Jean-Raphaël Fernandez : « Non, les avocats ne sont pas les complices de leurs clients ! »
L’assemblée générale de la Conférence des bâtonniers s’est tenue vendredi à Paris, en présence du nouveau garde des Sceaux Gérald Darmanin, dont le discours, contre toute attente, a été plutôt bien reçu par les 163 bâtonniers présents.

C’est peu dire que Gérald Darmanin se risquait sur un terrain miné en acceptant, selon la tradition, de se rendre à l’assemblée générale de la Conférence des bâtonniers ce vendredi 24 janvier. Le nouveau garde des Sceaux suscite en effet la méfiance en raison de son ancien poste de ministre de l’Intérieur. Beaucoup redoutent qu’il n’envisage la justice que son aspect sécuritaire. Mais il n’y a pas que cela. Les multiples sorties des magistrats contre les avocats qui seraient les « complices » de leurs clients, sur fond de lutte contre le narcotrafic, nourrissent la colère depuis des jours. Des accusations portées par le ministre lui-même qui a déclaré le 6 janvier dernier sur RTL que certains avocats travaillaient « non pas à l’innocence de leur client » mais à « emboliser la chambre d’instruction », pour « libérer de la détention provisoire des personnes parce qu’on sait qu’elles ne seront plus jugées ».
Un nouveau parquet national n’est pas une bonne idée
C’est le premier sujet qu’a abordé le président Jean-Raphaël Fernandez. Après avoir rappelé que le 24 janvier était la journée de l’avocat en danger, et cité les nombreux dossiers sur lesquels la Conférence intervient au secours de ses confrères étrangers en danger, il a invité le ministre à signer la convention européenne de la protection de l’avocat en premier « pour que la France montre l’exemple à tous les pays européens ». Ce serait aussi, a-t-il ajouté, « un vrai signal adressé aux avocats, car certaines critiques ont été très mal ressenties. Non, les avocats ne sont pas les complices de leurs clients. Ce n’est pas tolérable ! ». Un propos salué par une très longue standin ovation de la salle qui a montré à quel point la profession est révoltée par les accusations dont elle est l’objet.
Des attaques qui ne sont pas le seul point noir parmi les mesures annoncées pour lutter contre le narcotrafic. La Conférence est en effet opposée à la création d’un parquet national. Comme la procueure générale de Paris qui a qualifié la mesure de « miroir aux alouettes », (notre article sur la rentrée de la cour d’appel de Paris ici) et le tribunal judiciaire de Paris (à lire ici), vent debout contre ce projet, le président Fernandez estime qu’il faut surtout renforcer les JIRS (juridictions interrégionales spécialisée) et la Junalco (juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée). Avocats et magistrats pensent en effet que l’efficacité de la justice ne se limitte pas à renforcer les capacités de poursuites mais toute la chaine pénale, jusqu’au jugement.

D’autres réformes préoccupent la profession, comme celle de l’allongement des délais de détention provisoire, des des délais de demandes de mises en liberté ou encore la refonte des nullités en procédure pénale. « Si les avocats soulèvent des nullités, ce sont les juges qui les acceptent ou pas, et on ne peut faire peser sur les avocats des décisions prises par des magistrats impartiaux et indépendants » a rappelé le président.
Des délais de jugement indigestes
Plutôt que ces réformes, la profession préférerait qu’on alloue des moyens supplémentaires aux juridictions, car, malgré les augmentations historiques de budget obtenues par Éric Dupond-Moretti, la situation continue de se dégrader. « Nous avons découvert en 2024, que des problèmes de délai sont apparus dans des petites et moyennes juridictions où l’on n’avait jamais vu ça » a indiqué Jean-Raphaël Fernabdez qui a annoncé que la Conférence avait dressé un tableau complet de la situation et des principaux points noirs, déjà évoqué lors d’un premier rendez-vous avec le directeur des services judiciaires. « Sucres rapides, sucres lents, les délais de jugement restent toujours indigestes, Monsieur le ministre ». Une allusion à l’expression de son prédécesseur Eric Dupond-Moretti pour désigner les assistants envoyés en renfort dans les juridictions en attendant l’arrivée des nouvelles promotions de magistrats.

