Ces mandats d’arrêt dont l’exécution échappe à la justice

Publié le 09/01/2025

Pour rapatrier un fugitif qui a franchi la frontière, il arrive qu’un État tente de contourner le circuit judiciaire, parfois avec succès, mais au détriment des droits fondamentaux de la personne concernée. On fait le point sur cette question avec Me Jean-Charles Teissedre. 

Ces mandats d’arrêt dont l’exécution échappe à la justice
Photo : ©AdobeStock/Lexiconimage

 

Les intrusions du ministère de l’intérieur dans l’exécution de certains mandats d’arrêt

Lorsqu’il s’agit pour le procureur de la République de tenter de ramener une peine privative de liberté à exécution, le plus souvent prononcée par défaut, la traque des fugitifs qui ont franchi les frontières permet au praticien d’observer un phénomène peu connu, révélateur de l’empiètement du ministère de l’Intérieur sur la sphère judiciaire.

Si, en matière judiciaire, une collaboration, toujours sous le contrôle d’un magistrat, est possible entre différents services, y compris avec des services de renseignement, en France mais aussi à l’étranger, encore faut-il que les opérations réalisées soient fidèlement retranscrites lorsque le dossier pénal est transmis à la juridiction pénale pour jugement. En effet, chaque diligence accomplie est susceptible d’avoir une incidence exploitable tant sur la forme que sur le fond.

Or, dans certains dossiers, ceux qui concernent la plupart du temps des cavales au long cours, les procès-verbaux relatifs aux investigations menées avant l’arrestation du fugitif ne sont pas versés au dossier pénal. Comme si ces enquêtes, pourtant réalisées dans un cadre purement judiciaire, n’avaient jamais existé. Comme si l’article 74-2 du code procédure pénale, pourtant consacré à la recherche des personnes en fuite, n’existait pas. Article 74-2[1] auquel la loi n°2023-22 du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (LOPMI) a ajouté un sixième alinéa qui renvoie aux techniques spéciales d’investigations applicables en matière de criminalité organisée.

Pour convaincre les députés d’adopter ce sixième alinéa, les policiers de la brigade nationale de recherche des fugitifs ont fourni au ministre de l’Intérieur des détails que l’on peut lire dans l’étude d’impact du projet de loi, détails qui concernent des condamnations non définitives assorties de mandats d’arrêt en cours d’exécution[2]. Ce phénomène de non-transcription n’est guère possible lorsque les policiers agissent sur commission rogatoire d’un juge d’instruction ; il est en revanche observable lorsque l’exécution du mandat d’arrêt revient au parquet, en charge de l’exécution des peines.

La manœuvre a pour objectif de contourner les cinquante articles du code de procédure pénale qui régissent la procédure d’extradition. Car c’est bien l’absence de dizaines voire de centaines de procès-verbaux qui permet de déguiser une extradition. L’extradition déguisée peut ainsi être définie comme un détournement de procédure consistant à utiliser une procédure administrative d’éloignement d’un fugitif, en lieu et place d’une procédure judiciaire d’extradition, beaucoup plus lourde mais aussi beaucoup plus protectrice des droits des intéressés. Ce détournement de procédure porte une atteinte grave aux droits de la défense, mais aussi à un principe constitutionnel aussi cardinal que celui énoncé à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, lequel dispose solennellement que « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

Les transferts extrajudiciaires et la CEDH

Cette pratique ne vient pas de nulle part. Elle s’inscrit dans la continuité de l’ère qui s’est ouverte après les attentats du 11 septembre 2001. Certains Etats ont en effet été confrontés au problème des « remises extraordinaires » de personnes soupçonnées de terrorisme.

