un homme arrive face à Kamal. Il crie «  Allah Aqbar » et lui tire une balle dans la tête. Kamal s’effondre, sa femme se précipite à son secours, ses enfants sont terrifiés. Le terroriste quant à lui poursuit sa route meurtrière en tirant sur les passants.

« Je n’oublierai jamais l’odeur de l’hôpital, les cris »

À la barre, la nièce de Kamal explique qu’elle est venue à la place de sa grand-mère qui n’était pas en état de témoigner. La jeune femme raconte dans un français parfait l’histoire de sa famille. Ils ont quitté l’Afghanistan pour la France « où règnent la sécurité et la paix ». De mécanicien chez Norauto, Kamal avait réussi à force de travail à se payer son propre garage. Tous les soirs, avant de rentrer auprès des siens, il passait voir sa mère, pour boire un café, parler un peu. Tous deux entretenaient une relation fusionnelle. Le 11 décembre, la télévision de sa grand-mère est tombée en panne. Comme si le sort avait voulu la préserver de l’horreur et lui accorder quelques heures supplémentaires d’insouciance. Une voisine l’appelle vers 22 heures pour l’informer de l’attentat et savoir si tout va bien. La pauvre femme n’ose pas appeler son fils si tard et tente de se rassurer : que feraient-ils dehors à cette heure en pleine semaine ? « J’ai eu la responsabilité le lendemain d’aller chercher ma grand-mère pour que mes parents lui apprennent la nouvelle. Alors j’ai fait semblant d’aller la chercher pour des courses. Mes yeux gonflés ? J’ai dit que j’avais travaillé tard, elle m’a crue. Une fois à la maison, mon père lui dit « il y a eu un accident » ». Sa grand-mère s’effondre. On lui parle d’une balle dans le bras mais quand elle arrive à son chevet, elle voit les bandages sur sa tête « je n’oublierai jamais l’odeur de l’hôpital, les cris, mon fils allongé, les machines ». Kamal succombera à ses blessures le lendemain 13 décembre. Depuis ce jour, « c’est une autre femme qui se laisse mourir à petit feu », raconte encore sa petite-fille.  « Elle ne comprend pas comment c’est possible qu’un tel drame puisse arriver, ils avaient peur de mourir sous les balles en Afghanistan et au final elle perd son fils sous les balles ici ». Et de poursuivre « lors de l’enterrement, la première chose qu’elle a faite a été de se réserver une place à côté de son fils ». Ce fils qui avait quitté sa terre natale pour installer sa famille dans un pays en paix. Ce fils qu’un français d’origine algérienne, radicalisé, a tué froidement. Dans ce pays de sécurité et de paix.

« Je vois une personne par terre et une dame en train de pleurer »

La jeune femme quitte la barre. Voici que s’avance Ichrak Marzouk. Au moment de l’attaque terroriste, elle était agent de sécurité à Auchan. C’est une jeune femme habillée de sombre dont les cheveux noirs sont noués en une stricte queue de cheval. A 19 h 50 ce terrible 11 décembre, lorsque la première détonation éclate elle pense à un pétard. À la deuxième, elle se retourne et aperçoit un « flash », puis d’autres détonations suivent. Elle comprend que quelque chose de grave se passe dans la rue et ouvre grand la porte  « pour faire rentrer le maximum de personnes, car les autres fermaient et les gens étaient bloqués dehors ». Elle les met en sécurité au fond du magasin, puis retourne devant. Depuis le début de son témoignage, la jeune femme est en larmes. Visiblement, elle revit l’horreur qu’elle décrit. « Je vois une personne par terre et une dame en train de pleurer sans penser au danger, je sors, j’essaie de prendre le pouls, il n’y en a plus, je vois le sang qui coule, je l’appelle, « Monsieur », il ne répondait pas. Il y a une deuxième victime, raconte-t-elle la voix mouillée de larmes, il était en train d’agoniser, la dame voulait rester près de son mari, je la fais rentrer, elle pleure, elle crie, « mes enfants sont plus loin », je sors chercher les enfants, les gens se bousculaient, marchaient sur ceux qui tombaient ». Cette femme et ces enfants, ce sont ceux de Kamal…Elle avise encore un homme au genou déchiqueté au milieu de la rue, veut lui porter secours mais la police qui vient d’arriver sur place lui ordonne de rentrer car « il est encore là ! Les rescapés resteront enfermés jusqu’à une heure du matin dans le magasin.

