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Grenelle du Droit : une 4e édition sous le signe de la polyvalence

Publié le 16/01/2023

Grenelle du Droit : une 4e édition sous le signe de la polyvalence

Depuis sa première édition en 2017, organisée par l’AFJE et le Cercle Montesquieu, le Grenelle du droit s’est fixé trois objectifs, rappelés en introduction par Jean-Pierre Gille, le président de l’AFJE : fédérer les professionnels du droit, prendre des mesures pour renforcer l’employabilité de la filière et proposer des solutions aux pouvoirs publics pour plus d’attractivité. C’est la mission que s’est donnée cette 4e édition, définitivement placée sous le signe de la polyvalence pour faire face à des frontières de plus en plus mouvantes.

Avocats, juristes, notaires, magistrats, huissiers, toute la filière juridique était la bienvenue le 6 janvier dernier au Centre Assas pour accueillir le Grenelle du droit 2023. Un moment attendu depuis 2017 pour ses tables rondes audacieuses autour des grandes préoccupations juridiques contemporaines. Parmi elles, à l’heure où le monde de l’entreprise envisage de plus en plus le droit sous l’angle de la flexibilité et de l’adaptabilité, une grande question : faut-il aller vers une formation décloisonnée des acteurs du droit ?

Vers un décloisonnement généralisé ?

Pour le président de l’université Paris Panthéon Assas, Stéphane Braconnier, sa fonction implique de se poser les questions sur la formation en fonction des attentes du monde de l’entreprise. Parmi ses 20 000 étudiants, 75 % se destinent en effet à devenir juristes… À ses yeux, l’enjeu principal est celui du digital et du numérique car ils ont un impact direct sur les pratiques et impliquent même une révolution quotidienne pour les juristes, les juridictions ou les cabinets d’avocats. Contrairement à la Chine, la France n’est certes pas encore arrivée à l’idée de développer l’intelligence artificielle d’ici 2025 pour améliorer la manière de rendre la justice et de réduire les délais de jugement, mais des expérimentations sont en cours. Face à un métier au nouveau visage, quelles implications pour les étudiants ? « Face aux enjeux technologiques, il faut revenir à une formation se basant sur un socle de compétences techniques solides, ciment de notre communauté », a-t-il précisé. Autour de ce socle, il faut ajouter des compétences périphériques, les softs skills, rappelant au passage « qu’un juriste humain fera toujours mieux qu’une machine » !

Nathalie Roret, directrice de l’ENM, de son côté, avocate de profession, a également évoqué le décloisonnement des professions du droit. Mais pour elle, la priorité est ailleurs : restaurer la confiance. 77 % des Français n’ont pas confiance en l’institution judiciaire, ce qui fait de la France un pays où la défiance est beaucoup plus grande que dans les autres pays européens. Arrivée à la tête de l’ENM en 2021, Nathalie Roret a décidé de réformer la formation autour de trois pistes, qu’elle appelle « les trois C » : Confiance, Collectivité et Créativité. La confiance, outre la nécessité de la regagner, se traduit aussi par la nécessité de croire en sa propre formation. Cette dernière doit correspondre, comme l’a évoqué Stéphane Braconnier, à « un socle technique élevé », mais ne doit pas se contenter de cela. « Le juriste est parfois un artiste, le plus souvent un artisan, qui doit disposer d’une boîte à outils ». Cette boîte à outils est nécessaire mais pas suffisante. Elle a donc insisté sur la nécessité du travail collectif que ce soit avec les futurs partenaires, les avocats en premier lieu, mais aussi avec les magistrats dont on a beaucoup dit ces dernières années qu’ils « étaient seuls, isolés, débordés ». Elle croit aux vertus d’une équipe, même s’il y a un capitaine de navire.

En ce qui concerne la créativité, elle a tenu à créer un service d’appui pédagogique qui consiste à s’entourer des meilleurs pédagogues. Elle évoque encore l’intérêt des neurosciences, des sciences numériques… En relation avec les autres, le juriste de demain sera au carrefour des chemins : Nathalie Roret souhaite co-construire la formation de l’ENM afin que soient mieux saisies les contraintes et les lignes rouges de l’Autre, que ce soit pour l’éthique ou la déontologie. Se mélanger, oui, mais ne pas s’oublier.

Pour Christian Vigouroux, déontologue, membre du Conseil d’État, membre du comité des États généraux de la justice, le thème du décloisonnement n’est pas une évidence. « Décloisonner, oui, mais pas si cela signifie désosser ou ramollir », glisse-t-il d’emblée. Lui aussi a formulé ses souhaits quant au juriste de demain. Le premier ? Celui « qu’il ait une faculté d’étonnement », citant le Code de la fonction publique, qui, loin de commencer par une définition de ce qu’est un fonctionnaire, évoque « la liberté d’opinion ». Une véritable pépite juridique, qui, comme tant d’autres, doit rappeler que la curiosité est inhérente au métier. Son second souhait porte sur le besoin de se poser des questions avant d’apporter des réponses. « Que les futurs juristes pétrissent le texte, qu’ils soient insolents ». Son meilleur conseil adressé aux étudiants ? « Respectez les textes, mais contestez-les » !

