Christian Saint-Palais : « La justice ne s’accommode ni de tapage, ni de précipitation »

Publié le 30/08/2024

Régulièrement, des avocats alertent dans les médias sur les atteintes portées à la présomption d’innocence. Pourquoi estiment-ils cette dernière particulièrement attaquée, et de quelle manière ? Les réponses de Me Christian Saint-Palais, avocat au barreau de Paris et ancien président l’association des avocats pénalistes (ADAP).

Actu-Juridique : Vous exprimez régulièrement vos craintes face à une présomption d’innocence qui serait menacée. Pourquoi ?

Christian Saint-Palais : La présomption d’innocence revêt plusieurs aspects. Elle vise à protéger un particulier qui ne peut être déclaré coupable que lorsqu’il a été définitivement condamné au terme d’un procès équitable. C’est un principe fondamental, constitutionnel, de valeur européenne. Mais elle a une raison d’être bien au-delà de l’intérêt particulier. Nous estimons que dans un État de droit, quand un conflit existe entre deux personnes et que deux vérités s’affrontent, seule l’institution judiciaire est légitime pour dire une vérité qui s’imposera à tous. Jusqu’à ce que l’institution judiciaire ait définitivement considéré qu’un homme est coupable, il est présumé innocent. Défendre la présomption d’innocence, c’est donc défendre à la fois un intérêt personnel et l’institution judiciaire. Aucune « vérité de culpabilité » ne devrait pouvoir être prononcée par une autre institution que l’institution judiciaire.

AJ : Vous avez l’impression que tel n’est pas le cas ?

Christian Saint-Palais : Très souvent, la presse présente un mis en cause comme coupable. Et, quand à la fin d’un article, une formule rappelle la présomption d’innocence du mis en cause, c’est à la seule fin d’éviter une condamnation civile puisque porter atteinte à la présomption d’innocence est une faute. La présomption d’innocence a pour objet de protéger l’honneur. Or celui-ci est bafoué dans l’indifférence par le matraquage fait dans des articles de presse, repris par les réseaux sociaux, lorsqu’ils présentent sans cesse un homme comme étant coupable des faits qui lui sont reprochés. Nous mettons en garde et exhortons à ne pas relayer à l’excès des informations mettant en cause des individus qui contestent leur responsabilité. Nous le faisons dans une optique de défense d’un individu mais aussi de défense de l’institution judiciaire et de son autorité, car, encore une fois, elle seule peut trancher entre deux vérités. Il faut aussi se demander si lorsque le matraquage d’information précède un procès, la justice pourra rendre sereinement sa décision. Cela devient un vrai challenge quand des militants vont culpabiliser publiquement des juges. Assumer une décision mettant hors de cause quelqu’un qui pendant des mois a été présenté comme coupable est difficile pour un magistrat. L’idée de la culpabilité s’installe à force d’être diffusée et éditée par des journalistes qui sont pour beaucoup d’entre eux des gens de grande qualité, mais qui oublient souvent désormais, la réserve et la mesure nécessaires à la protection de l’honneur et de l’institution judiciaire.

AJ : Vous estimez donc que la presse devrait s’abstenir de relayer certaines plaintes ou accusations ?

Christian Saint-Palais : C’est bien sûr un sujet compliqué. La présomption d’innocence n’est pas un droit absolu, certes, mais elle est une liberté fondamentale. Coexiste le droit à la liberté d’expression, qui est également un droit constitutionnel fondamental. Il convient donc de trouver un équilibre entre ces deux droits de valeur normative égale. Les tribunaux doivent régulièrement se prononcer sur le sujet lorsqu’ils sont saisis d’une atteinte à la présomption d’innocence. Les plaignants et leur avocat peuvent à mon sens dire ce qu’ils veulent. Ils portent une vérité. La presse, en revanche, doit s’interroger sur l’amplification qu’elle donne à une vérité subjective. Si le mis en cause conteste les faits, elle doit veiller à ne pas porter atteinte à son honneur et laisser la justice travailler dans la sérénité. C’est vrai, la justice prend du temps, trop de temps, et laisse vacante une place que d’autres tentent d’occuper pour répondre plus rapidement et donc plus lapidairement aux attentes des plaignants. Du fait de ces délais, la justice n’est pas peut-être pas suffisamment performante. Cela dit, juger demande du temps et la justice ne s’accommode ni de tapage, ni de précipitation. En attendant qu’une décision soit rendue, chacun à notre place, nous devons veiller par souci éthique à ne pas amplifier les mises en cause. En disant cela, je pense aussi au barreau : nous, avocats, sommes sollicités pour aller sur les plateaux commenter des affaires que nous ne connaissons pas. C’est difficile de résister à la tentation d’aller se montrer à la télé. Mais, en commentant, nous contribuons relayer ces informations sur la mise en cause d’un individu. C’est pour le moins paradoxal de participer à ce jeu et d’exhorter ensuite les journalistes à respecter une déontologie plus rigoureuse.

