Tribunal de Meaux : Violent conflit entre trois huissiers à l’audience correctionnelle
Ce type d’affaires ne constitue pas l’ordinaire des magistrats chargés de juger les délits. D’où leur stupéfaction, à peine dissimulée, de voir trois huissiers de justice se déchirer au tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) : une plaignante, un prévenu et un témoin à charge. L’examen du dossier fut éprouvant.
Le président Guillaume Servant et ses assesseures ont consacré du temps à démêler l’écheveau complexe des accusations et arguments en défense. Le 17 mai 2022, de 14h35 à 19h45, la 3e chambre correctionnelle de Meaux a siégé dans une atmosphère survoltée. La température a souvent semblé atteindre des sommets, bien que les 28° enregistrés à l’extérieur du palais n’y soient pour rien. Les auxiliaires de justice qui se sont affrontés étaient convoqués pour un différend portant sur une succession de harcèlements au travail entre janvier 2017 et septembre 2021.
Par égard pour les nombreux salariés qu’ils emploient, qui ne méritent pas d’être exposés, et compte tenu de l’issue du procès, nous ne situerons pas leurs études et les désignerons sous pseudonymes : Me Jean Y. ( prévenu) ; Me Valérie X. (victime) ; Me Éric Z. (témoin autrefois harcelé).
« Elle est devenue complètement folle, comme Éric »
Les bras constamment croisés sur sa poitrine, en mode défensif, Jean est à la barre. Il y répond des poursuites que Valérie a engagées contre lui. Il se veut serein mais tout, dans son attitude, traduit son malaise et son mépris pour la victime et le témoin, Éric. Celui-ci en a tant enduré qu’il a quitté la Seine-et-Marne pour officier à Paris.
Le rapport du président fait état de comportements discriminants et d’une série de mails humiliants à l’endroit de Valérie. Exemples : « Tu brilles par ton efficacité, autant qu’une boîte aux lettres » ; « il te manque l’essentiel : l’intelligence » ; « Éric est un pervers mais il n’est pas stupide, ce qui n’est pas ton cas. » Et au président de la chambre régionale des huissiers qui lui demande des explications, Jean répond : « Elle est devenue complètement folle, comme Éric. »
Vêtue d’une robe à motifs géométriques et d’un manteau vert, la « folle » encaisse sur son banc de partie civile. Elle cache ses larmes. Assis à droite parmi le public, son mari la soutient, et jusqu’à bout de bras lorsqu’elle chancèle durant les suspensions d’audience. En colère de voir son épouse diminuée par le traitement que prescrit un psychiatre, il quittera plusieurs fois la salle pour se calmer.
Sur le côté gauche, étaient installés six employés de Jean. Deux d’entre eux ont été évacués en salle des témoins avant les débats, avec Éric en défense. Les autres, des femmes, souriront ostensiblement en écoutant Valérie.
« Vous êtes méprisant, c’est votre égale, pas une vendeuse de stores ! »
La voici face au micro, debout à un mètre des juges. Au fur et à mesure de son récit, le débit s’accélère, la voix tremble et monte dans les aigus : « Dès le premier confinement en 2020, il ne m’a plus payée, mais il effectuait des virements sur son propre compte. J’ai d’ailleurs constaté des irrégularités, signalées au parquet, la procédure est en cours. J’ai emprunté pour vivre et payer les études supérieures de ma fille. »
Elle évoque « des démissions, des arrêts maladie et le burn-out [qu’elle] a subi, la cupidité et le cynisme qui caractérisent Me Y. Un jour, j’ai disparu du site Internet, il m’a éliminée, je suis morte ! Si seulement ça pouvait être vrai », s’étrangle-t-elle. Les larmes la réduisent au silence.
« Aujourd’hui, je suis en grand danger sur le plan de ma santé, reprend-elle. J’adore ce métier, je bosse 15 heures par jour, sept jours sur sept, je ne rechigne jamais, j’essaie de garder ma clientèle. Mais je suis détruite. »
Une fesse nonchalamment posée sur la rambarde, Jean ne la regarde pas. Le président : « – Apparemment, Madame a énormément souffert, vous la traitiez comme une subalterne alors qu’elle est votre associée !