Les MARD ne sont pas un outil de gestion des stocks
Parmi les sujets de tension entre la profession et le ministère, figurent également les trois missions d’urgence lancées par l’éphémère garde des Sceaux Didier Migaud et que Gérald Darmanin a reprises à son compte ; elles concernent la déjudiciarisation, l’audiencement pénal, et l’exécution des peines. Les avocats n’ont pas été sollicités, ce qui les expose à proposer des réformes contreproductives si on n’entend pas les justiciables et leurs défenseurs, a prévenu le président Fernandez. La Conférence s’est néanmoins mobilisée pour travailler sur des propositions. S’agissant de la déjudiciarisation, Jean-Raphaël Fernandez met en garde : « Nous ne voulons pas voir les MARD comme un outil de gestion des stocks, c’est un enjeu colossal ; vouloir les imposer à cause des retards, c’est contreproductif ». Il n’a pas été plus loin, car lors de son discours, l’assemblée n’avait pas encore voté sur les propositions des commissions.
En matière criminelle, la conférence est contre les cours criminelles départementales (CCD), comme les magistrats d’ailleurs qui dénoncent l’embolisation de l’audiencement qu’elles ont provoquée. « Remplacer des jurys populaires par des magistrats professionnels ne peut que désorganiser les juridictions, nous le disons depuis le départ », a-t-il rappelé. Et d’ajouter qu’elles ont été créées pour que les viols ne soient pas correctionnalisés, alors même qu’on est en train de vouloir réduire le nombre de juges dans les CCD pour en faire….des tribunaux correctionnels. Pour le président de la Conférence, ce n’est pas conforme aux attentes des Français, qui demandent au contraire qu’on accorde plus de place aux victimes. C’est en raison de l’augmentation du nombre de placements en en détention provisoire que l’audiencement est en souffrance. S’agissant de la CRPC, la profession y est favorable, sous réserve qu’il s’agisse d’une vraie négociation. C’est souvent le cas, mais il y a aussi des tribunaux où l’on dit à l’avocat « c’est ça ou rien ». Ce n’est pas ça l’égalité des armes, il faut coconstruire les meilleures solutions, a souligné le président Fernandez.
Enfin concernant l’exécution des peines, il demande à l’état de tirer les conséquences de la surpopulation carcérale, car chaque mois le nombre de détenus augmente, mais pas celui des places. Qualifiant la situation d’indigne, il a déclaré au ministre : « Nous avons proposé un mécanisme de régulation. Politiquement, c’est difficile à porter, mais quand on a une âme et un cœur, on ne peut pas supporter ça ».
Aide juridictionnelle : la conférence demande une revalorisation de l’UV
Sans surprise, le président a également réclamé l’augmentation de l’UV en matière d’aide juridictionnelle qui est à 36 euros et devrait être portée à 40, selon une étude. Il a annoncé enfin que la Conférence allait lancer un recours contre le décret 2024-1225 du 30 décembre dernier qui crée une nouvelle « contribution économique » à la charge des entreprises. Ce texte prévoit que le justiciable qui saisit l’un des douze tribunaux des activités économiques (ce sont des tribunaux de commerce dotés de compétences plus étendues dans le cadre d’une expérimentation qui doit durer 4 ans) devra s’acquitter d’une contribution lorsque le litige dépasse 50 000 euros. Le barreau de Paris a déjà engagé un recours et le Conseil national des barreaux travaille sur le sujet. Le président a mis en garde le ministre sur le glissement de la compétence concernant les entreprises vers Bercy et ce que cela engendrait en termes de complications.

