« Être avocate me permet de me battre pour les sans voix »

Publié le 25/01/2018

Elle est jeune, brillante et définitivement engagée. Du haut de ses 28 ans, Anina Ciuciu a déjà un beau parcours derrière elle. Élève avocate, elle est aussi membre de plusieurs associations de défense des droits des Roms (La voix des Rroms, Mouvement du 16 mai), a récemment rejoint le secrétariat d’Amnesty International à Londres pour un stage, et a déjà cosigné (en 2013) un ouvrage avec le journaliste Frédéric Veille, « Je suis Tzigane et je le reste », dans lequel elle est revenue sur son parcours — exemplaire —, d’un quartier pauvre et rom de Roumanie aux bancs de la Sorbonne. En août, elle fut candidate aux sénatoriales en Seine-Saint-Denis (93). Si elle n’a pas été élue, cette candidature représente néanmoins une première en France… Et un espoir.

 

Les Petites Affiches

Votre vocation d’avocate vient-elle de votre expérience personnelle de l’injustice, en tant que Rom ?

 

Anina Ciuciu

Depuis petite, j’ai pris conscience qu’il était dur de vivre dignement dans mon pays d’origine, la Roumanie. Puis en Italie, ma famille et moi avons dû vivre dans des conditions très humiliantes. En France, pourtant pays des droits de l’Homme, de la Révolution et de Victor Hugo, j’ai de nouveau vécu des injustices — sans les comprendre. Ainsi, depuis mon enfance, cette question de la justice était très importante pour moi. Je voyais le droit comme un instrument de justice. Mais ce n’était pas écrit d’avance : encore étudiante, tous mes conseillers voulaient m’inscrire en école d’ingénieur. Finalement, c’est en droit que je me suis lancée : au départ, je m’intéressais plus à la fonction de magistrate qu’à celle d’avocate. Je n’ai pas totalement abandonné cette idée, mais pour le moment, je veux défendre plus que juger.

LPA

Vous êtes actuellement en stage chez Amnesty International à Londres. Une continuité de votre engagement associatif ?

 

AC

J’ai pu rejoindre Amnesty International dans le cadre de l’un de mes deux stages de formation en tant qu’élève avocate. Pour ce projet pédagogique individuel, on choisit une entreprise qui n’est pas un cabinet d’avocat et qui correspond au domaine dans lequel on aimerait exercer. Pour moi, il était clair que cela devait être une ONG internationale de droits de l’Homme. J’avais déjà été en contact avec Amnesty International lors de précédentes campagnes réalisées en faveur des droits des Roms au sein du Mouvement du 16 mai (en hommage à l’insurrection des Tziganes à Auschwitz-Birkenau le 16 mai 1944, NDLR) dont je suis co-fondatrice, notamment au sein du Comité contre la torture en 2015 de l’ONU. J’ai donc rejoint le secrétariat d’Amnesty International, dans le département Europe, Asie Centrale et opérations globales.

LPA

Quelles ont été vos différentes missions jusque-là ?

AC

J’ai travaillé sur les femmes marginalisées et en situation de très grande précarité et leur accès aux soins, notamment la santé sexuelle et reproductive dans trois pays, la Macédoine, la Serbie mais aussi la France. Ces femmes peuvent être des femmes roms dans des bidonvilles, des migrantes ou des femmes sans abri. J’ai rédigé un rapport sur la situation des femmes en France. Pour ce faire, j’ai utilisé mon expérience de terrain (compte tenu de son travail réalisé directement auprès des Roms dans les camps et bidonvilles, NDLR), afin de réitérer la nécessité d’un cadre juridique qui permet d’apporter une aide à ces femmes en grande précarité, confrontées, en plus des problèmes d’accès à la santé, aux violences policières et à différentes formes de discrimination.

LPA

La France aussi a donc beaucoup à faire pour améliorer la situation de ces femmes ?

