L’étranger sous OQTF et la procédure pénale
Les relations entre les procédures administratives d’éloignement du territoire d’un étranger en situation irrégulière et les poursuites pénales dont ce dernier peut faire l’objet sont marquées par un mélange de dépendance et d’indépendance qui vise à satisfaire à la fois le principe de séparation des pouvoirs, les droits de la défense et l’exigence constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. D’indépendance d’abord, qui se manifeste surtout dans le principe même du pouvoir de prendre une décision administrative d’éloignement d’un étranger malgré l’engagement de poursuites pénales à son encontre, et dans la relative autonomie dont jouit la légalité de cette décision par rapport auxdites poursuites. De dépendance ensuite, qui se manifeste plutôt pour l’exécution de la décision d’éloignement, alors souvent sujette à des suspensions liées au contrôle judiciaire ou à l’exécution de la peine, mais qui peut aussi, exceptionnellement, s’exercer à l’égard du juge de l’application des peines, lequel ne peut prononcer une mesure probatoire quand l’étranger détenu a fait l’objet d’une mesure d’éloignement. Certaines circonstances, telles que le prononcé d’une interdiction de retour, peuvent néanmoins conduire à une certaine tension entre ces deux tendances opposées, que les jugements des juridictions du fond les plus récents essaient de surmonter à la lumière des exigences de la réglementation du droit à assister à son procès pénal, telles que les a récemment explicitées la Cour de justice de l’Union européenne.
La question des rapports entre les procédures administratives d’éloignement des étrangers en situation irrégulière sur le territoire national et les procédures pénales dont ces derniers sont susceptibles de faire concomitamment l’objet a déjà de longue main retenu l’attention du législateur et des deux cours suprêmes nationales que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation. Plus récemment, ces rapports, ainsi que l’économie de la procédure contentieuse administrative applicable à l’étranger détenu faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), ont aussi donné lieu à des décisions du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, le régime de l’interdiction de retour issu de la directive dite Retour, qui les nomme interdiction d’entrée (puisque le « retour », au sens de cette directive, est le retour dans le pays d’origine, et non l’inverse), paraît susceptible de donner un nouveau jour à cette question, ainsi qu’il ressort de l’arrêt rendu le 15 septembre 2022 par la Cour de justice de l’Union européenne. Un état des lieux des solutions acquises et des nouvelles questions soulevées semble donc d’actualité. Celui auquel nous allons nous essayer, sans prétendre épuiser les questions, et en exprimant surtout le point de vue du juge administratif, se propose de distinguer selon que l’étranger est sous contrôle judiciaire (I), en détention (II), en placement à l’extérieur ou en libération conditionnelle (III) et d’aborder enfin la question du secret de l’enquête ou de l’instruction pénale (IV).
I – L’étranger sous contrôle judiciaire
L’état du droit, sur ce point, pourrait être résumé de la façon suivante : rien ne s’oppose à ce qu’une procédure administrative d’éloignement soit engagée contre un étranger parallèlement à une procédure pénale, pourvu que les exigences du contrôle judiciaire et du respect des droits de la défense soient satisfaites, ce qui peut impliquer, dans certains cas, une suspension de l’exécution de l’éloignement, et soulève aussi la question de la possibilité d’assortir cet éloignement d’une interdiction d’entrée ou de retour en France.
Pour le principe même de la possibilité de telles procédures parallèles, le conseiller d’État délégué par le président de la section du contentieux, la présidente Marie-Aimée Latournerie, a jugé, par une décision inédite au Recueil, mais souvent citée par la suite, que la circonstance qu’un étranger fasse, « à la date de la décision attaquée, l’objet de poursuites pénales », ne fait « pas légalement obstacle au prononcé d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière à son encontre »1. Des précisions notables doivent néanmoins être données à propos des exigences du contrôle judiciaire, du respect des droits de la défense et notamment du droit à assister à son procès pénal.
A – Les exigences du contrôle judiciaire ne s’opposent pas au prononcé mais seulement à l’exécution d’une OQTF
Par une décision Hoke du 20 janvier 19952, le Conseil d’État a jugé que « si M. Hoke, à la date de l’arrêté du 10 mars 1992, faisait l’objet d’une mesure de contrôle judiciaire, assortie d’une interdiction de quitter le territoire français, l’arrêté attaqué ne comportait la reconduite à la frontière de M. Hoke qu’une fois levée, par le juge judiciaire, l’interdiction ainsi prononcée ». La rédaction retenue ne permet certes pas bien de déterminer, par elle-même, si le Conseil d’État en a jugé ainsi parce que l’arrêté comportait expressément une telle réserve ou si c’est parce qu’il devait nécessairement être interprété ainsi. Mais, à la lumière des conclusions de Madame Martine Denis-Linton3, et de l’analyse de cette décision aux tables du recueil Lebon, il est permis de penser que c’est le second terme de cette alternative qui doit être retenu. Le résumé de la décision aux tables porte, en effet, que « l’existence de cette mesure de contrôle judiciaire n’affecte pas la légalité de l’arrêté ordonnant la reconduite à la frontière de l’intéressé, dont l’exécution ne pourra toutefois intervenir qu’une fois levée par le juge judiciaire l’interdiction de quitter le territoire ».