Dans une décision du 6 juillet 2010, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, lors de l’examen de la recevabilité de plusieurs requêtes, a jugé que cette pratique était totalement incompatible avec l’Etat de droit et les valeurs protégées par la Convention, dès lors qu’elle ignore délibérément les garanties du procès équitable (§114 de la décision d’admission du 6 juillet 2010, requêtes n° 24027/07, 11949/08 et 36742/08, Babar Ahmad et autres c/ Royaume-Uni). Ces transferts extrajudiciaires, comme les nomme la Cour Européenne des Droits de l’Homme, sont généralement dénoncés en même temps qu’un risque de torture ou de peine ou de traitements inhumains et dégradants, sur le fondement de l’article 3 de la Convention.

Ils sont également examinés sur le fondement de l’article 5 qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté. Ainsi, dans une affaire Ozdil et autres c/ République de Moldavie, qui concernait une extradition déguisée de cinq ressortissants turcs réclamés par les autorités turques, les requérants avaient été reconduits en Turquie par un avion spécialement affrété à cet effet. Or, l’opération conjointe des services secrets moldaves et turcs avait été préparée bien avant leur arrestation, en septembre 2018. Les circonstances de l’espèce montraient que l’opération avait été organisée de manière à prendre les requérants au dépourvu afin de ne pas leur laisser le temps ou la possibilité de se défendre. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a considéré, dans sa décision du 11 juin 2019 (requête n°42305/18) qu’au vu des circonstances de l’espèce, des preuves et de la rapidité avec laquelle les autorités moldaves ont agi, que « la privation de liberté infligée aux requérants en septembre 2018 n’était ni régulière ni nécessaire aux fins de l’article 5 § 1 f), ni dépourvue d’arbitraire. La privation de liberté imposée aux requérants de cette manière s’analyse en un transfert extrajudiciaire de personnes depuis le territoire moldave vers la Turquie et ce transfert a contourné toutes les garanties que le droit interne et le droit international offraient aux intéressés ». La Cour a donc considéré qu’il y avait eu violation de l’article 5 de la CEDH.

C’est également sur ce fondement que la France a été condamnée dans la fameuse affaire Bozano c/ France, le 18 décembre 1986. Lorenzo Bozano était un ressortissant italien (décédé le 30 juin 2021), qui avait fui en France pour échapper à une condamnation à la prison à vie prononcée par une Cour d’assises Italienne. Bozano refusait d’être extradé en Italie. Il faisant notamment valoir qu’il y avait été définitivement condamné par contumace, c’est-à-dire sans que ses avocats n’aient pu le défendre, à cause de son absence. L’argument porta et le 15 mai 1979, la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Limoges rendit un avis défavorable à l’extradition. Mais le 26 octobre 1979, vers 20h30, alors qu’il rentrait chez lui après un rendez-vous au cabinet de son avocat, il est interpellé par trois policiers en civil. Un arrêté d’expulsion pris par le ministre de l’Intérieur lui est immédiatement notifié, puis il est conduit dans un véhicule banalisé à la frontière suisse, avant d’arriver, peu de temps après, dans un commissariat, à Genève. Pourquoi en Suisse ? Parce que la manœuvre consistait pour la France à se conformer en apparence à la décision de la Cour d’appel de Limoges qui avait interdit l’extradition vers l’Italie. La Suisse, prévenue en amont par l’Italie, fut saisie par la réactivation d’une précédente demande d’extradition et la justice suisse ordonna l’extradition de Bozano vers l’Italie.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme condamna la France en adoptant la motivation conclusive suivante : « La Cour arrive dès lors, en adoptant une démarche globale et en se fondant sur un faisceau d’éléments concordants, à la conclusion que la privation de liberté subie par le requérant dans la nuit du 26 au 27 octobre 1979 n’était pas « régulière », au sens de l’article 5 § 1 f) (art. 5-1-f), ni compatible avec le « droit à la sûreté ». Il s’agissait en réalité d’une mesure d’extradition déguisée, destinée à tourner l’avis défavorable que la chambre d’accusation de la cour d’appel de Limoges avait exprimé le 15 mai 1979, et non d’une « détention » nécessaire dans le cadre normal d’une procédure d’expulsion ». On sait donc que ces pratiques existent puisqu’elles ont déjà été sanctionnées.