AC

Le constat est alarmant : les femmes sont des victimes de discriminations intersectionelles. Elles se retrouvent dans une grande vulnérabilité sociale et économiques, doivent faire face au sexisme, et quand elles sont issues de minorités ethniques ou religieuses, leur situation est encore plus difficile. Les trois facteurs se combinent pour les exclure. L’accès à la santé est rendu plus ardu, principalement par leur exclusion sociale, et les aspects les plus spécifiques des soins dont elles ont besoin (gynécologiques ou obstétriques), sont considérés comme secondaires face à d’autres urgences vitales comme les pathologies chroniques. J’ai constaté que les institutions (les maires, les départements, etc.) ne se sont pas coordonnées pour faciliter cet accès aux soins : conséquence, il n’y a pas d’aide spécifique envers les femmes marginalisées. Il existe actuellement une prise de conscience, dans les différents ministères concernés, mais pour l’instant, nous ne voyons pas d’action directe sur le suivi médical, les conditions d’hygiène de base, l’accès aux médicaments et ce, malgré la couverture de santé obligatoire. Là encore existent des discriminations : quand la Roumanie est entrée dans l’Union européenne, des conditions plus restrictives ont été mises en place pour restreindre l’accès à la santé pour ses ressortissants. Il s’agissait de mesures clairement discriminatoires pour restreindre ce droit aux personnes sur des arguments raciaux. Certains médecins refusent encore de prendre des personnes en situation de Couverture médicale universelle (CMU) ou d’Aide médicale d’État (AME). Sur le terrain, lors de mes campagnes réalisées pour le Mouvement du 16 mai, j’ai rencontré une mère dont le fils était mort à l’hôpital pour n’avoir pas reçu les soins adéquats ! Alors qu’il existe des solutions qui peuvent être mises en place et que la France en a les moyens !

LPA

Sur quels autres sujets avez-vous travaillé ?

AC

Les autres pays européens ne sont pas à l’abri de violations des droits de l’Homme : j’ai également travaillé à une procédure de reconnaissance d’infraction du droit de l’Union européenne en Italie, par rapport à leur politique de logement vis-à-vis des Roms. L’Italie (comme la France) se livre à une politique d’expulsion sans relogement, ce qui est interdit par le droit européen (notamment la Charte sociale européenne) et international. Cela aboutit à la construction de camps mono-ethniques, inhabitables et extrêmement pollués. Parlant italien, j’ai pu faire des recherches sur le droit italien, qui laisse un certain flou sur la question en n’interdisant pas expressément les expulsions (malgré des obligations de laisser un délai aux personnes concernées, de les prévenir…). Amnesty International a donc lancé une procédure d’infraction pré-contentieuse sur la base du droit européen. Ce que nous souhaitons, c’est une interdiction claire et formelle de ces expulsions qui aboutissent à la mise à la rue de très nombreuses personnes, dont des milliers d’enfants qui sont privés d’un avenir qui aurait pu ressembler au mien.

LPA

Ces formes de discriminations contre lesquelles vous luttez aujourd’hui, ce sont celles dont vous-même avez été victime…

AC

Oui, j’ai vécu la discrimination depuis mon enfance. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été habituée à cacher que j’étais Rom, car cela créait aussitôt une suspicion, une perception négative. Je me rappelle mon oncle, qui n’a pas reçu la promotion à laquelle il avait droit, car il était Rom. Mes parents aussi ont vécu ce rejet : mon père, qui travaillait dans un magasin de vente de pièces automobiles, a été renvoyé le jour où l’on a appris qu’il était Rom. Ma mère travaillait à l’hôpital public. Tous deux ont été renvoyés aussitôt leur identité découverte, sur des motifs fallacieux. On a ressenti ce racisme en Roumanie, puis quand nous sommes arrivés en Italie, dans un bidonville, mais aussi en France. Ma petite sœur s’est rendue malade, à cause de l’attitude de l’institutrice qui faisait clairement la différence entre elle et les autres élèves. Elle se faisait traiter de gitane. On ressent encore ce racisme dans les relations avec la police : une fois, mon père a perdu ses papiers d’identité. Il est allé au commissariat où il a été pris pour un voleur ! Il y a mille et une occasions de nous faire ressentir une discrimination au quotidien. Moi, je suis élève-avocate, c’est plus dur maintenant de m’imposer cela, je saurai comment répondre.