– C’est subjectif…
– L’expert relève un état dépressif retentissant, un récit clair, cohérent, des traumatismes qu’on ne peut sous-estimer. Vous êtes méprisant, c’est votre égale, pas une vendeuse de stores ! Vous ne lui donnez même pas accès à un compte bancaire de l’office…
– Elle ne venait pas aux réunions. Je gérais son retard dans les dossiers et elle n’a jamais porté plainte avant 2021. »
« J’ai vécu des choses atroces au contact de Me Jean Y. »
Valérie a presque crié : « Je n’ai pas déposé plainte parce que j’étais fragile. Je ne dors plus, j’ai du psoriasis sur le crâne… » Un sanglot l’interrompt. Le procureur Pierre-Yves Biet, d’une voix douce : « – Est-ce que votre état psychologique vous a fait renoncer à vos droits d’associée, de co-gérante ?
– Oui. Je suis résiliente, j’ai essayé de tenir mais comme ça ne s’arrangeait pas, j’ai fini par déposer plainte. »
Me Nathalie Langlois, avocate au Barreau des Yvelines, veut retourner la situation en faveur de son client au visage empourpré : « Vous intentez l’action après lui avoir écrit : “J’en ai marre de ton comportement et de ton harcèlement” ? » Valérie acquiesce ; on s’interroge : la défenseure est-elle en train de confirmer le harcèlement, chef de prévention ?
Éric Z., l’huissier désormais parisien, fait son entrée : « J’ai vécu des choses atroces au contact de Jean Y., au-delà du réel. Et me retrouver ici est une épreuve, je replonge dans ce que j’ai traversé. Il ne cessait de me dénigrer, par mail, par fax, j’ai tout conservé. Du reste, je vais renouveler ma plainte car la première n’a pas été instruite. »
Arrive un clerc d’huissier, sosie de Bourvil dans La Grande Vadrouille, au service de Jean X. : « Les faits de harcèlement moral ressemblent plus à un conflit entre associés dont les relations se sont dégradées. » Impossible de dénigrer le patron qui paie. « C’est la reconnaissance du ventre », cinglera le procureur Biet. Pour la secrétaire qui succède au clerc, tout va bien dans le meilleur des mondes : « Je suis triste pour Me Valérie Y. car nous avions une relation d’amitié. »
« La police judiciaire a largement établi les agissements fautifs »
Me Aurélie Tardy, avocate parisienne intervenant pour la partie civile, est choquée : « Me X. foule aux pieds le code de déontologie des huissiers qui impose loyauté, courtoisie, confraternité. Il a fait d’elle sa subalterne », l’a « effacée, affaiblie physiquement, psychiquement. Imaginez le sacrifice et la violence de se retrouver à cette barre quand on est auxiliaire de justice et que le prévenu arrive avec six collaborateurs ».
Elle sollicite 120 000 € en réparation des préjudices moral et matériel.
Rappelant « le caractère exceptionnel de ce dossier en raison de la qualité des personnes s’opposant », le procureur Biet évoque « le climat délétère d’une étude où on n’a pas envie de travailler ». Il insiste sur un point : « La police judiciaire a largement établi les agissements fautifs » au terme des dizaines d’auditions. Il souligne « l’état de stress post-traumatique sévère diagnostiqué », « la brutalité du comportement de Me X. ». Le ministère public requiert huit mois de prison avec sursis.
Me Nathalie Langlois, qui a toujours désigné les deux huissiers (témoin et prévenu) par leur titre, Maître, le dénie à Valérie : elle ne cesse de l’appeler « Madame ». Et Madame va en prendre pour son grade, la charge assenée avec des sourires ironiques, accompagnés de gestes peu amènes, suscitant à nouveau des pleurs. Considérant son mal-être « ancien », elle révèle que, « en 2007, elle volait du Toplexil à son mari », un sirop contre la toux aux propriétés neuroleptiques. Et elle ose cette évaluation : « A mon avis, Mme Y. n’a pas la capacité d’exercer sa charge. » Laquelle disparaît derrière son bouchon de Kleenex.
A 20h30, après 45 minutes de délibéré, le jugement la terrasse et stupéfie une partie de l’assistance. Me X. est relaxé ; Me Y. tancée par le président : « Elle avait la latitude de faire respecter ses droits. Et franchement, comme insultes, il y a pire. Ce n’est pas du harcèlement. » Elle est déboutée de son action et ne percevra donc pas un sou.
Me Valérie Y. quitte le palais de justice. Il lui reste un acte à signifier à plus de 60 kilomètres de Meaux. Son mari prend le volant. C’est préférable.
Référence : AJU295106