Le droit de se taire fait son entrée chez les avocats

Publié le 03/02/2025

Le décret du 29 janvier qui introduit la procédure disciplinaire simplifiée pour les avocats prévoit aussi à leur bénéfice le droit de se taire. C’est l’occasion pour Me Patrick Lingibé de revenir sur cette construction prétorienne protégée constitutionnellement. 

Le droit de se taire fait son entrée chez les avocats
Photo : ©AdobeSTock/Lusyaya

Le décret n° 2025-77 du 29 janvier 2025 relatif à la déontologie et à la discipline des avocats a été publié au Journal Officiel du jeudi 30 janvier 2025.

Si l’essentiel de ce texte de seulement quatre articles se concentre sur la procédure disciplinaire simplifiée, il fait également entrer dans le droit disciplinaire des avocats le droit de se taire.

En effet, l’article 1 du décret précité insère au début du chapitre un nouvel article 187-1 et une nouvelle section I dans le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat ainsi rédigés :

« L’avocat faisant l’objet d’une procédure disciplinaire est informé de son droit de se taire avant d’être entendu sur les faits susceptibles de lui être reprochés. »

Il convient de rappeler que le droit de se taire nous vient directement du droit européen qui, sur bien des points, a bousculé et bouscule encore le droit des États, dont notre droit national (I). Le Conseil constitutionnel l’a également intégré dans notre droit positif (II).

I – le droit de se taire : une inspiration prétorienne européenne

Il n’y a pas de base textuelle au niveau européen posant de ce droit : ni la Convention européenne ni les instruments de l’Union européenne, telle la Charte des droits fondamentaux n’y font expressément référence.

Ce droit de se taire a été expressément énoncé par la Cour de Strasbourg dans sa décision rendue le 17 décembre 1996, dans une affaire Saunders c. Royaume-Uni requête n° 19187/91, dans son considérant n° 68 :

« 68.   La Cour rappelle que, même si l’article 6 de la Convention (art. 6) ne le mentionne pas expressément, le droit de se taire et – l’une de ses composantes – le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au coeur de la notion de procès équitable consacrée par ledit article (art. 6). Leur raison d’être tient notamment à la protection de l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d’atteindre les buts de l’article 6 (art. 6) (arrêts John Murray précité, p. 49, par. 45, et Funke précité, p. 22, par. 44). En particulier, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé. En ce sens, ce droit est étroitement lié au principe de la présomption d’innocence consacré à l’article 6 par. 2 de la Convention (art. 6-2). »

La cour rattache donc ce droit de se taire à l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme du 4 novembre 1950 :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente   jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

 * être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

 *disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

 *se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

 *interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

*se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »

 Dans le prolongement de cette décision, la Cour de Justice de l’union européenne a rendu un arrêt très intéressant le 2 février 2021, C‑481/19, dans une affaire C‑481/19 DB c. Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (Consob), dans le sens d’une extension du droit de se taire à la matière administrative :

« 38. À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé que, même si l’article 6 de la CEDH ne mentionne pas expressément le droit au silence, celui-ci constitue une norme internationale généralement reconnue, qui est au cœur de la notion de procès équitable. En mettant le prévenu à l’abri d’une coercition abusive de la part des autorités, ce droit concourt à éviter des erreurs judiciaires et à garantir le résultat voulu par ledit article 6 (voir, en ce sens, Cour EDH, 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1996:0208JUD001873191, § 45).

 (…)

 40. Le droit au silence ne saurait raisonnablement se limiter aux aveux de méfaits ou aux remarques mettant directement en cause la personne interrogée, mais couvre également des informations sur des questions de fait susceptibles d’être ultérieurement utilisées à l’appui de l’accusation et d’avoir ainsi un impact sur la condamnation ou la sanction infligée à cette personne (voir, en ce sens, Cour EDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, CE:ECHR:1996:1217JUD001918791, § 71, et 19 mars 2015, Corbet et autres c. France, CE:ECHR:2015:0319JUD000749411, § 34).

 (…)

 42. S’agissant du point de savoir sous quelles conditions ledit droit doit également être respecté dans le cadre de procédures de constatation d’infractions administratives, il convient de souligner que ce même droit a vocation à s’appliquer dans le contexte de procédures susceptibles d’aboutir à l’infliction de sanctions administratives revêtant un caractère pénal. Trois critères sont pertinents pour apprécier ledit caractère. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième concernela nature même de l’infraction et le troisième est relatif au degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (arrêt du 20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a., C‑537/16, EU:C:2018:193, point 28).

 (…)

 44. En outre, à supposer même que, en l’occurrence, les sanctions infligées par l’autorité de surveillance en cause au principal à DB ne devaient pas présenter de caractère pénal, la nécessité de respecter le droit au silence dans le cadre d’une procédure d’enquête menée par celle-ci pourrait également résulter de la circonstance, relevée par la juridiction de renvoi, que, conformément à la législation nationale, les éléments de preuve obtenus dans le cadre de cette procédure sont susceptibles d’être utilisés, dans le cadre d’une procédure pénale menée à l’encontre de cette même personne, pour établir la commission d’une infraction pénale.