Au demeurant, tout doute éventuel quant au fait qu’une telle solution s’impose même en l’absence de réserve expresse dans l’arrêté n’apparaît plus permis depuis que le Conseil d’État, par une décision mentionnée aux tables du recueil Lebon du 6 juin 19974, a jugé que « l’intervention de l’arrêté de reconduite (…) n’a pas eu pour objet et ne saurait légalement avoir pour effet de soustraire l’intéressé à l’exécution de la mesure de contrôle judiciaire dont il faisait l’objet ». Le Conseil d’État en a conclu que « l’existence d’une mesure de contrôle judiciaire est par suite sans incidence sur la légalité de l’arrêté litigieux ». Termes que l’on retrouve, pour ces deux temps du raisonnement, et avec une portée générale, dans l’analyse de la décision aux tables du recueil Lebon. Cette dernière se réfère, il est vrai, à la décision Hoke, non par un « cf. » signalant la simple confirmation d’une solution antérieure, mais par un « rappr. », ce qui dénote une solution identique mais rendue dans un contexte juridique différent, ce qui s’explique sans doute, d’une part, par le fait que, dans cette seconde affaire, n’était pas en cause une interdiction de quitter le territoire, d’autre part, par une généralisation de la solution Hoke à toutes les exigences du contrôle judiciaire5. Cette interprétation correspond d’ailleurs à l’opinion qu’avait déjà exprimée Madame Martine Denis-Linton dans ses conclusions sur l’affaire Hoke : « Une autre solution qui a notre préférence consisterait à permettre au préfet de prendre l’arrêté de reconduite, mais celui-ci ne serait pas susceptible de recevoir exécution aussi longtemps que l’intéressé n’est pas en règle vis-à-vis de l’autorité judiciaire. Les effets de l’arrêté seraient donc paralysés jusqu’à ce que les mesures de contrôle judiciaires aient été levées. C’est un raisonnement comparable que vous tenez dans le cas d’un étranger qui purge une peine privative de liberté. Le ministre peut légalement prendre un arrêté d’expulsion à son encontre mais cette mesure ne pourra être effectivement exécutée qu’après sa sortie de prison (18 décembre 1992, Ministre de l’intérieur c/ ABIDI, req. n 132087 et 21 novembre 1986, Ministre de l’intérieur et de la décentralisation c/ BELLACHE, T. p. 639) a contrario »6. Ce n’est donc pas dans le seul cas d’une interdiction de quitter le territoire prononcée au titre du contrôle judiciaire (en application du 1 de l’article 138 du Code de procédure pénale), que s’applique cette obligation de suspendre l’exécution de l’OQTF, mais pour toutes les obligations imposées à l’étranger au titre du contrôle judiciaire, du moins, on peut le supposer, à toutes celles qui seraient incompatibles avec un éloignement du territoire français.
B – Les exigences des droits de la défense ne s’opposent en principe ni au prononcé ni à l’exécution d’une OQTF
Mais, sans préjudice du respect du contrôle judiciaire, il se déduit de l’ensemble des décisions précitées qu’en principe, ni le prononcé, ni même l’exécution, le cas échéant forcée, d’une OQTF, ne sont incompatibles avec les droits de la défense et la tenue d’un procès pénal. Cette jurisprudence assez stricte n’est pas tant liée à une mésestimation du droit d’assister à son procès pénal, qu’à l’idée que, par elle-même, la mesure d’éloignement ne fait pas obstacle au retour de l’intéressé. Dans les conclusions prononcées sur l’affaire Préfet de police contre Louisne de 1997, Madame Roul opinait en ce sens, en s’appuyant sur les conclusions de son collègue Monsieur Ronny Abraham sur la décision du Tribunal des conflits du 20 juin 19947 ; ainsi que l’a souligné Madame Roul, « Ronny Abraham estimait qu’une telle exécution forcée n’était pas contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, pour deux raisons. D’abord, cette exécution forcée “n’excluait nullement que, le moment venu, les intéressés fussent munis d’un sauf-conduit afin de pouvoir comparaître à l’audience correctionnelle à laquelle ils devaient être jugés”. Cet argument est encore plus fort – reprit alors Madame Roul – dans le cas d’une reconduite à la frontière, laquelle (…) ne fait pas obstacle au retour de l’étranger sur le territoire. L’autre argument avancé par Ronny Abraham était qu’“il est toujours loisible au tribunal correctionnel, constatant l’absence du prévenu pour des raisons qui ne procèdent pas de sa volonté, de renvoyer l’affaire à une audience ultérieure et de ne l’examiner qu’en présence de l’intéressé. En d’autres termes, il ne tient qu’à la juridiction répressive de ne pas méconnaître l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme” ».
C – La question de l’interdiction de retour au regard du droit d’assister à son procès pénal
La justification qui vient d’être évoquée à propos de la compatibilité de l’éloignement avec les droits de la défense, tenant à la possibilité du retour de l’étranger, ne laisse pas de soulever la question de la compatibilité de l’interdiction de retour dont l’OQTF pourrait être assortie alors que l’étranger fait l’objet d’une procédure pénale.
Or, cette question est de nature à se poser plus souvent aujourd’hui que par le passé, depuis la création des interdictions de retour pour la transposition de la directive n° 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. L’article 11 de la directive prévoit en son paragraphe 1 que, en principe, « les décisions de retour sont assorties d’une interdiction d’entrée : a) si aucun délai n’a été accordé pour le départ volontaire, ou b) si l’obligation de retour n’a pas été respectée », et que « dans les autres cas, les décisions de retour peuvent être assorties d’une interdiction d’entrée ». Ces dispositions sont transposées aujourd’hui en droit français aux articles L. 612-6 et suivants du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Par ailleurs, la directive (UE) n° 2016/343 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales est intervenue comme un facteur précipitant cette évolution, notamment par son article 8 relatif au « droit d’assister à son procès ». Saisie d’une question préjudicielle soulevée à propos de la combinaison de ces deux législations, la Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt du 15 septembre 20228, rendu dans l’affaire n° C-420/20, a dit pour droit que l’article 8, paragraphe 2, de la directive n° 2016/343 doit être interprété en ce sens qu’« il s’oppose à une réglementation d’un État membre permettant la tenue d’un procès en l’absence du suspect ou de la personne poursuivie, alors que cette personne se trouve en dehors de cet État membre et dans l’impossibilité d’entrer sur le territoire de celui-ci, en raison d’une interdiction d’entrée adoptée à son égard par les autorités compétentes dudit État membre ».