L’égalité entre juristes est une réalité, certes, mais elle ne signifie pas uniformité pour autant. Christian Vigouroux insiste pour que le décloisonnement n’implique pas de renoncer à son identité. « Dans la chaîne pénale – expression qui ne traduit pas à ses yeux les complexités du rôle de chacun – chaque rôle n’est pas équivalent comme les maillons d’une chaîne », a-t-il asséné. En somme les juristes sont différents mais doivent travailler ensemble.

De son côté Anne-Sophie Barthez, directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle depuis 2019, haut fonctionnaire, la question du décloisonnement a soulevé beaucoup d’enthousiasme. Elle a parlé « ouverture », « transversalité » et « porosité ». Presque de la poésie pour évoquer les besoins de la formation continue, tout au long de la carrière, ou la formation initiale qui doit préparer les étudiants à une « déambulation et à des parcours professionnels non linéaires ». Soutenant la nécessaire curiosité des étudiants, elle renchérit, à la suite de Christian Vigouroux, l’intérêt du droit comme grille de lecture, afin de « plaquer le droit sur une réalité qui lui est étrangère » et de « relever des défis sociétaux ». En somme, le rendre vivant. Le juriste de demain, face aux enjeux environnementaux, doit discuter avec des scientifiques, tout comme le juriste, au sein de l’entreprise, doit discuter avec d’autres corps de métiers pour mieux comprendre les enjeux de son organisation. Concernant la formation, elle soutient le besoin de « compétences au même niveau que les connaissances », et l’intérêt de multiplier ses connaissances afin de surpasser son propre champ. Elle estime qu’il faut faire « évoluer les méthodes d’enseignement », comme « revoir les modes d’examen » – interrogeant d’ailleurs la pertinence d’un examen commun à plusieurs disciplines. Tout comme Christian Vigouroux, elle souhaite que les étudiants soient « curieux », qu’ils « apprennent à raisonner », mais aussi qu’ils maîtrisent les outils de synthèse afin de hiérarchiser les priorités et aient la capacité de s’exprimer, autant de compétences « qu’on n’apprend pas assez dans notre formation initiale ».

« La place du droit n’est pas reconnue en France par rapport à ce qu’est l’économie », a regretté Gilles Accomando, directeur de l’EFB. Ce dernier pense qu’il faut « avancer en meute » et « réaffirmer [l]a place » du droit. À l’échelle internationale, « si on veut renforcer l’attractivité de la filière, il faut que l’ensemble de la profession se parle ». Sur sa propre institution, il a tenu à mettre en avant les évolutions de la formation proposée. Les 1 566 élèves de cette rentrée se destinent à des domaines différents. D’où cette remarque : il faut « créer des ponts entre professions mais aussi entre professionnels ». Il a souligné les bienfaits du stage de 6 mois qui permet de découvrir « la fonction et la logique des autres, au-delà de son propre métier ». Il le reconnaît, en termes de formation continue, il reste du travail à fournir pour améliorer son image auprès des avocats : pour beaucoup d’entre eux, aux emplois du temps très chargés, elle continue d’être perçue comme une « contrainte plus qu’une plus-value ». Dans ce contexte, il a expliqué à quel point les formations MAJ (magistrats-avocats-juristes) étaient pertinentes avec leurs thématiques croisées, cette année l’urgence, la responsabilité climatique et le langage clair. « C’est au sein de la formation continue que nous créons la confiance et le respect », a-t-il estimé.

La confiance et le respect, deux notions-clés, sans doute également pour Patricia Gendelmann, group general councel chez Pierre Fabre. À ses yeux, le décloisonnement répond à une « double attente : celles des entreprises qui demandent au juriste de l’agilité, de la polyvalence à 360° tout en gardant un rôle d’expert, puisque le juriste reste la référence en droit et sécurisation. Mais aussi aux attentes des jeunes juristes qui veulent pouvoir évoluer dans des environnements différents (RSE, compliance, finance…). Tout comme ses confrères et consœurs, elle a souligné la nécessité du « raisonnement » face à de constantes évolutions réglementaires. « Le sens critique participe aussi à la sécurisation des actifs de son entreprise », a-t-elle précisé. Là encore, « une excellente formation universitaire », couplée à des softs skills, semble la formule idéale. Elle a aussi évoqué un autre décloisonnement : celui entre les juniors et les seniors qui peuvent s’apporter des compétences complémentaires. « La société comprend de moins en moins nos cloisonnements et les associe à du corporatisme ». Peut-être faudrait-il en effet faire comprendre dès le plus jeune âge les enjeux liés au droit, puisque cette matière est l’une des seules à ne pas être enseignée avant les études secondaires ? Mais laissons le dernier mot à Pierre Berlioz, professeur de droit, directeur de cabinet du président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes. Pour lui, le défi se résume à réussir à « faire aimer le droit » et « qu’il soit enseigné comme une culture » !

Face aux enjeux sociétaux, quel rôle à jouer ?

