Le droit de l’avocat de communiquer librement avec ses clients détenus constitue une liberté fondamentale
Dans un arrêt du 14 juin dernier, le Conseil d’État relève que « les détenus disposent du droit de communiquer librement avec leurs avocats » et que ce droit ne peut être limité. L’analyse de Me Patrick Lingibé.
Le Conseil d’État a rendu le 14 juin 2024 une décision fort intéressante pour les droits de la défense dans le cadre d’un établissement pénitentiaire.
M. B…, incarcéré depuis novembre 2021 au sein de plusieurs établissements pénitentiaires successifs, a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Nice, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, d’enjoindre au directeur du centre pénitentiaire de Grasse (Alpes-Maritimes) de délivrer à Me Marc Boutang, son avocat, un permis de visite, sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter de la notification de l’ordonnance à intervenir.
Par une ordonnance n° 2303264 du 5 juillet 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Nice a rejeté sa demande.
B… s’est pourvu en cassation contre l’ordonnance du 5 juillet 2023, prise sur le fondement de l’article L. 522-3 du Code de justice administrative, par laquelle le juge des référés a rejeté sa demande, au motif que la condition d’urgence n’était pas remplie.
Il demande au Conseil d’État :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) statuant en référé, de faire droit à sa demande ;
3°) de mettre à la charge de l’État la somme de 2 000 au titre des articles L. 761-1 du Code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Nous nous proposons de commenter cette intéressante décision.
Pas d’urgence au sens où elle est exigée en matière de référé-liberté
Tout d’abord, s’agissant d’une mesure touchant l’exercice d’une activité professionnelle, en l’espèce celle d’un avocat, la condition d’urgence exigée nous paraissait à l’évidence remplie dans les circonstances de l’espèce.
Cependant, il ressort de la lecture de l’arrêt que le juge des référés du tribunal administratif niçois a rejeté pour défaut d’urgence la demande présentée par M. B… sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative pour un motif dirimant : il ressortait des pièces du dossier soumis à son office qu’à la date d’introduction de cette demande, M. B… avait quitté le centre pénitentiaire de Grasse et avait été transféré vers le centre pénitentiaire de Toulon-la-Farlède (Var), dont il a ultérieurement été transféré en décembre 2023 pour le centre pénitentiaire d’Aix-Luynes (Bouches-du-Rhône).
En conséquence, dès que M. B… ne séjournait plus dans l’établissement de Grasse et qu’il n’avait, en outre, pas fait état de nouvelles difficultés rencontrées pour communiquer avec son avocat, la décision litigieuse de refus de permis de communiquer opposée à Me Boutang par le directeur du centre pénitentiaire de Grasse avait cessé de produire ses effets.
L’urgence n’était plus objectivement caractérisée.
Il faut rappeler que la condition d’urgence exigée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative pour le référé-liberté est renforcée et amplifiée au regard de celle imposée par l’article L. 521-1 du même code pour le référé-suspension.
Ainsi, en matière de référé-liberté, cette condition d’urgence est appréciée de manière plus restrictive.
Sur l’autre condition à réunir, le Juge du Palais-Royal a eu l’occasion de se prononcer sur les libertés touchant la justice et l’accès à un avocat.
L’accès à un avocat constitue une liberté fondamentale
Relèvent ainsi d’une liberté fondamentale au sens où l’entend l’article L. 521-2 du Code de justice administrative :
*le droit au recours effectif (CE 30 juin 2009, req. n° 328879, Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales c. Beghal),
*la possibilité de garantir de manière effective sa défense devant une juridiction (CE, réf., 3 avr. 2002, Kurtarici, n° 244686 ; dans le même sens, CE 18 sept. 2008, n° 320384, Mohamed Chouaïb Benzineb).
Il convient de préciser qu’une ordonnance de référé a considéré que le droit pour l’avocat d’accéder librement à des locaux d’une préfecture pour assurer sa mission d’assistance et de représentation de clients étrangers constituait une liberté fondamentale (TA Cergy, ord., 10 déc. 2020, n° 20212496, Dalloz actualité, 17 déc. 2020, obs. P. Lingibé).
De même, le Juge du Palais-Royal avait jugé que l’accès à un avocat constitue une liberté fondamentale qui doit être effective malgré un couvre-feu (CE, 3 mars 2021, ordre des avocats du barreau de Montpellier, n° 449764, Dalloz actualité, 8 mars 2021, obs. Patrick Lingibé).
Pour bien comprendre le rôle d’un avocat présentement dans le milieu carcéral, il convient de rappeler sa place reconnue au niveau européen.
La Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé en 2003 que « la liberté des avocats d’exercer leur profession sans entraves est un des éléments essentiels de toute société démocratique et une condition préalable à l’application effective de la Convention, en particulier la garantie d’un procès équitable et le droit à la sécurité personnelle » (CEDH 13 nov. 2003, Elçi c. Turquie, n° 23145/93, § 669).