Depuis lors, l’on peut relever une dizaine de décisions des juridictions de fond s’étant prononcées au regard de cet arrêt. Par un jugement du 13 janvier 20239, le tribunal administratif de Paris a rappelé, s’agissant de l’OQTF, la jurisprudence précédemment citée du Conseil d’État, en des termes qui ne paraissent soulever aucune objection au vu de la solution retenue par la CJUE, en jugeant, en réponse à un moyen du requérant tiré de ce que « la décision portant obligation de quitter le territoire français a[urait] pour effet de l’empêcher de se défendre lors de l’audience pénale à laquelle il soutient être convoqué », que « cette décision n’a pas pour effet ni pour objet de lui interdire le retour en France ». Puis, s’agissant de l’interdiction de retour, le tribunal, après un point consacré à la question de la transposition de la directive de 2016, contestée de façon insuffisamment précise, a répondu au même moyen en considérant en tout état de cause que l’intéressé « dispose de la faculté, sur le fondement de l’article L. 613-7 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, à la condition qu’il justifie résider hors de France, de solliciter de l’autorité administrative à tout moment l’abrogation de l’interdiction de retour et de se trouver, alors, le cas échéant, en mesure de demander à être légalement autorisé à revenir en France pour assister à son procès ». D’autres décisions se réfèrent, de façon plus souple, à la possibilité de demander une simple suspension de l’interdiction de retour, en soulignant dans tous les cas la nécessité d’assortir une telle demande de précisions et de justifications suffisantes10. La référence à la faculté de demander la suspension de l’interdiction de retour peut être regardée comme se rattachant, mutatis mutandis, à la jurisprudence qui consacre l’obligation pour l’administration de ne pas exécuter une OQTF dans certaines conditions liées à un changement de circonstances11, rapprochement qui peut d’ailleurs soulever la question de savoir s’il conviendrait d’en juger de même dans le cas où la date de l’audience serait d’ores et déjà fixée à la date où l’interdiction de retour est prononcée.
Quel que soit le bien-fondé de ces solutions, l’on pourrait penser que l’état de la législation gagnerait sans doute à être précisé sur ce point, même s’il n’y a pas lieu d’y voir une incompétence législative du législateur ou une insuffisante transposition de la directive de 2016, vu le régime jurisprudentiel d’ensemble où les solutions précitées s’intègrent assez naturellement.
II – L’étranger en détention
L’état du droit, sur ce point, pourrait être résumé par la considération que rien ne s’oppose non plus à ce qu’une procédure administrative d’éloignement soit engagée contre un étranger en détention, pourvu que les exigences de l’exécution de la peine privative de liberté ou de la détention provisoire soient satisfaites, ce qui implique une suspension de l’éloignement durant la détention, et pourvu que la procédure contentieuse applicable permette le droit à un procès équitable, ce qui implique d’appliquer autant que possible la procédure de droit commun. La décision d’éloignement peut néanmoins avoir pour effet de limiter les pouvoirs du juge de l’application des peines.
A – Le pouvoir de prendre une OQTF contre un étranger détenu
En premier lieu, il convient de rappeler qu’il est parfaitement loisible à l’autorité administrative de notifier une OQTF à un étranger détenu.
Il suffit, sur ce point, de rappeler que le législateur a prévu des dispositions spécifiques pour le régime contentieux applicable dans un tel cas, au IV de l’article L. 512-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dispositions – désormais codifiées à l’article L. 614-15 du nouveau code – qui avaient d’ailleurs été en partie déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction résultant de la loi du 7 mars 2016, par la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-709 QPC du 1er juin 201812, et qui ont ensuite été modifiées par la loi du 10 septembre 2018 et ainsi déclarées conformes à la Constitution par la décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 201813.
Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision du 1er juin 2018, « l’administration peut notifier à l’étranger détenu une obligation de quitter le territoire français sans attendre les derniers temps de la détention, dès lors que cette mesure peut être exécutée tant qu’elle n’a pas été abrogée ou retirée ». Le Conseil constitutionnel en a déduit que l’administration « peut donc, lorsque la durée de la détention le permet, procéder à cette notification suffisamment tôt au cours de l’incarcération tout en reportant son exécution à la fin de celle-ci ». C’est pourquoi il en avait conclu, à propos des dispositions issues de la loi du 7 mars 2016, qu’« en enserrant dans un délai maximal de cinq jours le temps global imparti à l’étranger détenu afin de former son recours et au juge afin de statuer sur celui-ci, les dispositions contestées, qui s’appliquent quelle que soit la durée de la détention, n’opèrent pas une conciliation équilibrée entre le droit au recours juridictionnel effectif et l’objectif poursuivi par le législateur d’éviter le placement de l’étranger en rétention administrative à l’issue de sa détention ».
En deuxième lieu, il apparaît évident – ce que confirment les motifs de la décision du Conseil constitutionnel du 1er juin 2018 précités, s’il en était besoin – qu’une OQTF prise à l’encontre d’une personne détenue ne peut être exécutée avant la fin de la détention, ainsi que l’a d’ailleurs implicitement jugé le Conseil d’État à propos d’une mesure d’expulsion14.
Il convient à cet égard de souligner que la détention ne fait pas obstacle à l’édiction d’une obligation de quitter le territoire sans délai, l’exécution sans délai d’une telle mesure devant nécessairement être entendue, dans un tel cas, comme étant suspendue jusqu’à la fin de la détention de l’étranger. Ainsi, le Conseil constitutionnel, saisi de la loi du 10 septembre 2018, a examiné notamment l’hypothèse où « l’intéressé ne dispose que de quarante-huit heures pour former son recours »15, ce qui signifie nécessairement, en l’absence de disposition spécifique aux étrangers détenus prévoyant un tel délai, que l’obligation de quitter le territoire est dans ce cas prescrite sans délai, puisque c’est l’absence du délai qui entraîne, selon les dispositions générales du II de l’article L. 512-1, désormais codifiées à l’article L. 614-6, un délai de 48 heures pour saisir le juge de l’excès de pouvoir. Ce point ressort également des travaux préparatoires de la loi du 10 septembre 2018 et se trouve confirmé par la nouvelle codification : en effet, le nouvel article L. 614-15 dispose expressément que « les dispositions des articles L. 614-4 à L. 614-6 sont applicables à l’étranger détenu », ce qui renvoie à la procédure applicable en cas de délai de départ volontaire (les articles L. 614-4 à L. 614-5, qui prévoient un délai de recours de trente ou quinze jours selon le cas), ou à celle qui est applicable en l’absence d’un tel délai (l’article L. 614-6, qui prévoit quant à lui un délai de 48 heures).