LPA

Selon vous, cette discrimination est-elle même institutionnalisée…

AC

Quand on entend l’ancien Premier ministre, Manuel Valls, qui prétend que nos modes de vie sont inconciliables avec la République, il est dur de se sentir comme des citoyens comme tous le monde ! Je le vois aussi dans le traitement qui nous est fait. Sur le terrain, je suis témoin de la violence à laquelle sont confrontés les Roms : sociale, politique, et même parfois physique. Bien sûr, tout cela dégrade les gens ! Et les gens deviennent à l’image de ce l’on imagine d’eux. Les Roms sont représentés comme des criminels nés, alors qu’il existe des familles qui se battent pour scolariser leurs enfants, qui s’inscrivent à Pôle Emploi. Mais on les met à la rue, et ils doivent recommencer à zéro… C’est d’une violence terrible, surtout pendant la trêve hivernale. Désormais, grâce à l’action commune d’un collectif d’associations (Gisti, le collectif Romeurope, la Voix des Roms, le Mouvement du 16 mai…), nous nous sommes battus pour obtenir que la trêve hivernale s’applique à tous les lieux de vie, afin que les personnes les plus vulnérables (qui vivent dans des abris de fortune, des bidonvilles…) ne soient pas mises à la rue. Malheureusement, si cette trêve hivernale a été appliquée, nous déplorons que de nombreuses expulsions aient eu lieu… juste avant qu’elle n’entre en vigueur ! On essaie de faire changer les choses pour faire disparaître ces violences à tous les niveaux. Parfois, cela relève de l’ignorance, et les institutions ne connaissent pas le droit. D’où notre requête au Défenseur des droits, qui peut contrôler les institutions publiques.

LPA

Par votre réussite, êtes-vous devenue la porte-parole de ceux qu’on n’entend pas ?

AC

Cette réussite est une façon de rendre aussi au public. Quand j’ai décidé d’écrire un livre, ça n’a pas été une décision facile. Évoquer mes difficultés personnelles, cela relevait de mon intimité et de celle de ma famille. Je l’ai donc fait avec beaucoup de précaution et en choisissant les mots justes. Je me dis que si une seule jeune lisait mon livre et que cela lui donnait le courage de se battre contre l’hostilité, alors je ne l’aurais pas fait pour rien. Je me fais encore contacter par des gens du monde entier, qui se reconnaissent dans mon histoire, sans être Roms eux-mêmes. Le titre que j’ai choisi, « Je suis Tzigane et je le reste », est un mélange de provocation et de fierté. Je suis Roumaine, Rom et Française : la France devrait valoriser cette richesse, cette ouverture d’esprit. Au contraire, on voit renaître des identités radicales et fermées, résurgences d’un passé dont on sait où il a déjà mené. Nous Roms, on ne nous donne finalement pas la parole. Nous sommes des objets de représentation, des objets de savoir, nous sommes étudiés. Nous sommes dépossédés de notre propre représentation. Mon livre ainsi que mon engagement et notamment ma candidature aux élections sénatoriales de 2017 étaient également des moyens de réappropriation de notre parole et de notre représentation. Quand je vois les miens évoluer la tête courbée, redonner de la fierté à ma communauté est très important.

 

LPA

Votre candidature aux sénatoriales ne s’est pas soldée par une élection. Que retenez-vous cependant de cette expérience ?

AC

La politique en tant que telle ne me faisait pas forcément envie, même si ce que je fais dans le monde associatif est politique. M’impliquer dans le processus des élections sénatoriales n’était pas ma priorité. Mais cette décision a été prise collectivement avec les associations que je côtoyais sur le terrain. À mes yeux, c’était un moyen de porter notre voix. Il n’y a jamais eu aucun candidat d’origine rom aux élections nationales en France. On ne se sent pas entendus ni représentés. On a vu ces élections comme un levier d’action pour le travail qu’on fait sur le terrain mais à un niveau supérieur. Mais on a vite compris que les partis politiques traditionnels n’étaient pas prêts à porter une voix comme la nôtre, la voix des sans voix. Ces élections se jouent à un niveau très politique, puisque ce sont des élections indirectes, ce qui signifie que ce sont les élus (maires, conseillers municipaux, députés, etc.) qui votent selon les directives des partis : ils ont été effrayés du changement qu’on pouvait représenter, d’où la création d’une liste totalement indépendante, « Notre Avenir », qui réunissait des militants LGBT, des activistes anti-négrophobie etc. L’objectif n’était pas de gagner mais de réussir à faire entendre notre voix sur l’échiquier politique. Nos résultats ont été bons puisque nous sommes arrivés juste après le parti du président. Je n’exclus pas de me représenter, et si ce n’est pas moi, quelqu’un qui comme moi est conscient qu’il faudra compter désormais avec nous. Pour l’instant, ma priorité, c’est de devenir avocate, mais je vais continuer à me battre pour les causes qui me semblent justes par tous les moyens nécessaires.