Dans sa décision André et autres de 2008, elle va apporter des précisions complémentaires : « rôle de l’avocat, considéré comme collaborateur de la justice et appelé à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de celle-ci, l’assistance dont le client a besoin » (§ 24) et préciser que « les avocats occupant une situation centrale dans l’administration de la justice et leur qualité d’intermédiaire entre les justiciables et les tribunaux permettant de les qualifier d’auxiliaires de justice » (§ 42) (CEDH 24 juill. 2008, André et autres c. France, n° 1860303).
C’est pour cela que la Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé dans un arrêt rendu en 2022 la nécessaire protection de l’avocat que doit bénéficier ce dernier dans le cadre de l’exercice de sa profession face à des propos ayant été tenus par des autorités étatiques à son égard (CEDH, 5 mai 2022, Mesic c. Croatie, n° 19362/18) :
« 107. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour a souligné que les avocats jouaient un rôle essentiel dans l’administration de la justice et que le libre exercice de la profession d’avocat était indispensable à la mise en œuvre intégrale du droit fondamental à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 132-139, CEDH 2015, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 45, CEDH 2002 II).
108. La Cour est consciente en outre des cas de harcèlement, de menaces et d’agressions contre des avocats survenus dans de nombreux pays membres du Conseil de l’Europe. Toutefois, en l’espèce, les juridictions internes ont estimé établi que les propos du requérant ne s’analysaient pas en une menace d’internement psychiatrique forcé (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour n’a aucune raison de mettre en cause cette appréciation.
109. Néanmoins, la Cour considère que, lorsqu’un haut responsable de l’État attaque la réputation d’un avocat et le tourne en dérision en vue de l’isoler et de porter atteinte à sa crédibilité – comme l’a fait le requérant en l’espèce –, pareille démarche est souvent aussi efficace qu’une menace visant à empêcher les avocats d’exercer leurs fonctions professionnelles. Comme le relèvent les intervenants (paragraphe 74 ci-dessus), de tels propos peuvent avoir de graves conséquences sur les droits de l’accusé et sur le droit d’accès à un tribunal, qui sont des éléments essentiels du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
110. Enfin, la Cour est consciente du fait qu’au moment où le requérant a tenu ses propos litigieux, Me Jurašinović était lié en France par le secret de l’instruction pénale (paragraphe 9 ci-dessus), si bien qu’il n’a pas pu répondre (en disant, par exemple, que les accusations portées dans la plainte n’avaient rien d’absurde, contrairement à ce qu’avait insinué le requérant dans ses propos) et qu’il se trouvait ainsi dans une situation encore plus défavorable vis-à-vis du requérant, une personnalité publique d’envergure qui, parce qu’il était le chef de l’État, bénéficiait d’une forte médiatisation. »
S’agissant du milieu carcéral qui intéresse le présent commentaire, nous citons dans le tableau récapitulatif ci-dessous les textes applicables dans les circonstances de l’espèce :
Références juridiques | Contenu |
Article L. 313-2 du Code pénitentiaire | Les personnes détenues communiquent librement avec leurs avocats.Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État. |
Article L. 313-3 du Code pénitentiaire | Toutes communications et toutes facilités compatibles avec les exigences de la sécurité de l’établissement pénitentiaire sont accordées aux personnes prévenues pour l’exercice de leur défense. |
Article R. 313-14 du Code pénitentiaire | Pour les personnes condamnées, le permis de communiquer est délivré aux avocats :
1.Par le juge de l’application des peines ou son greffier pour l’application des dispositions des articles 712-6 (modalités concernant les mesures de placement à l’extérieur, de semi-liberté, de fractionnement de peines, de détention à domicile sous surveillance électronique et de libération conditionnelle), 712-7 (modalités concernant les mesures concernant le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peine) et 712-8 du Code de procédure pénale (obligation de motivation par le tribunal de l’application des peines ou par le juge de l’application des peines des décisions modifiant ou refusant de modifier les mesures mentionnées aux premier et quatrième alinéas de l’article 712-6 ou les obligations résultant de ces mesures ou des mesures ordonnées par le tribunal de l’application des peines en application de l’article 712-7). 2.Par le chef de l’établissement pénitentiaire dans les autres cas.Pour les personnes prévenues, le permis est délivré aux avocats par le magistrat chargé du dossier de la procédure. |
Article R. 313-15 du Code pénitentiaire | La communication se fait verbalement ou par écrit. Aucune sanction ni mesure ne peut supprimer ou restreindre la libre communication de la personne détenue avec son conseil. |