Ce décalage entre la décision d’éloignement sans délai et son exécution est la conséquence du fait que, pour mieux assurer le droit à un recours juridictionnel effectif, l’administration doit s’efforcer d’anticiper autant que possible la libération de l’étranger détenu, afin que l’étranger bénéficie, pour le recours formé contre son éloignement, des délais de jugement de droit commun. Pour autant, l’administration ne perd pas le droit de prescrire l’éloignement sans délai de l’étranger détenu, c’est-à-dire immédiatement après le terme de sa détention.
B – La procédure contentieuse applicable
Ainsi qu’il a été dit, l’article L. 614-15 dispose expressément qu’en principe « les dispositions des articles L. 614-4 à L. 614-6 sont applicables à l’étranger détenu », ce qui renvoie aux dispositions, plus favorables, qui sont applicables lorsque – aux termes de l’article L. 614-2 – « l’étranger ne fait pas l’objet d’une assignation à résidence en application de l’article L. 731-1 ou d’un placement en rétention en application de l’article L. 741-1 ».
Autrement dit, c’est la formation collégiale statuant en trois mois, ou le magistrat désigné statuant en six semaines, qui est compétent, selon le cas, pour statuer (et non le magistrat désigné statuant sur le siège en 96 heures, compétent en cas de rétention administrative ou d’assignation à résidence). Ces cas se distinguent, on le sait, en vertu d’un état du droit des plus contestables en théorie et en pratique (quoiqu’il ne soit pas inconstitutionnel pour autant), selon le fondement légal qui a été retenu par le préfet :
• si l’OQTF est fondée sur le 1° (entrée irrégulière en France), le 2° (maintien irrégulier), ou le 4° (maintien irrégulier après rejet définitif d’une demande d’asile) de l’article L. 611-1, c’est le magistrat désigné qui est compétent ;
• si l’OQTF est fondée exclusivement sur l’un des autres items du même article L. 611-1 (le 5°, par exemple, en cas de menace pour l’ordre public), c’est la formation collégiale qui est compétente ;
• et si l’OQTF est fondée concomitamment sur l’un et l’autre de ces items, il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État que c’est alors le magistrat désigné qui est compétent : le Conseil d’État en a du moins ainsi jugé deux fois pour le cas où l’OQTF est fondée tant sur le 4° (rejet de la demande d’asile), que sur le 3° actuel (refus de titre de séjour)16.
À cette distinction s’en ajoute une autre qui différencie principalement :
• le délai du recours contentieux applicable en cas de délai de départ volontaire (articles L. 614-4 à L. 614-5, qui distinguent aussi le délai selon le fondement légal retenu, en prévoyant un délai de recours de 30 ou 15 jours selon le cas) ;
• de celui qui est applicable en l’absence d’un tel délai (article L. 614-6 : 48 heures). Sur ce dernier point, il nous paraît nécessaire de souligner que le Conseil d’État, au vu de nouvelles dispositions réglementaires, a jugé que l’administration devait, pour que le délai de 48 heures soit déclenché, mentionner dans la notification à un étranger retenu ou détenu, la possibilité de déposer sa requête dans le délai de recours contentieux auprès de l’administration chargée de la rétention ou du chef de l’établissement pénitentiaire17. L’expérience montre que cette obligation n’a toujours pas été intégrée en 2022 ou 2023 dans les formulaires de notification en usage à la préfecture de police18, ou à la préfecture des Hauts-de-Seine19 (à la différence de la préfecture de la Seine-Saint-Denis), voire dans les décisions des juridictions du fond.
Quant au régime du délai de départ volontaire qui détermine cette dernière distinction entre le délai de 48 heures et le délai de 15 ou 30 jours, il s’agit du régime de droit commun. Il est à rappeler simplement que, conformément à la directive Retour de 2008, l’article L. 612-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit que l’administration peut refuser d’accorder un délai de départ volontaire à l’étranger dans, en pratique, principalement deux cas :
• aux termes du 1°, si « le comportement de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public », condition dont on peut penser qu’elle sera souvent satisfaite lorsque l’étranger est en détention ;
• ou, aux termes du 3°, s’il existe un risque qu’il se soustraie à l’obligation qui lui est faite de quitter le territoire. L’article L. 612-3 précise que ce risque « peut être regardé comme établi », « sauf circonstance particulière », dans huit cas. Sur ce point, il convient de souligner que ce risque, et les critères correspondants, doivent être appréciés, évidemment, au regard de la fin de la détention, et qu’il ne saurait donc être réputé inexistant du seul fait de la détention où se trouve momentanément l’étranger20.
Ce n’est donc que par exception, afin de respecter la jurisprudence précédemment analysée du Conseil constitutionnel, que le législateur a prévu une procédure plus rapide, au second alinéa de l’article L. 614-15, qui dispose que « lorsqu’il apparaît, en cours d’instance, que l’étranger détenu est susceptible d’être libéré avant que le juge statue, l’autorité administrative en informe le président du tribunal administratif ou le magistrat désigné », en précisant qu’« il est alors statué sur le recours dirigé contre la décision portant obligation de quitter le territoire français selon la procédure prévue aux articles L. 614-9 à L. 614-11 et dans un délai de huit jours à compter de l’information du tribunal par l’autorité administrative ».