AJ : Trouvez-vous que le traitement médiatique des affaires judiciaires a changé ces dernières années ?

Christian Saint-Palais : Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux ont changé beaucoup de choses. Autrefois, quand existait une seule lucarne d’information à 20 heures, les informations étaient posées mais n’étaient pas à ce point relayées. Elles étaient de fait moins attentatoires à la présomption d’innocence. Je vois comment les gens vivent le matraquage dont ils font désormais l’objet. Ils sont encore plus préoccupés par la condamnation médiatique que par la décision judiciaire. La médiatisation d’affaires judiciaires a déjà entraîné le retrait de certaines personnes de la sphère publique en l’absence de décision judiciaire sur la culpabilité – une dérive très inquiétante à mon sens. Là encore, une fois qu’on a écarté quelqu’un de la vie sociale, peut-on attendre des juges qui devront se prononcer qu’ils respectent sa présomption d’innocence ? Nous avons mis des siècles à instaurer des règles équitables, à trouver un équilibre entre les droits des plaignants et ceux des mis en cause. Nous avons construit cela très patiemment. Il faut en prendre soin. La culture de l’immédiateté et de l’expression publique de toutes les doléances a ébranlé le monde judiciaire. Nous n’avons pas encore réussi à retrouver l’équilibre.

AJ : Les médias sont-ils les seuls responsables des attaques à la présomption d’innocence ?

Christian Saint-Palais : Non, bien sûr. Cela serait très manichéen de présenter les choses ainsi. J’aime la presse et j’ai de l’estime pour le travail des journalistes. Je note néanmoins un changement de position depuis une dizaine d’années. Nous, avocats de la défense, avions pendant des années des médias à nos côtés, préoccupés de protéger des innocents et d’éviter des erreurs judiciaires. Ces médias avaient comme combat de faire réviser des procès. Aujourd’hui, ce combat semble supplanté par une autre cause : faire entendre des plaignants que l’on qualifie de victimes dès le début. Des journalistes pensent pouvoir se substituer à l’institution judiciaire. Cela ne concerne pas seulement les affaires de violences sexuelles, mais aussi les affaires mettant en cause des hommes politiques, par exemple. Éric Woerth, défendu par mon associé Jean-Yves Le Borgne, a été présenté médiatiquement pendant des années comme coupable. Puis il a été relaxé, et a bénéficié de non-lieux : il était innocent…

AJ : Que pensez-vous du mouvement ♯MeToo ?

Christian Saint-Palais : On assiste à un mouvement révolutionnaire salutaire et, comme toutes les révolutions, potentiellement dangereux. On a beaucoup progressé dans le recueil de la parole des plaignantes. On admet désormais que les victimes puissent se taire longtemps avant de trouver la force de parler. Mais ce n’est pas pour autant que toutes les paroles portées tardivement sont vraies. Le mouvement actuel a commencé par le slogan adressé aux plaignantes « Je te crois », qui évidemment est une absurdité dans un État de droit. La justice n’a pas à croire a priori. Ce qu’il faut, c’est écouter avec respect et intérêt les différentes parties. J’ai vu bien des vérités se construire progressivement sur les fauteuils de mon cabinet. Je me souviens, par exemple, d’une jeune femme qui nous avait dit, à moi-même et à une consœur, qu’elle avait été victime de faits que nous avions qualifiés d’agressions sexuelles. Nous lui avions expliqué que, malheureusement, les faits étaient prescrits dès lors qu’aucun crime n’était évoqué dans son récit. Lors du rendez-vous suivant, elle avait fait état d’un souvenir de viol qui, selon elle, venait de lui revenir après une séance de psychothérapie. Certes, des souvenirs peuvent arriver tard, refaire surface au vu des enjeux liés à la prescription. L’impérieuse nécessité qu’un procès puisse se tenir l’avait peut-être poussée à aller au bout de sa mémoire. Mais pourquoi écarter l’hypothèse qu’elle aurait créé un souvenir tellement était impérieuse pour elle la nécessité de la mise en cause judiciaire de son agresseur ? Les deux hypothèses sont possibles. On a le droit de s’autoriser à avoir cette interrogation, cette prudence, quand on exerce la profession de journaliste, d’avocat ou bien sûr de magistrat. À mon sens, on doit même s’obliger à l’avoir. La libération de la parole est nécessaire mais nous avons au barreau pour mission de veiller à ce qu’un mouvement révolutionnaire n’emporte pas par erreur un innocent jusqu’à la condamnation. On entend dire parfois, comme une fatalité, que « des têtes d’innocents tomberont » emportées par une fièvre révolutionnaire nécessaire. Nous ne pouvons pas nous résoudre à cela. Nous devons veiller à ce que ce combat soit mené sans porter atteinte à l’innocence.