Les extraditions déguisées et la Cour de cassation

Il suffit de se rendre sur le moteur de recherche de la Cour de cassation Judilibre pour s’apercevoir que les extraditions déguisées constituent des moyens de droit de plus en plus récurrents. Ainsi, depuis 2012, dix arrêts, tous de rejet, ont été rendus par la juridiction suprême sur ce thème, dans des affaires où la France était le pays qui réclamait le fugitif, l’Etat requérant. On trouve généralement au départ une demande d’arrestation provisoire ou d’extradition formulée par la France, mais dont la mise en œuvre relève de l’Etat requis, qui peut souverainement lui préférer une procédure administrative d’expulsion. La fausse identité pourra par exemple servir à caractériser une violation des lois sur l’immigration qui permettra de justifier l’utilisation d’une procédure administrative, en lieu et place d’une procédure extraditionnelle. La plupart du temps, les requérants cherchent à démontrer que le retour en France, en présence de policiers français, que ce soit au moment où l’interpellé monte dans l’avion ou en descend, est la preuve d’une concertation frauduleuse.

La réponse de la Cour de cassation est alors toujours la même : « les modalités de retour en France d’une personne qui, se trouvant à l’étranger a été livrée à la justice française, dès lors qu’elles n’apparaissent pas imputables, directement ou indirectement, aux autorités françaises, sont sans incidence sur l’exercice de l’action publique et l’application de la loi pénale, lesquels ne sont pas subordonnés à une arrivée volontaire sur le sol national ou à la mise en oeuvre d’une procédure d’extradition. Le demandeur, s’il ne peut critiquer devant une juridiction française la régularité des actes accomplis à l’étranger par les autorités étrangères dans l’exercice de leur souveraineté, peut contester les conditions de sa privation de liberté en France, et bénéficie de plus, de la plénitude des droits de la défense devant la juridiction de jugement, et de la faculté de demander sa mise en liberté à tout moment » (par exemple, Cass. Crim. 22 septembre 2021, n°21-84.082).

Cela revient à dire qu’il appartient au requérant de prouver l’intervention, même indirecte, des autorités françaises dans le processus de remise. Or, cette appréciation se situe sur le terrain de la preuve qui relève essentiellement de l’appréciation souveraine des juges du fond, lesquels sont trop peu sensibilisés à ces pratiques. Après son déferrement en France, la personne condamnée par défaut qui n’acquiesce pas à la décision de condamnation aura néanmoins la possibilité de démontrer l’existence d’une extradition déguisée, soit en saisissant la chambre de l’instruction d’une demande de mise en liberté en contestant le titre de détention, la règle de l’unique objet ne s’appliquant pas en ce domaine (Cass. Crim. 5 janvier 2022, pourvoi n°21-85.768), soit, in limine litis, devant la juridiction de jugement. Dans les deux cas, une demande d’actes complémentaires tendant à ce que les procès-verbaux manquants soient versés au dossier s’avère indispensable même si c’est bien l’annulation des poursuites qui doit être in fine envisagée dès lors que, d’une part, la juridiction de jugement doit, dans cette hypothèse, se prononcer sur l’action publique, et que, d’autre part, elle ne saurait être valablement saisie d’un dossier tronqué.