Il est à noter que le texte définitivement voté le 19 décembre 2023 de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, déférée au Conseil constitutionnel, prévoit, de façon générale et en particulier pour l’étranger qui est « détenu », de simplifier la procédure contentieuse applicable : les dispositions combinées des articles L. 614‑3, L. 921‑2, L. 922‑1 et L. 922‑2 du Code, issus de cette loi, prévoient dans ce dernier cas une procédure de jugement par un juge unique, avec un délai de saisine de 7 jours et un délai de jugement de 15 jours.
III – La notion de détention au sens des articles L. 614-14 et L. 614-15 du CESEDA
Après avoir ainsi déterminé le régime contentieux applicable à l’OQTF prise contre un étranger en détention, il convient de préciser le champ d’application de ce régime et en quel sens il convient de retenir la notion de « détention » au sens des articles L. 614-14 et L. 614-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile précédemment cités. Seront évoqués à la fois les cas les plus fréquents comme les plus évidents, mais aussi les cas « à la limite », sans prétendre à l’exhaustivité, mais en espérant néanmoins fournir quelques critères d’interprétation applicables à la plupart des cas susceptibles de se présenter.
A – La détention provisoire et l’incarcération
Les deux premiers cas de « détention » au sens des articles L. 614-14 et L. 614-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qu’il convient de répertorier sont la « détention provisoire » et « la détention en exécution d’une peine privative de liberté ». Il apparaît peu douteux que le législateur, en recourant au terme « détention », a entendu se référer au moins à ces deux espèces différentes de détention. Ces deux régimes de détention sont d’ailleurs tous deux subsumés sous le titre II du livre V de la partie législative du Code de procédure pénale, titre intitulé « De la détention » et comportant deux chapitres, le premier intitulé : « De l’exécution de la détention provisoire », le second : « De l’exécution des peines privatives de liberté ». Il ne paraît guère utile d’en dire davantage dans le cadre de cette étude.
B – Le cas de l’étranger faisant l’objet d’une libération conditionnelle
Le cas de la libération conditionnelle ne soulève, à l’examen, guère d’hésitation non plus, puisque les étrangers détenus font l’objet d’un régime spécifique expressément prévu par les textes depuis 1995, à l’article 729-2 du CPP.
Pour une présentation plus large du régime général de la libération conditionnelle et du régime spécifique aux personnes de nationalité étrangère, l’on peut se référer à l’utile présentation de synthèse qui en est faite dans le commentaire aux Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel de la décision n° 2019-799/800 QPC du 6 septembre 201921, relative au régime doublement spécifique de la libération conditionnelle des étrangers condamnés pour terrorisme.
Il importe ici simplement de souligner que l’article 729-2 du CPP prévoit que, « lorsqu’un étranger condamné à une peine privative de liberté est l’objet (…) d’obligation de quitter le territoire français », ou « d’interdiction de circulation sur le territoire français », notamment, « sa libération conditionnelle est subordonnée à la condition que cette mesure soit exécutée ». Elle peut d’ailleurs « être décidée sans son consentement ». Il s’ensuit que la libération conditionnelle d’un tel étranger implique obligatoirement l’exécution de la mesure d’éloignement, si bien qu’il ne peut jouir de sa libération conditionnelle en France, mais seulement dans son pays d’origine.
Il est donc clair que la « libération conditionnelle » de l’étranger détenu marque la fin de sa « détention » au sens des dispositions des articles L. 614-14 et L. 614-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, et qu’elle doit être regardée comme une libération au sens du participe « libéré » qui est utilisé au second alinéa de l’article L. 614-15, lequel prévoit, ainsi qu’il a été dit précédemment, un délai spécial de jugement de huit jours dans le cas où l’étranger est « libéré avant que le juge [ne] statue » sur le recours formé contre l’OQTF.
C – Le cas du placement à l’extérieur
Le cas du placement à l’extérieur mérite, en l’absence de disposition très expresse spécifiquement applicable aux étrangers, un examen un peu plus attentif, mais dont la conclusion ne paraît pas douteuse, au moins en ce qui concerne les pouvoirs de l’autorité administrative.
L’article 123-25 du Code pénal définit le placement à l’extérieur comme une modalité d’exécution de la peine d’emprisonnement. De façon significative, le Code de procédure pénale régit le placement à l’extérieur par des dispositions figurant aux articles 723 et suivants, qui sont situés sous le titre intitulé « De la détention », lequel est distinct de celui qui est consacré, ensuite, à la « libération conditionnelle ».
Les conditions d’application de cette mesure sont définies notamment aux articles D. 119 et suivants du CPP. Entre autres dispositions, mérite en particulier d’être cité l’article D. 125, qui énonçait jusqu’en 2022 que « les détenus qui, bénéficiant d’une des autorisations prévues aux articles 723, 723-3 et 723-7, n’ont pas regagné l’établissement pénitentiaire ou le lieu d’assignation désigné par le juge de l’application des peines dans les délais fixés, doivent être considérés comme se trouvant en état d’évasion ». Ces dispositions ont été depuis lors recodifiées à l’article D. 424-7 du Code pénitentiaire.
Il semble donc que, même si le placement à l’extérieur et la libération conditionnelle participent ensemble au régime d’aménagement des peines, ces deux mesures soient de nature fort différentes, et qu’il soit à tout le moins possible d’affirmer qu’une personne condamnée à une peine d’emprisonnement et faisant l’objet d’un « placement à l’extérieur » doive être regardée comme étant toujours en « détention » au sens des articles L. 614-14 et L. 614-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile22. Il est à noter que le raisonnement est à plus forte raison transposable à la détention à domicile sous surveillance électronique qui est également susceptible d’être prononcée en application de l’article 123-25 du Code pénal.
Il en résulte les conséquences suivantes.
Premièrement, l’obligation de quitter le territoire sans délai ne peut être exécutée pendant le placement à l’extérieur, avant la libération conditionnelle : son exécution est de plein droit suspendue jusqu’à la date de celle-ci. Mais pour autant, ainsi qu’il a été dit, l’autorité administrative compétente est en droit de prescrire cette mesure, dans l’attente de la libération conditionnelle.
