Deux voix pour une profession

Publié le 02/03/2017

Le CNB et le Barreau de Paris ont tous deux lancé une campagne afin d’interpeller les candidats à l’élection présidentielle sur la situation de la justice et mieux cerner leurs positions. Au risque de créer une certaine confusion chez les politiques…

À la veille d’une élection présidentielle plus incertaine que jamais, les ordres professionnels du monde juridique s’inquiètent de l’absence remarquée de la justice dans les débats. Pour y remédier, le Conseil national des barreaux avait annoncé, le 7 décembre 2016, une grande consultation des avocats afin de faire porter la voix de la profession auprès des candidats. Le lendemain, le barreau de Paris annonçait lui aussi sa propre consultation. Cette dernière a donné lieu à une campagne de communication lancée début février, matérialisée par un « Pacte Justice » en six chapitres envoyé aux candidats ainsi que des visuels renvoyant « les candidats à l’âge de pierre ». Les résultats de la consultation du CNB devraient de leur côté être annoncés très prochainement sous la forme de propositions qui serviront à interpeller les candidats à la magistrature suprême pour mieux cerner leur conception de la justice. Rapidement après les deux annonces, des voix s’étaient élevées pour regretter cette double campagne qui risque d’ajouter de la confusion au débat public et rendre les revendications de la profession moins audibles. D’autant que les présidents des deux ordres n’ont pas hésité à échanger quelques amabilités par voie de presse interposée sur la légitimité respective de leur institution. Lors de son discours à la rentrée solennelle du barreau de Paris, le 25 novembre dernier, le garde des Sceaux avait déjà exprimé une mise en garde face à la concurrence entre barreaux et CNB, en lançant à l’adresse des avocats : « Votre expression s’affaiblit quand pour défendre vos intérêts vous utilisez plusieurs voix ». Pascal Eydoux, président du CNB, revient pour les Petites Affiches sur ces derniers événements.

Les Petites Affiches – Quel était l’objectif de votre démarche en lançant cette consultation ?

Pascal Eydoux – La justice de notre pays ne se porte pas très bien aujourd’hui et les moyens qui lui sont donnés ne sont pas à la hauteur des enjeux. Son budget est négligé depuis des années en comparaison au budget global de l’État, c’est tellement vrai que nous sommes classés 34e sur 47 pays sur ce point selon le Conseil de l’Europe. Nous le dénonçons depuis des années, et le garde des Sceaux a d’ailleurs partagé la même constatation en prenant ses fonctions il y a de ça un an. Par conséquent, nous avons décidé que le CNB devait interpeller les candidats à l’élection présidentielle sur leur vision globale de la justice (comme nous l’avions déjà fait en 2012). L’idée est vraiment de les questionner à la fois sur le fonctionnement de l’institution judiciaire et ses moyens, son positionnement dans l’espace public, mais aussi sur un certain nombre de sujets plus précis tels que l’activité juridictionnelle et le développement du droit dans notre pays. Une grande consultation a été lancée auprès de nos confrères en postant un questionnaire en ligne auquel ils pouvaient répondre durant trois semaines entre décembre et janvier. Un ensemble de 32 questions qui portent sur les thèmes fort soutenus par le CNB : l’économie de la profession, la transition numérique, ou encore les effectifs et moyens attribués à la justice. Cela a donné lieu à une synthèse qui a été nourrie par des travaux effectués au cours de ma mandature. Le résultat final ce sont les propositions qui seront intégrées sur une plate-forme diffusée aux candidats à la présidence et médiatisée.

LPA – Regrettez-vous que le barreau de Paris ait lancé une initiative concurrente ?

P. E. – Je ne regrette rien du tout. En lançant cette consultation, le barreau de Paris a opéré une action qui est apparue comme concurrente de celle du CNB, ce qui est selon moi un peu dérisoire. Je souhaite juste souligner que notre travail sur ce questionnaire a commencé il y a plus de six mois avec les élus du CNB (et donc en toute transparence). En effectuant l’annonce de sa diffusion le 7 décembre auprès de l’AFP, nous avons constaté le lendemain que le barreau de Paris lançait le sien. J’en prends acte et je tiens d’ailleurs à rappeler que le CNB est l’institution représentative de la profession d’avocat et que les ordres d’avocats sont des régulateurs de l’exercice professionnel, que cela soit le barreau de Paris ou les autres. Certains barreaux ont parfois un peu de mal à concevoir que la représentation de la profession relève de la responsabilité du CNB et pas de la leur. Mais une fois que cela est dit, moi je continue de faire mon travail.

LPA – Malgré tout, est-ce que cela n’a pas nui à la visibilité de votre action ?

P. E. – Ce que je peux dire c’est qu’à l’égard des confrères, l’opération du barreau de Paris a été mal vécue. Cette dualité a conduit un certain nombre d’entre eux à renoncer à répondre au questionnaire de l’ordre des avocats parisiens. Considérant que ce n’était pas la peine d’ajouter à cette confusion. À mon sens, c’est une réaction saine et satisfaisante.

LPA – Quels sont les sujets sur lesquels vos positions diffèrent de celles du barreau de Paris ?

P. E. – Il n’y en a tout simplement pas. Je pense sincèrement que les visions du barreau de Paris et du CNB se rejoignent. Ce qui peut parfois poser problème, comme je l’expliquais, c’est concevoir qu’il existe depuis désormais 25 ans une institution qui est représentative de la profession. Et il est vrai que le barreau de Paris le vit parfois mal, mais ce n’est pas grave : les choses évoluent petit à petit. Je constate d’ailleurs avec satisfaction que la bâtonnière nouvellement élue [NDLR : Marie-Aimée Peyron], qui prendra ses fonctions pour le mandat 2018-2019, est membre du CNB. Elle a affirmé qu’elle restera à la place qui est la sienne parce qu’elle souhaite créer une dynamique de concordance entre les visions parisiennes et celle du CNB. C’est valorisant pour nous et ça me convient parfaitement. Il en est de même avec le prochain président de la Conférence des bâtonniers qui est également membre du bureau du CNB. À nouveau, la vision de la profession n’est pas différente. C’est la communication des rôles de chacun qui provoque parfois ce genre d’anicroche.