Article R. 313-16 du Code pénitentiaire | Le contrôle ou la retenue des correspondances entre les personnes détenues et leur conseil ne peut intervenir s’il peut être constaté sans équivoque que celles-ci sont réellement destinées au conseil ou proviennent de lui. |
Article D. 313-17 du Code pénitentiaire | Conformément aux dispositions de l’article D. 56 du Code de procédure pénale, l’interdiction temporaire de communiquer à laquelle les personnes détenues peuvent être soumises en application des dispositions de l’article 145-4 du même code ne s’applique pas à l’avocat des personnes prévenues. |
Article R. 57-6-5 du Code de procédure pénale | Les modalités de délivrance des permis de communiquer aux avocats et les règles applicables aux relations des personnes détenues avec leur défenseur sont déterminées par les dispositions des articles R. 313-14 R 313-15 et R. 313-16 du Code pénitentiaire. |
« Les détenus disposent du droit de communiquer librement avec leurs avocats »
De ce corpus de textes précités, le Juge du Palais-Royal relève en conséquence que « les détenus disposent du droit de communiquer librement avec leurs avocats et que ce droit implique notamment qu’ils puissent, selon une fréquence qui, eu égard au rôle dévolu à l’avocat auprès des intéressés, ne peut être limitée a priori, recevoir leurs visites, dans des conditions garantissant la confidentialité de leurs échanges. »
Il en titre la conclusion que « La possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge, qui implique le droit pour les avocats de communiquer librement avec leurs clients et de leur rendre visite, a le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L 521-2 du Code de justice administrative. »
Il convient de rappeler que les restrictions pouvant affecter l’exercice de l’activité professionnelle de l’avocat sont très encadrées et relèvent essentiellement de procédures particulières, notamment à caractère disciplinaire, la suspension provisoire d’un avocat relevant à ce titre de la compétence du conseil de l’ordre du barreau auprès duquel il est inscrit à titre principal.
En tout état de cause, il ne saurait revenir ainsi à une autorité administrative de restreindre par des mesures de police les prérogatives qu’un avocat tient de son statut lui permettant d’assurer efficacement la défense des personnes détenues qu’il assiste légalement.
Il faut rappeler que l’avocat est un des marqueurs essentiels de l’effectivité de l’État de droit dans une société démocratique.
D’ailleurs, la liberté d’action et de parole qui lui est reconnue ainsi que la protection dont il bénéficie pour exercer sa mission sont des garanties pour les libertés publiques et individuelles.
L’indispensable rôle de vigie de l’avocat
Le rôle de vigie de l’avocat s’est particulièrement illustré pendant la crise sanitaire à la suite de décisions obtenues par plusieurs ordres d’avocats, notamment suite aux contestations menées par les ordres d’avocats des barreaux de Montpellier, de Marseille, de Martinique, de Guadeloupe, de Paris, en plus de celles menées soit directement soit en soutien par le Conseil national des barreaux et la Conférence des Bâtonniers de France devant le juge administratif : ces recours ont démontré l’efficacité de la défense de l’État de droit, de l’accès à la justice et à l’avocat par les Avocats.
Le rôle d’ailleurs des Bâtonniers est sur ce point essentiel puisqu’ils sont avant tout des protecteurs des défenseurs que sont les avocats et les gardiens contre toute atteinte illégale qui peut être portée à l’exercice régulier dans leur mission de défenseur.
Nous avions eu à commenter une ordonnance pertinente qui avait été rendue par le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique le juin 2023 dans une affaire où ce dernier avait rappeler à un chef d’établissement pénitentiaire qu’il ne pouvait restreindre les droits d’un avocat à communiquer avec des détenus sans porter une atteinte extrêmement grave à une liberté fondamentale (Le droit pour un avocat de communiquer avec un détenu relève d’une liberté fondamentale).
Un État de droit repose avant tout sur des corps intermédiaires qui permettent justement de le garantir et d’éviter sur n’importe quel point de notre territoire qu’il ne se transforme d’une manière ou d’une autre, souvent de manière informelle et imperceptible, en droit de l’État.
Si les avocats sont certes en première ligne à ce niveau, ils ne sont pas seuls : les sentinelles d’une société de démocratie, illustration d’un État de droit garanti, reposent également sur d’autres acteurs que sont notamment les journalistes avec leur devoir d’information, les magistrats avec leur devoir de juger en toute indépendance en droit.
L’objectif de l’ensemble de ces acteurs est bien de garantir l’effectivité de l’État de droit et plus précisément faire prévaloir dans cet État de droit la primauté du Droit qui dans bien des pays se trouver malmenée.
Nous ne pouvons que nous réjouir donc que dans cet arrêt rendu le 1er juin 2024, le Conseil d’État consacre comme constituant une liberté fondamentale au sens de l’article L 521-2 du Code de justice administrative le droit pour les avocats de communiquer librement avec leurs clients et de leur rendre visite.
Référence : AJU447504