Deuxièmement, l’obligation de quitter le territoire sans délai qui est édictée à l’encontre d’un étranger bénéficiant déjà d’un placement à l’extérieur devrait normalement mettre fin à cette mesure : il résulte, en effet, de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que l’exécution de mesures probatoires est incompatible avec la décision d’éloignement du territoire23.
Cette incompatibilité signifie que le juge de l’application des peines ne peut prononcer une mesure probatoire, telle que le placement à l’extérieur, quand l’étranger détenu a antérieurement fait l’objet d’une mesure d’éloignement : de la même façon, il semble qu’elle devrait imposer au juge de l’application des peines de mettre fin au placement à l’extérieur lorsque l’autorité administrative compétente a postérieurement décidé d’obliger l’étranger détenu placé à l’extérieur à quitter le territoire.
C’est un cas exceptionnel où l’on voit une décision de l’autorité administrative limiter les pouvoirs du juge de l’application des peines, mais c’est un cas qui paraît bien consacré par la jurisprudence constante de la Cour de cassation et lié à la spécificité de la situation des étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement ou d’une interdiction administrative du territoire.
Troisièmement, et quoi qu’il en soit, dès lors que le placement à l’extérieur de l’étranger détenu ne peut être regardé comme sa « libération » au sens du second alinéa de l’article L. 614-15 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ce sont bien « les dispositions des articles L. 614-4 à L. 614-6 » qui sont applicables, ce qui signifie notamment que c’est, selon le cas, soit la formation collégiale statuant en trois mois, soit le magistrat désigné statuant en six semaines, qui statue, sans faire application du délai spécial de huit jours réservé au cas de libération imminente.
IV – Le secret de l’enquête ou de l’instruction pénale et le juge de l’éloignement
Il est un dernier point de jonction de ces procédures parallèles qui mérite d’être examiné à raison des moyens auquel il peut donner lieu : il s’agit de la question des éléments qui auraient été utilisés par l’autorité administrative ou produits devant le juge administratif en méconnaissance – est-il allégué – du secret de l’enquête et de l’instruction pénale dont le principe est posé à l’article 11 du CPP. Il convient à cet égard de distinguer entre la question de la « recevabilité » des documents produits devant le juge, de l’incidence de l’utilisation de ces documents par l’autorité administrative sur la légalité de sa décision.
A – Les éléments de l’enquête ou de l’instruction pénale produits devant le juge administratif
Sur ce premier point, la jurisprudence du Conseil d’État a fermement tranché, il y a au moins un demi-siècle, dans le sens suivant : « En l’absence de disposition le prévoyant expressément, l’article 11 du Code de procédure civile ne peut faire obstacle au pouvoir et au devoir qu’a le juge administratif de joindre au dossier, sur production spontanée d’une partie, des éléments d’information recueillis dans le cadre d’une procédure pénale et de statuer au vu de ces pièces après en avoir ordonné la communication pour en permettre la discussion contradictoire »24. Le Conseil d’État en déduit logiquement que le juge administratif est, en principe, fondé à rejeter les conclusions tendant à ce que des pièces couvertes par le secret de l’instruction soient écartées du dossier.
B – Les éléments utilisés par l’autorité administrative et la question de l’incidence d’une violation du secret de l’instruction sur la légalité de l’OQTF
Moins nettement tranchée semble la question de l’utilisation de tels éléments par l’autorité administrative en méconnaissance du secret de l’enquête ou de l’instruction pénale. La question peut paraître assez théorique, mais elle peut donner lieu à des moyens, auxquels le juge administratif doit répondre.
Dans la mesure où, s’il ne semble pas que le CESEDA prévoie, entre les mains de l’autorité administrative chargée de l’éloignement des étrangers, un droit de communication semblable à ce que le Livre des procédures fiscales prévoit pour l’administration fiscale, il reste que le dernier alinéa de l’article 11 du CPP dispose que « pour mettre fin à un trouble à l’ordre public ou lorsque tout autre impératif d’intérêt public le justifie, le procureur de la République peut (…) directement ou par l’intermédiaire d’un officier de police judiciaire agissant avec son accord et sous son contrôle, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ». Les conditions de fond ainsi posées par ce texte, pour une publicité qui autorise sans doute a fortiori une transmission à l’autorité administrative, permettent, sans guère de difficulté, une application de ces dispositions à l’étranger en situation irrégulière faisant l’objet de poursuites pénales à raison de faits susceptibles de caractériser une menace à l’ordre public. Il reste toutefois qu’il faut une décision du ministère public. En outre, la question se pose de savoir quels sont les « éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ».
À cette question de la violation du secret de l’enquête ou de l’instruction, il ne semble pas que le Conseil d’État ait été amené à donner une réponse, du moins une réponse très explicitement consacrée en jurisprudence. Les juridictions du fond, et notamment les cours administratives d’appel, semblent être partagées entre pas moins de trois types de réponse.