Les extraditions déguisées et la commission de contrôle des fichiers d’Interpol

Le stratagème mis en place pour contourner le juge de l’extradition étranger consiste à retenir une information aussi essentielle que l’existence de mandats d’arrêt émis dans un autre pays. En d’autres termes, pour qu’une procédure d’extradition soit mise en œuvre, encore faut-il que le pays qui a procédé à l’interpellation sache que la personne est recherchée par la justice pénale d’un autre pays. En effet, les traités d’extradition obligent les Etats signataires à utiliser prioritairement en pareille hypothèse la procédure d’extradition au moment de l’arrestation. Cette situation devient possible si aucune demande d’arrestation provisoire ou d’extradition n’est formulée par l’Etat requérant, si le nom de la personne recherchée est opportunément retiré du fichier d’Interpol ou du Système d’Information Schengen (SIS) ou encore si la personne recherchée n’y a jamais été inscrite, car la signature d’un mandat d’arrêt européen ne se confond pas avec sa diffusion. Pour tenter d’obtenir des éléments de preuve d’une éventuelle fraude à l’extradition, il est alors possible de se tourner vers la Commission de Contrôle des Fichiers d’Interpol (CCF), et de demander l’accès à l’historique de la notice rouge. Mais Interpol reste dans une logique de coopération policière, pour laquelle l’organisation a été créée, de sorte que même lorsqu’une anomalie de cette nature est détectée à l’occasion de l’examen d’une requête, les données encombrantes, sur ordre de la Commission, peuvent être purement et simplement supprimées, alors même que la Commission était saisie d’une demande d’accès à la notice rouge et non pas d’une demande d’effacement. Une probatio diabolica dont la justice va devoir s’emparer.

 

 

[1] « Les officiers de police judiciaire, assistés le cas échéant des agents de police judiciaire, peuvent, sur instructions du procureur de la République, procéder aux actes prévus par les articles 56 à 62 aux fins de rechercher et de découvrir une personne en fuite dans les cas suivants : 1° Personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par le juge d’instruction, le juge des libertés et de la détention, la chambre de l’instruction ou son président ou le président de la cour d’assises, alors qu’elle est renvoyée devant une juridiction de jugement ; 2° Personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par une juridiction de jugement ou par le juge de l’application des peines ; 3° Personne condamnée à une peine privative de liberté sans sursis supérieure ou égale à un an ou à une peine privative de liberté supérieure ou égale à un an résultant de la révocation d’un sursis assorti ou non d’une probation, lorsque cette condamnation est exécutoire ou passée en force de chose jugée ; 4° Personne inscrite au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes ayant manqué aux obligations prévues à l’article 706-25-7 ; 5° Personne inscrite au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes ayant manqué aux obligations prévues à l’article 706-53-5 ; 6° Personne ayant fait l’objet d’une décision de retrait ou de révocation d’un aménagement de peine ou d’une libération sous contrainte, ou d’une décision de mise à exécution de l’emprisonnement prévu par la juridiction de jugement en cas de violation des obligations et interdictions résultant d’une peine, dès lors que cette décision a pour conséquence la mise à exécution d’un quantum ou d’un reliquat de peine d’emprisonnement supérieur à un an.

Si les nécessités de l’enquête pour rechercher la personne en fuite l’exigent, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire peut, à la requête du procureur de la République, autoriser l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications selon les modalités prévues par les articles 100,100-1 et 100-3 à 100-7, pour une durée maximale de deux mois renouvelable dans les mêmes conditions de forme et de durée, dans la limite de six mois en matière correctionnelle. Ces opérations sont faites sous l’autorité et le contrôle du juge des libertés et de la détention.

Pour l’application des dispositions des articles 100-3 à 100-5, les attributions confiées au juge d’instruction ou à l’officier de police judiciaire commis par lui sont exercées par le procureur de la République ou l’officier de police judiciaire requis par ce magistrat.

Le juge des libertés et de la détention est informé sans délai des actes accomplis en application de l’alinéa précédent.

Si les nécessités de l’enquête pour rechercher la personne en fuite l’exigent, les sections 1,2 et 4 à 6 du chapitre II du titre XXV du livre IV sont applicables lorsque la personne concernée a fait l’objet de l’une des décisions mentionnées aux 1° à 3° et 6° du présent article pour l’une des infractions mentionnées aux articles 706-73 et 706-73-1 ».

 

[2]  Page 103 de l’étude d’impact du projet LOPMI présenté le 16 mars 2022 à l’Assemblée nationale

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