Quand est venu son tour de s’exprimer, Gérald Darmanin a choisi de délaisser le discours qu’on lui avait préparé pour répondre point par point aux questions soulevées. Concernant les avocats en danger, il a indiqué qu’il avait déjà écrit à son homologue tunisien et qu’il était à disposition de la profession sur tous les cas à propos desquels elle souhaiterait le solliciter. Puis il a désamorcé ce qu’il a qualifié « d’éléphant dans la pièce », à savoir les attaques contre les avocats lors des rentrées solennelles. « Mon travail n’est pas de rogner la liberté d’expression des uns et des autres. Je ne peux qu’inviter non pas au monologue, mais à des échanges francs, peut-être difficiles ». En clair, c’est aux avocats et aux magistrats de s’expliquer entre eux. Il a précisé qu’il signerait le 14 mai la convention européenne de protection de l’avocat et que, d’une manière générale, il entendait être le gardien du secret, de la liberté, et de l’indépendance des avocats.
Gérald Darmanin ne reviendra pas sur les cours criminelles départementales
Témoignant d’une étonnante connaissance des dossiers alors qu’il n’est en fonctions que depuis un mois, le ministre a indiqué que s’il n’était pas convaincu par les cours criminelles départementales, il ne les remettrait toutefois pas en cause, mais travaillerait plutôt sur les délais d’audiencement jugés trop courts. Au passage, il s’est dit très attaché au jury populaire, ce qui semble signifier qu’il ne répondra pas favorablement à ceux qui voudraient étendre la compétence des cours d’assises composées exclusivement de magistrats. Sur la question très sensible de la surpopulation carcérale – la barre des 80 000 détenus a été franchie – Gérald Darmanin a surpris l’assemblée en racontant qu’il se souvenait être allé voir son père en prison il y a 20 ans, qui s’était vu infliger un mois de détention pour s’être battu. Il y a aujourd’hui le même nombre de détenus en France qu’en 1980 alors que la population a augmenté, a-t-il expliqué, mais les peines sont plus longues, d’où la surpopulation. « Personne ne se satisfait que 4000 personnes dorment par terre » admet le ministre, qui se dit opposé à la solution du numerus clausus. En revanche, il a précisé être ouvert à une régulation intelligente, à condition que les personnes qui présentent un danger pour la société puissent être incarcérées. Pour les autres, il faudra procéder à des aménagements, il a d’ailleurs augmenté les places de semi-liberté, mais comme cela concerne 20 000 personnes, « ça ne se fera pas du jour au lendemain ».
Le garde des Sceaux annonce la création de nouvelles JIRS
Le projet de parquet national sera semble-t-il mené à son terme. Gérald Darmanin pense en effet que ce serait « bizarre » d’avoir créé un parquet national financier et parquet national antiterroriste et de ne pas faire preuve d’une volonté politique équivalente face au narcotrafic. Les magistrats du tribunal judiciaire de Paris lui ont répondu mardi – il était absent pour cause de déplacement à l’étranger – que la lutte contre le narcotrafic ne pouvait s’envisager sous le seul angle du parquet et qu’il fallait aussi travailler sur les capacités de traitement des dossiers et de jugement. Un message que Gérald Darmanin semble avoir entendu, car il a précisé que s’il était favorable au parquet national, il restait à en définir son périmètre et qu’il entendait par ailleurs créer de nouvelles JIRS.
Pas de coup de rabot budgétaire
Quant aux moyens alloués à son ministère, ses explications ont été particulièrement appréciées. Gérald Darmanin a indiqué avoir obtenu 330 millions de plus que le gouvernement Barnier. C’est 200 millions de moins que ce que prévoyait la loi de programmation, reconnait-il, mais c’est déjà ça. Pour convaincre Bercy et le Premier Ministre, il faut mettre dans l’atmosphère des « objets politiques » a-t-il expliqué parce qu’il est impossible d’obtenir plus de crédits pour continuer à faire ce qu’on fait déjà. D’où les projets de réforme, et notamment le plan carcéral annoncé jeudi dans la perspective du prochain budget. L’autre point important, c’est qu’il a obtenu l’engagement qu’il n’y aurait pas de coup de rabot. L’an dernier, 500 millions ont été gelés en juillet, a-t-il rappelé. Toujours au chapitre des finances, Gérald Darmanin s’est dit prêt à discuter d’une revalorisation, avant juin, pour inscrire d’éventuelles nouvelles dépenses dès l’élaboration de la maquette budgétaire. De même qu’il est prêt à discuter aussi du décret sur la contribution des entreprises.
Parmi les sujets qui mobilisent son attention figurent l’exécution des peines, parce qu’elle fait partie de la demande de confiance et toute la question de l’enfance, des mineurs auteurs ou victimes, sur laquelle il souhaite mettre les moyens supplémentaires qu’il pourra obtenir.
Un nombre record d’applications métier à la Chancellerie
Enfin, s’agissant du numérique, le président avait annoncé que la conférence serait dotée d’une IA générative d’ici quelques semaines. Lors de la rentrée du TJ de Paris, le président Noël a évoqué ses espoirs sur ce point. Gérald Darmanin a mis en lumière la difficulté posée au ministère : il a 165 applications métier, soit cinq fois plus que les autres ministères, état précisé que ce sont souvent des logiciels très anciens où il est donc impossible de récupérer les données indispensables à l’IA. « On a beaucoup de travail et la crainte, c’est que vous alliez trop vite » a-t-il indiqué, proposant aux avocats de travailler avec eux.
À titre de conclusion il a déclaré vouloir travailler « en franchise » et que sa porte serait toujours ouverte pour « entendre, défendre et dialoguer », précisant au passage : « je n’oublierai pas que si le garde des Sceaux est souvent interrogé sur le pénal, l’essentiel c’est le civil ».
À la fin de son discours, Gérald Darmanin avait désamorcé la colère. Il est ensuite resté déjeuner, un fait rare, pour ne pas dire inédit, qui a lui aussi plaidé en sa faveur.

Référence : AJU496099