« À chaque fois que je sors je pense qu’une personne avec une doudoune noire va me tirer une balle dans la tête »

La suite de son récit raconte les ravages du terrorisme. Il y a les morts, les blessés et puis ceux qui n’ont pas de blessures physiques, pas de mal apparent mais que le choc, la terreur, l’horreur, ont mutilés psychiquement. « C’était le magasin le plus compliqué de Strasbourg, j’étais fière de moi, j’étais la première femme à gérer la sécurité » raconte-t-elle. Brisée en vol sa réussite professionnelle. Elle est inapte. Comme beaucoup de victimes dans son cas, son mariage a volé en éclats. Elle ne parvient plus à s’occuper de sa fille. « Je ne pouvais pas tenir mon rôle de mère, je ne sors de chez moi que pour des rendez-vous médicaux. À chaque fois, je pense qu’une personne avec une doudoune noire va sortir un pistolet et me tirer dans la tête ». Même sa mère a jeté l’éponge. Elle a perdu aussi son appartement, sans travail, pas de salaire et donc pas de possibilité de rembourser le prêt. La suite n’est qu’une longue série de malheurs. En 2022, elle fait une tentative de suicide. Une rencontre avec son ex-mari et la voici enceinte. Quand elle s’en aperçoit, il est trop tard pour avorter. Ce sont les médicaments qui la tiennent en vie, les antidépresseurs pour affronter la journée, les somnifères pour trouver l’oubli la nuit, puis de nouveau les médicaments au réveil. Sa fille naît par césarienne, avec des complications dues aux médicaments qui lui ont valu 20 jours d’hospitalisation. « Je n’ai pas de sentiment pour ma fille, je ne ressens rien, que de la culpabilité » avoue-t-elle.

« Ce soir-là, l’âme de ma sœur est morte »

Si elle est encore vivante, c’est parce que son grand frère a mis sa propre vie entre parenthèses pour s’occuper d’elle. Ce qui lui a valu un divorce et bien d’autres sacrifices sur lesquels il ne s’étend pas. « Ce soir-là, l’âme de ma sœur est morte » explique-t-il à la cour. « C’est ma victime à moi, il a perdu toute sa vie » explique Ichrak. Elle regrette que dans les attentats, la première chose que l’on demande aux victimes soit « vous avez été blessée où ? » et qu’on ne s’intéresse pas assez aux blessures psychiques. Quand elle est sortie du magasin ce soir-là, elle a vu une balle par terre entourée d’un cercle et portant le numéro 5. Elle est persuadée que cette balle lui était destinée et se demande encore pourquoi elle a survécu malgré les risques qu’elle a pris. À ceux qui lui disent « tu en as réchappé, profite », elle répond ce que tous répondent dans ces cas-là : qu’elle n’a plus de goût à rien, plus de sourire au bord des lèvres, plus de joie dans le cœur et que c’est très difficile de rester vivante, dans cet état-là.  « J’aurais bien aimé que cette balle soit entrée dans ma tête » conclut-elle en pleurant.

 

Qui sont les cinq accusés ?

Le programme de la journée s’étant achevé plus tôt que prévu, la présidente a décidé d’entendre les accusés à la suite des victimes pour savoir ce qu’ils pensaient de ce qu’ils venaient d’entendre. L’auteur des faits, Cherif Chekatt, 29 ans, est mort. Il avait au casier 20 condamnations en France, 2 en Allemagne et 3 en Suisse pour violences, vols et outrages. Sans emploi, il vivait du RSA. Il était radicalisé depuis plusieurs années. Les cinq hommes renvoyés devant la cour d’assises sont accusés de lui avoir fourni des armes, en connaissance de sa radicalisation pour l’un, Audrey Mondjehi, qui est poursuivi pour complicité. Les quatre autres, membres sédentarisés de la communauté des gens du voyage, sont poursuivis pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime (sans qualification terroriste).