 45. Eu égard aux développements figurant aux points 35 à 44 du présent arrêt, il y a lieu de considérer que, parmi les garanties qui découlent de l’article 47, deuxième alinéa, et de l’article 48 de la Charte, et dont le respect s’impose tant aux institutions de l’Union qu’aux États membres lorsque ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union, figure, notamment, le droit au silence d’une personne physique « accusée » au sens de la seconde de ces dispositions. Ce droit s’oppose, notamment, à ce qu’une telle personne soit sanctionnée pour son refus de fournir à l’autorité compétente au titre de la directive 2003/6 ou du règlement no 596/2014 des réponses qui pourraient faire ressortir sa responsabilité pour une infraction passible de sanctions administratives à caractère pénal ou sa responsabilité pénale. »

Si la Cour européenne des droits de l’Homme rattache le droit de se taire à l’article 6 de la Convention européenne, la Cour de Justice de l’union européenne se fonde sur les articles 47, deuxième alinéa, et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ces deux articles figurent dans le chapitre VI JUSTICE de la Charte.

En premier lieu, l’article 47 intitulé Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial  dispose dans son deuxième alinéa auquel fait référence la Cour :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. »

 En deuxième lieu, l’article 48 de la Charte intitulé Présomption d’innocence et droits de la défense dispose :

1.Tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

2.Le respect des droits de la défense est garanti à tout accusé.

Ces décisions rendues par les juges européens vont nécessairement impacter notre droit national.

II – Le droit de se taire : un droit constitutionnellement garanti

 Au niveau de notre droit, le droit de se taire va trouver un socle constitutionnel dans l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 qui dispose pour rappel :

 « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »

 C’est sur ce fondement textuel que le Conseil constitutionnel va rendre une importance décision n° 2021-895/901/902/903 QPC du 9 avril 2021, M. Francis S. et autres [Information de la personne mise en examen du droit qu’elle a de se taire devant la chambre de l’instruction, dans laquelle il a déclaré inconstitutionnels les mots « la comparution personnelle des parties ainsi que » figurant au quatrième alinéa de l’article 199 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, le sixième alinéa de cet article, dans cette rédaction, et la dernière phrase du huitième alinéa du même article.

Les considérants de cette décision méritent d’être rapportés pour une bonne compréhension, rappelant en cela les termes retenus par la Cour européeenne des droits de l’homme et la Cour de Justice de l’Union européenne :

« 7. Selon l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire.

 (…)

12.En second lieu, lorsque la personne mise en examen comparaît devant la chambre de l’instruction, à sa demande ou à celle de la chambre, elle peut être amenée, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les faits qui lui sont reprochés. En outre, le fait même que cette comparution puisse être ordonnée par la chambre de l’instruction peut être de nature à lui laisser croire qu’elle ne dispose pas du droit de se taire. Or, les déclarations ou les réponses apportées par la personne mise en examen aux questions de la chambre de l’instruction sont susceptibles d’être portées à la connaissance de la juridiction de jugement.

 13. Dès lors, en ne prévoyant pas, pour les recours mentionnés aux paragraphes 9 et 10 de la présente décision, que la personne mise en examen comparaissant devant la chambre de l’instruction doit être informée de son droit de se taire, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution. »

 Il est clair que ce droit de se taire n’allait pas rester uniquement cantonner au seul domaine pénal et allait s’étendre à d’autres domaines totalement étrangers à cette matière.

L’occasion est donnée au juge de la rue de Montpensier qui va statuer en ce sens dans une décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023, M. Renaud N. [Information du notaire poursuivi du droit qu’il a de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire], en précisant :

«  9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. »

 Dans ce prolongement, dans une décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024, M. Yannick L. [Information du fonctionnaire du droit qu’il a de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire], le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré contraires à la Constitution le deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, et le deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique  :

« 9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire.

 (…)

12.En application des dispositions contestées, l’administration est tenue de l’informer de ce droit. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que le fonctionnaire poursuivi disciplinairement est informé de son droit de se taire.

 13. Il résulte des articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-5 du code général de la fonction publique que le fonctionnaire poursuivi ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe qu’après consultation d’un conseil de discipline devant lequel il est convoqué. Lorsqu’il comparaît devant cette instance, le fonctionnaire peut être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement.

14. Or, les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction.

 15. Dès lors, en ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution. »

En tout état de cause, il était impératif d’intégrer le droit de se taire dans la procédure disciplinaire applicables aux avocats.

C’est chose faite avec ce nouvel article 187-1 ajouté dans le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat.

Ce droit devra donc être formellement indiqué et rappelé dans les procédures disciplinaires instruites à l’encontre des avocats, toute omission de ce droit fondamental entraînant une irrégularité de fond de ladite procédure.

 

Plan