La première, qui paraît la plus douteuse, consiste à dire que « le secret de l’instruction, édicté par l’article 11 du CPP, n’est pas opposable au préfet, qui ne concourt pas à la procédure pénale »25. Ainsi que le relève le commentaire aux Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel de la décision n° 2017-693 QPC du 2 mars 201826, relative à la présence des journalistes au cours d’une perquisition, que nous citons comme une commode et avisée synthèse de l’état du droit : « L’article 11 du CPP présente la particularité de poser de manière large le secret de l’enquête et de l’instruction à son premier alinéa, avant de le “réduire” au seul secret professionnel des personnes concourant à la procédure à son deuxième alinéa. Cela ne signifie pas que seules les personnes concourant à la procédure seraient tenues au secret, mais que seules ces dernières peuvent encourir, sur le fondement de l’article 11, les sanctions pénales réprimant la méconnaissance du secret professionnel prévues aux articles 226-13 et 226-14 du Code pénal ». Après avoir évoqué la jurisprudence de la Cour de cassation définissant les personnes devant être considérées comme concourant à la procédure – au nombre desquelles il est clair que ne figure plus du tout le préfet depuis 1993 –, le commentaire poursuit en ces termes : « À l’inverse, les personnes qui ne concourent pas à la procédure sont la personne mise en cause ou en examen, la victime, les parties civiles, les témoins, les journalistes et tout autre tiers [dont le préfet, pourrait-on préciser]. Elles peuvent donc porter à la connaissance du public des informations liées à la procédure sans être poursuivies pour violation du secret de l’enquête ou de l’instruction. Un journaliste est ainsi en droit de publier une information sur le contenu d’un dossier pénal, dès lors qu’il l’a obtenue régulièrement, par exemple, de l’une des parties. Il peut, en revanche, si l’information a été obtenue par une personne tenue au secret de l’enquête ou de l’instruction, être condamné pour recel de violation de ce secret ». On l’aura compris : la première réponse que nous venons de citer, qui tente de se placer sur le terrain de la procédure pénale, en essayant de faire fond sur les termes de l’article 11 du CPP, est celle d’un juge administratif qui s’aventure dans des contrées inconnues, et où ce dernier manque d’apercevoir l’écueil du recel, cette massive pierre d’achoppement si âprement débattue en cette matière, comme en d’autres d’ailleurs.
La deuxième réponse envisagée par les juges de fond, plus classique et moins tributaire de l’appréciation d’un droit qui relève de la compétence d’un autre ordre de juridiction, ne manquait pas de solidité au moins jusqu’en 2013 : elle consiste à faire jouer tout simplement le principe de l’indépendance des procédures27. Il est d’ailleurs fort possible qu’elle soit toujours valable. Mais elle mériterait un réexamen au regard de la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-679 DC du 4 décembre 201328 qui, à propos de dispositions relatives à l’utilisation des documents, pièces ou informations portés à la connaissance des administrations fiscale ou douanière, dans le cadre des procédures de contrôle à l’exception de celles relatives aux visites en tous lieux, même privés, que « ces dispositions ne sauraient, sans porter atteinte aux exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789, permettre aux services fiscaux et douaniers de se prévaloir de pièces ou documents obtenus par une autorité administrative ou judiciaire dans des conditions déclarées ultérieurement illégales par le juge ; que, sous cette réserve, le législateur n’a, en adoptant ces dispositions, ni porté atteinte au droit au respect de la vie privée ni méconnu les droits de la défense » (cons. 33).
Sans prétendre apporter une réponse définitive à cette question, que nous n’avons pas été amené à trancher personnellement au contentieux, l’on peut relever que la décision du Conseil constitutionnel ne remet pas en cause le principe même de l’indépendance des procédures, dans les différents cas où ce dernier trouve à s’appliquer, bien qu’elle lui assigne une limite. Par exemple, en matière fiscale, si le Conseil d’État juge désormais, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du 4 décembre 2013, que l’administration fiscale ne peut se prévaloir, pour établir l’imposition, de pièces ou documents obtenus par une autorité administrative ou judiciaire dans des conditions déclarées ultérieurement illégales par le juge29, il a néanmoins ultérieurement réaffirmé le principe d’indépendance des procédures de redressement suivies à l’encontre d’une société de capitaux et de son associé par la décision du 4 décembre 201930. Ainsi que l’a souligné Madame de Barmon lors de l’audience du Conseil d’État du 16 juillet 2020, dans ses conclusions sur les pourvois de M. Maxime B.31, « la décision Société Car Diffusion 78 du 15 avril 201532 (…) ne remet pas en cause cette longue lignée jurisprudentielle : elle se contente de juger que l’administration ne peut se prévaloir pour établir les impositions de pièces obtenues d’autorités administratives ou judiciaires par l’exercice [de] son droit de communication dans des conditions ultérieurement déclarées illégales par le juge pénal. Cette décision règle une question de licéité et de validité de la preuve, pas d’opérance des moyens d’irrégularité d’une procédure d’imposition indépendante ». Si l’on devait suivre cette même analyse, l’on pourrait penser que le raisonnement en termes d’indépendance des procédures devrait toujours pouvoir être tenu, sous réserve du cas particulier où des éléments de l’enquête ou de l’instruction pénale auraient été obtenus par l’autorité administrative ou judiciaire « dans des conditions déclarées ultérieurement illégales par le juge », ce qui implique que le juge compétent se soit prononcé sur une telle illégalité.
Cette dernière observation nous amène à la troisième réponse que l’on peut trouver – plus rarement – dans la jurisprudence administrative, assez proche et complémentaire de la précédente : cette réponse consiste à relever qu’« il n’appartient pas au juge administratif de se prononcer sur les conditions dans lesquelles les pièces d’une procédure d’enquête judiciaire sont transmises au préfet »33. Ce type de réponse est similaire à celle qu’oppose le juge de l’impôt au moyen tiré de l’irrégularité des procédures de visites domiciliaires, dont l’appréciation ressort exclusivement au juge judiciaire, à ceci près que la jurisprudence prévoit alors, sous certaines conditions, une obligation de sursis à statuer34. Cette obligation de surseoir paraît en revanche hors de mise pour un recours contentieux contre une OQTF, ne serait-ce qu’en raison des délais de jugement que le législateur a prévus en la matière.
Ainsi, il apparaît au terme de ces développements que les relations entre les procédures administratives d’éloignement du territoire d’un étranger en situation irrégulière et les poursuites pénales dont ce dernier peut faire l’objet sont marquées par un mélange de dépendance et d’indépendance qui vise à satisfaire à la fois le principe de séparation des pouvoirs, les droits de la défense et l’exigence constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. D’indépendance d’abord, qui se manifeste surtout dans le principe même du pouvoir de prendre une décision d’éloignement d’un étranger malgré l’engagement de poursuites pénales à son encontre, et dans la relative autonomie dont jouit la légalité de cette décision par rapport auxdites poursuites. De dépendance ensuite, qui se manifeste plutôt pour l’exécution de la décision d’éloignement, alors souvent sujette à des suspensions liées au contrôle judiciaire ou à l’exécution de la peine, mais qui peut aussi, exceptionnellement, s’exercer à l’égard du juge de l’application des peines, qui ne peut prononcer une mesure probatoire quand l’étranger détenu a fait l’objet d’une mesure d’éloignement.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 24 nov. 1993, n° 139879, Préfet de police de Paris c/ C.