Aimé ou pas, le droit traverse la société : 360 000 personnes en vivent et le font vivre, pour un CA de 44 milliards d’euros, n’a pas manqué de rappeler l’avocat Me Kami Haeri. Jamais le droit n’a drainé autant d’étudiants, plus de 200 000. Le secteur est donc très attractif et représente une force de frappe économique. Et sociale ?

Pour François Molins, procureur général près la Cour de cassation, il est clair que « le juge s’est vu confier de nouveaux pouvoirs et responsabilités », dans une société qui vit une « judiciarisation de la sphère sociale ». « Le juge peut beaucoup, a-t-il estimé, mais ne peut pas tout et son rôle n’est pas de se substituer au législateur ». Il a souligné que la judiciarisation de la société « contribue à alimenter les critiques contre les juges », nourrissant la crainte d’un « gouvernement des juges ». Mais la « prééminence du droit est la meilleure arme contre l’arbitraire et l’autocratie ».

Sabine Lochmann, directrice générale de Vigeo Eiris, membre de l’HATVP, a apporté une vision différente, véritablement ancrée dans le monde de l’entreprise. Quel rôle pour le juriste de demain alors que son seul territoire n’est plus l’entreprise en elle-même, mais le monde entier ? Il doit assister le dirigeant dans l’évaluation des risques et mettre en œuvre les mesures d’accompagnement. Bien sûr, dans ce contexte, le juriste est « tenu de piloter un groupe pour qu’il soit rentable », en évaluant les normes, les réglementations, les principes directeurs tout en mélangeant les temps, immédiats et différés : « les résultats immédiats mais aussi les résultats d’après-demain ». Les risques changent au cours des époques. Si l’on prend l’exemple du réchauffement climatique et les résultats du dernier rapport du GIEC, l’entreprise est attendue au tournant. « Une récente étude Accenture révèle que 35 % des personnes interrogées pensent que c’est à l’entreprise de s’en occuper et non seulement l’État », d’où la nécessité de développer une gouvernance responsable en gardant en tête que le juriste « doit protéger son dirigeant et les personnes morales ».

Constitution de plans de transition énergétique, compétence dans l’accompagnement au dialogue social à travers les organisations politiques, syndicales ou l’État, rédaction de feuilles de route stratégiques ou application des nouvelles directives (comme la CSRD, à compter de l’exercice 2024) autant de façons de « contribuer à la culture de la performance », « lire la carte du tendre des dirigeants », et aider, in fine, « à prendre les bonnes décisions stratégiques », y compris en termes de durabilité. Sabine Lochmann a conclu en évoquant un « pacte social » entre juristes et entreprises. « Certains disent que les entreprises qui ne s’engageront pas dans ces changements ne résisteront pas ». D’où le rôle-clé des juristes.

Pour Alexandre Menais, directeur juridique chez L’Oréal, « nous sommes dans une période « moyenâgeuse », au sens d’une une période de transition » face à un monde devenu ultra-connecté. La souveraineté est questionnée, avec la problématique de la protection des données tandis que le numérique de demain et la connectivité sont aussi vécus au sein de l’entreprise. « Comment réintroduire la démocratie à l’intérieur de l’entreprise comme à l’extérieur ? », s’est-il demandé. L’apport des neurosciences a également été soulevé : feront-elles naître une nouvelle discipline, celle des neurodroits ? Que faire en effet de toutes les données captées du cerveau ?

La question environnementale est partout : « les droits humains ont été créés car l’état de nature ne suffisait pas pour les protéger. Aujourd’hui, nous voyons émerger de nouveaux droits comme ceux des montagnes ou des rivières, un enjeu majeur pour les organisations ». Mais, a-t-il glissé, « attention à ne pas décloisonner pour recloisonner ailleurs »…

Du côté du rédacteur en chef de la Revue Européenne de droit, Vasile Roratu, la question ne fait pas un pli : le juriste est un acteur de la société, c’est « inévitable. Notre travail est consubstantiel. Nous ne sommes pas que des techniciens, on participe aussi à des solutions même si nous ne sommes pas décideurs politiques ».

Une place pas si simple à définir pour le juriste et universitaire Thomas Clay. « L’influence des juristes universitaires dans la cité est quasiment nulle », a-t-il lâché avec fougue. Il a en effet regretté l’absence des universitaires du droit dans le débat public, alors que sociologues, économistes et historiens sont écoutés régulièrement et ce, malgré des apports pertinents à fournir à ce débat public, que ce soit sur les retraites, le réchauffement climatique ou la mise en examen des hommes ou femmes politiques. « Le droit est partout et nous ne sommes nulle part » ! Pourtant, les juristes universitaires exercent bien une influence dans les coulisses de la cité, au sein des cabinets ministériels, en tant que parlementaires ou en tant que ministres eux-mêmes. « Il nous revient de sortir de l’ombre pour prendre la lumière », a-t-il encouragé, salué par l’assemblée.

Dans un monde en crise(s), il apparaît que les juristes ont de plus en plus un rôle stratégique à jouer dans l’entreprise, d’aiguilleurs dans la société mais aussi comme modèles d’adaptabilité pour les étudiants. À chacun de trouver sa place…

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