AJ : Et que dire de la justice elle-même, au sujet du respect de la présomption d’innocence ?

Christian Saint-Palais : La question de la présomption d’innocence se pose dès que l’on met quelqu’un en détention provisoire. Des hommes ont été incarcérés des années avant d’être mis hors de cause. En faisant cela, la justice montre qu’elle-même a du mal à respecter la présomption d’innocence. Phénomène plus récent, qui lui porte à nouveau atteinte : le sort réservé aux plaintes déposées alors que les délais de prescription ont expiré. La Chancellerie a ordonné que des enquêtes soient menées alors même que l’on sait que les faits, si jamais ils ont existé, sont prescrits et que donc aucun procès ne pourra permettre de dire si la mise en cause était fondée ou non. Pour moi, c’est inadmissible. Des membres du bureau apportent leur concours à cette pratique et portent désormais des plaintes concernant des faits prescrits. La justice et le barreau, en offrant un début de parcours judiciaire à ces plaintes, laissent penser qu’ils sont indifférents à ce que l’institution judiciaire ne puisse y apporter de réponse. Cela revient à dire que la décision de justice est assez subsidiaire : on sait qu’il n’y en aura pas et on assume impunément que ce qui est important est de rendre publique une mise en cause désormais estampillée « judiciaire ».

AJ : Concernant les victimes de violences sexuelles, ne peut-on pas comprendre que les plaignants et plaignantes se tournent vers les médias, au vu du nombre de classement sans suite et des faibles taux de condamnation ?

Christian Saint-Palais : Je lis parfois que plus de 90 % des plaintes pour viol sont classées sans suite (NDLR : Selon une étude de l’Institut des politiques publiques, largement reprise par les médias, le taux de classement sans suite s’élève en effet à 86 % dans les affaires de violences sexuelles et à 94 % dans les affaires de viols. Certains magistrats ont cependant émis des doutes sur la méthode statistique sous-tendant l’étude : https://www.actu-juridique.fr/droit-penal/violences-sexuelles/violences-sexuelles-86-de-classements-vraiment/). Ces chiffres m’étonnent et j’aimerais comprendre d’où ils viennent. Ils ne correspondent pas à ce que j’observe. Cela dit, à chaque fois qu’une plainte pour des faits prescrits est déposée, il faut bien la classer sans suite. Cela gonfle les statistiques. L’essentiel est que la justice ne méprise aucune plainte et qu’elle les examine dans le strict respect de la loi. Je conteste l’allégation selon laquelle nos juges classeraient des plaintes par légèreté ou désinvolture ou incompétence. C’est faux !

AJ : Il n’y aurait rien à dire une fois que la justice est passée ? Vous semblez pourtant regretter que la presse ne pousse plus à rouvrir les dossiers de personnes condamnées…

Christian Saint-Palais : La noblesse des combats, dans un État de droit, a toujours été de se préoccuper des innocents condamnés. D’ailleurs, notre législation offre une possibilité de réviser une condamnation mais n’a jamais prévu la possibilité de faire réviser un acquittement définitif. Si un coupable a été acquitté, c’est parce que la justice a été rendue dans l’application rigoureuse des règles, parce que le doute empêchait de condamner. Dans un état de droit, on s’en satisfait, on s’en réjouit même…

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