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2.
CE, 20 janv. 1995, n° 136632, Hoke : Lebon.
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3.
JCP G 1995, II 22500, concl. M. Denis-Linton.
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4.
CE, 6 juin 1997, n° 172939, Préfet de police c/ Louisne : Lebon T.
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5.
V., pour une synthèse suggérant cette interprétation, TA Melun, 6 oct. 2023, n° 2212109, pt 8.
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6.
CE, 18 déc. 1992, n° 132087, ministre de l’Intérieur c/ Abidi – CE, 21 nov. 1986, n° 61614, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation c/ Bellache : Lebon T.
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7.
T. confl., 20 juin 1994, n° 02932, Madaci et Youbie : Lebon.
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8.
CJUE, 15 sept. 2022, n° C-420/20.
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9.
TA Paris, 4e sect.-3e ch., n° 2216238.
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10.
V. en ce sens, une ordonnance du juge du référé-liberté du tribunal administratif de Clermont-Ferrand (TA Clermont-Ferrand, 11 sept. 2023, n° 2302132), qui, dans le cas d’un report d’audience, se prononce en ces termes : « Toutefois, à supposer que cette date d’audience ait été maintenue comme M. M. l’allègue, il ne démontre ni même n’allègue avoir présenté auprès de l’autorité préfectorale une nouvelle demande de suspension de son interdiction de retour sur le territoire français pour pouvoir être présent à cette audience ni ne démontre ni même n’allègue avoir présenté une demande de report d’audience auprès du juge correctionnel afin d’être convoqué soit après l’expiration de l’interdiction de retour sur le territoire, soit à une date lui permettant d’accomplir les démarches administratives nécessaires pour obtenir à la fois une suspension de son interdiction de retour et un visa afin d’être présent à l’audience de son procès ».
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11.
CE, 8 mars 2016, n° 397206, Mme Larhouati : Lebon T.
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12.
Cons. const., QPC, 1er juin 2018, n° 2018-709.
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13.
Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770.
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14.
CE, 21 nov. 1986, n° 61614, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation c/ Bellache : Lebon T.
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15.
Cons. const., DC, 6 sept. 2018, n° 2018-770, pt 82.
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16.
CE, 2e-7e ch. réunies, 21 févr. 2023, n° 468799, M. Boukhbiza : Lebon T. – CE, 28 juin 2019, n° 426703, M. et Mme Jata : Lebon T.
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17.
CE, 10 juin 2020, n° 431179, M. Akue : Lebon T.
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18.
TA Melun, 5 oct. 2023, n° 2209756.
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19.
TA Melun, 23 oct. 2023, n° 2304293.
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20.
V. le développement précédent sur l’économie de ce régime et TA Melun, 6 oct. 2023, n° 2212109, pt 15.
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21.
Cons. const., QPC, 6 sept. 2019, n° 2019-799/800.
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22.
Quoique ce rapprochement ne soit pas des plus pertinents pour la présente question, v. néanmoins, s’agissant d’une appréciation du placement à l’extérieur par le Conseil d’État, quant au point de savoir s’il doit être regardé comme une période de résidence régulière au sens du 4° de l’article L. 521-2 de l’ancien Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, v. CE, 28 févr. 2020, n° 426076, M. Ouannes : Lebon T.
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23.
Cons. const., QPC, 6 sept. 2019, n° 2019-799/800, pt 7, relative aux conditions de la libération conditionnelle des étrangers condamnés pour terrorisme, et son commentaire ainsi que les références jurisprudentielles citées dans le dossier documentaire publié sur le site du Conseil constitutionnel.
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24.
CE, 25 oct. 2004, n° 251930, Sté Francefert : Lebon T., non analysée aux tables sur ce point mais ne faisant qu’appliquer, en termes étendus du « Conseil d’État » au « juge administratif », des solutions consacrées par des décisions publiées au recueil Lebon et analysées sur ce point aux tables en 1973 et 1975 : CE, sect., 26 oct. 1973, nos 83550 et 83613, Élections municipales de Villeneuve-sur-Lot : Lebon – CE, 9 avr. 1975, n° 92676, Sieurs Krivine, Rousset et Weber : Lebon, et, pour une application récente au juge disciplinaire, par l’assemblée du contentieux : CE, ass., 30 déc. 2014, n° 381245, M. Bonnemaison : Lebon. V. aussi TA Melun, 6 oct. 2023, n° 2212109, préc., pt 3.
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25.
V., pour un arrêt récent retenant cette position maintes fois réitérée par les juges du fond, CAA Bordeaux, 22 juill. 2021, n° 20BX03657, pt 4.
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26.
Cons. const., QPC, 2 mars 2018, n° 2017-693.
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27.
CAA Paris, 5 févr. 2021, n° 20PA01157, pt 3.
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28.
Cons. const., DC, 4 déc. 2013, n° 2013-679.
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29.
CE, 15 avr. 2015, n° 373269, Sté Car Diffusion 78 : Lebon.
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30.
CE, 4 déc. 2019, n° 417967, M. et Mme Muller : Lebon T. ; RJF 3/20, n° 225.
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31.
CE, 16 juill. 2020, nos 427716 et 427717.
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32.
CE, 15 avr. 2015, n° 373269, Sté Car Diffusion 78 : RJF 7/15, n° 613.
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33.
CAA Douai, 7 mars 2013, n° 12DA01080, pt 3.
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34.
TA Paris, 5 juin 2019, n° 1705824, SARL S. : RJF 1/20, n° 45 ; La Lettre du Tribunal administratif de Paris, n° 59, sept. 2019.
Référence : AJU010z3