Trafic d’armes

Audrey Mondjehi, né en 1981 en Côte d’Ivoire, est le seul à comparaître détenu. Il a 23 condamnations au casier pour vol, violence, outrage, violences conjugales. Rappeur, sous le pseudonyme de 1 Pulsif, il a déclenché un scandale en 2008 avec un clip mettant en scène des femmes tenues en laisse, des hommes armés et des violences sur un policier. Il connaît l’auteur des faits depuis 2007 et a joué l’intermédiaire à partir de septembre 2018 pour l’acquisition de plusieurs armes dont, le 11 décembre au matin, celle qui a servi à l’attentat. Il affirme avoir agi pour l’argent et ignoré l’usage que voulait en faire Cherif Chekatt. L’ennui, c’est que la radicalisation du terroriste n’était un secret pour personne (barbe, marque sur le front, rappels religieux permanents). Audrey Mondjehi se dit protestant, mais plusieurs témoignages de proches évoquent sa conversion à la religion musulmane. Par ailleurs, ses textes de chanson font référence à Allah. En revanche, il n’y a pas chez lui de traces de radicalisation.

Albert Bodein né en 1940 à Colmar est dispensé d’audience pour raison de santé. C’est lui qui a vendu l’arme.

Frédéric Bodein (10 condamnations) né en 1985 à Sélestat et Stéphane Bodein (12 condamnations) né en 1984 dans la même ville, comparaissent libres. Ils sont frères, Albert Bodein est un cousin de leur père. Les deux hommes l’ont mis en contact avec Audrey Mondjehi.

Christian Hoffmann (13 condamnations), né en 1990 à Haguenau, a vendu en septembre 2018 deux armes à Audrey Mondjehi qui intervenait pour le compte du Cherif Chekatt, présent mais en retrait : une kalachnikov factice et une carabine 22 long rifle.

« Je suis catholique, je suis gitan »

Il est le premier que la présidente interroge. Après avoir dit qu’il comprenait totalement la douleur des victimes, il plaide sa cause en pleurant. « La personne qui a fourni cette arme n’est pas là, j’ai fait des conneries dans mon passé, j’ai vendu une carabine, qui n’a rien à voir, je reconnais que j’ai commis quelque chose de très grave, mais l’arme ne vient pas de nous mais de Bodein ». Toujours en larmes, il raconte qu’il a vécu l’enfer en prison, perdu 40 kg, qu’il est sous médicament. « Je ne suis pas un terroriste, je n’ai pas vendu l’arme qui a servi à l’attentat. Je suis catholique, je suis gitan, je vais à Lourdes en pèlerinage, je dors dans une voiture depuis que le procès a commencé ». Il assure avoir un travail depuis sa sortie et ne plus commettre de délits. « Je n’ai rien à voir avec l’attentat Madame la juge ». La présidente lui rappelle qu’il n’est pas poursuivi pour association de malfaiteurs terroriste et donne la parole à Frédéric Bodein. Celui-ci se dit très « attristé par les témoignages de toutes les victimes », tout en soulignant qu’il a donné un numéro de téléphone (NDLR : celui d’A. Bodein) sans savoir pourquoi. « Je dors dans une camionnette par terre, cette nuit il faisait trois degrés » raconte-t-il. Il nie avoir su à quoi allait servir le contact d’Albert Bodein. Son frère Stéphane tient à peu près le même discours : « je suis là pour avoir téléphoné….c’est tout, j’ai juste appelé et je suis tombé en détention et ça fait cinq ans que j’ai tout perdu. Je n’étais pas un enfant de chœur, mais je n’ai commis que des petits délits. J’ai des enfants en Alsace à nourrir et on vit à Paris en SDF ».

« Ces terroristes, ils ne méritent même pas des avocats »

C’est au tour d’Audrey Mondjehi. Après avoir présenté ses condoléances aux victimes il déclare « je ne suis pas un enfant de chœur mais pas un terroriste, je n’ai tué personne, je suis chrétien, j’ai un prénom français, je fête Noël ». Puis il rappelle que c’est lui qui a appelé son avocat et qui s’est rendu spontanément à la police. « J’ai présenté ces gens, ils ont fait leur affaire, depuis 2018, je suis en prison. Ces terroristes, ils ne méritent même pas des avocats, il faut les mettre hors d’état de nuire ». La présidente tente d’extraire de ce flot intarissable de dénégations quelques éléments concrets.

« — Vous reconnaissez que vous avez fait quelque chose de répréhensible ?

—J’ai présenté quelqu’un pour trouver une arme.

—Vous pensiez qu’il allait faire quoi ?

—Des vols.

—C’est bien, c’est autorisé ?

—Non, mais c’était une erreur du passé.

—Cette arme a été fabriquée pour faire quoi ?

—Ça peut être pour une collection, pour être chasseur…

—Pourquoi fabrique-t-on des armes ?

—Pour se protéger

—Non, c’est pour tuer, Monsieur ».

 

 

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