LPA – Y aura-t-il une différence entre les résultats de vos deux consultations ?

P. E. – Les résultats de la consultation parisienne sont ciblés sur l’exercice de la profession d’avocat à Paris. C’est très bien, le rôle du barreau de Paris est de réguler l’exercice professionnel des nombreux avocats qui y sont inscrits. En revanche, le questionnaire du CNB a pour objectif d’offrir une plate-forme à l’ensemble de nos confrères et concitoyens pour avoir accès à la vision globale que les candidats à l’élection présidentielle ont de la justice dans notre pays. C’est la raison pour laquelle le questionnaire de Paris était relativement étroit et ne comptait que sept questions, tandis que le nôtre est beaucoup plus large et aborde tous les sujets qui concernent l’ensemble de l’exercice du droit.

LPA – Quelles sont les propositions que vous allez mettre en avant pour interpeller les candidats ?

P. E. – Ce que nous voulons c’est savoir si les candidats entendent véritablement donner à la justice les moyens de remplir son rôle et d’exercer son autorité. Concrètement cela signifie répondre aux questions : quelle est la place du juge, est-ce que c’est celui qui tranche les litiges, est-ce qu’il doit faire autre chose ? De même, est-ce que les budgets qui sont attribués à l’ensemble de l’administration de la justice doivent cibler prioritairement l’action pénitentiaire ou d’autres choses ? Nos interlocuteurs politiques ont-ils une vision européenne ou hexagonale des professions du droit ? Sur ce sujet, nous avons entendu plusieurs candidats développer l’idée que la CEDH pourrait être une entrave au droit tel que chaque État peut le concevoir et le réguler. Cela nous paraît dangereux et nous mobilise pour une autre action : celle d’une prise de conscience auprès des pouvoirs publics et du grand public sur l’apport de l’Union européenne en matière de droit et de liberté publique depuis la création de la Cour européenne. Enfin, nous interrogeons les candidats sur tout ce qui est développement de l’accès au droit, sur les legaltechs, sur le statut des professionnels libéraux. C’est sur tous ces sujets sur lesquels nous attendons des réponses.

LPA – Justement, la justice ne semble pas être au cœur des préoccupations des candidats. C’est inquiétant ?

P. E. – La campagne électorale est pour l’instant totalement muette sur les questions de la justice. Cela m’inquiète effectivement et je le déplore. Nous sommes aujourd’hui dans une situation singulière sur le plan des personnes politiques, ce qui les regarde, mais nous n’avons pas dans les communications des candidats la moindre expression sur la justice dans ce pays. C’est très grave, car cela signifie que ce n’est pas une préoccupation pour eux. Une société fonctionne sur trois pieds : l’éducation, la santé, la justice. On parle un peu des deux premiers, jamais du troisième, ou alors uniquement pour évoquer la répression et la sécurité publique. Le droit n’est pas que ça, il est aussi un facteur de régulation sociale et économique. Si cela ne les intéresse pas, qu’ils le disent. Nous diffuserons ce questionnaire exigeant aux candidats en espérant que cela éveille leur intérêt et qu’ils prennent parti. Il sera également envoyé à la presse en même temps, qui pourra prendre acte des réponses qui lui sont apportées.

LPA – Une fois que les candidats auront répondu à vos questions, comptez-vous désigner celui qui sera le plus proche de votre conception de la justice ?

P. E. – Non, ce n’est absolument notre objectif. Nous sommes environ 65 000 avocats en France, au sein de la profession vous avez tout le panel des conceptions de la justice et il est de notre devoir de respecter cette diversité. Ce que nous voulons c’est que chacun de nos confrères soit à même de concevoir ce qu’est la vision des candidats à la présidence de la République pour la justice. Et cette plate-forme s’adresse aussi évidemment au grand public, puisqu’au travers de la presse nous pourrons diffuser le positionnement des candidats sur la justice. On ne peut qu’espérer que cela intéresse la société toute entière.

LPA – Sur une autre thématique, le mandat de Jean-Jacques Urvoas touchera bientôt à sa fin. Comment jugez-vous son action en tant que garde des Sceaux ?

P. E. – Le ministre de la Justice arrivé voici un an, avait bien conscience que son temps politique était court et qu’il fallait se concentrer sur le déficit de moyens. Son regard sur la situation était d’autant plus clair que nous l’avons souvent alerté sur cette question lorsqu’il siégeait à la présidence de la commission des lois. En arrivant place Vendôme, il en a pris la mesure immédiate et a concentré ses efforts là-dessus, de ce point de vue je ne peux que soutenir que son action a été positive et énergique. Les résultats qu’il obtient restent cependant à la mesure des budgets qu’on lui a octroyés et du temps politique qui est le sien pour changer les choses. À force de combats, il a obtenu des crédits supplémentaires de la part du budget de l’État et c’est tant mieux. En dehors de la question des moyens, il a rappelé que les juges étaient là pour trancher des litiges, et que les acteurs de la justice que sont les avocats sont là pour régler les questions de nos concitoyens avant de pouvoir saisir le juge. Il part donc du principe que nous sommes des acteurs responsables et que le rôle de la justice doit se concentrer sur la régulation des conflits, je ne peux que saluer cette philosophie.

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