Le barreau de Paris participe pour la première fois à la semaine de l’Amérique latine
En 2011, le Sénat lançait une Journée de l’Amérique latine et des Caraïbes pour renforcer les liens entre la France et cette région du monde. Cette Journée, devenue Semaine en 2014 sous l’impulsion du président de la République, donne aujourd’hui lieu à une manifestation populaire coordonnée par le Quai d’Orsay et accueillant près de 20 000 personnes à Paris. Pour la première fois, le barreau de Paris a décidé de prendre part à cet événement. Le 8 juin dernier, l’ordre des avocats de Paris organisait une conférence à la Maison du barreau consacrée à « La plus-value de l’avocat en matière de responsabilité sociale et environnementale (RSE) ». L’occasion de revenir, exemple latino-américain à l’appui, sur les dernières législations qui font évoluer le concept de RSE.
Avocats français et latinos se mélangeaient sur les bancs du public, dans la petite salle de la Maison du barreau. Pour cette première participation à la semaine de l’Amérique latine, l’ordre des avocats avait réuni une quarantaine de personnes pour parler de la responsabilité sociale et environnementale. « C’est un thème central pour toutes les sociétés latino-américaines, confrontées à un développement rapide à partir de l’exploitation des sous-sols, avec toutes les menaces que cela entraîne pour l’environnement », a rappelé, pour ouvrir le débat, l’ancien ambassadeur de France en Bolivie, Antoine Grassin, coordinateur de la semaine de l’Amérique latine et des Caraïbes. « La région Caraïbe est particulièrement vulnérable au changement climatique, et la communauté de vue entre la France et cette région est d’autant plus importante maintenant que l’accord de la COP 21 est remis en cause par l’Administration américaine », a-t-il précisé.
Dominique Attias, vice-bâtonnière en charge de l’international, a ensuite pris la parole et commencé par rendre un hommage appuyé au continent latino-américain, mentionnant, avec un accent parfait, l’œuvre des écrivains Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa, ou celle du sculpteur Fernando Botero. Elle a souligné l’importance de la RSE dans ce continent en pleine mutation. « Les entreprises sont vectrices de mieux-être, d’emploi et de pouvoir d’achat. Elles doivent également être porteuses de valeur éthique. C’est cela la RSE », a-t-elle rappelé. « L’entreprise ne peut être efficace qu’à la condition d’être responsable. Notre droit doit être un garde fou qui fait de nous des êtres responsables, éthiques et solidaires », a-t-elle encore déclaré. Dominique Attias a ensuite insisté sur les nouvelles perspectives qu’ouvre, pour les avocats, cette attention nouvelle portée à la RSE. « Nous assistons à l’émergence d’un droit de la RSE. L’avocat apporte une sécurité juridique sur la maîtrise du risque. Par ailleurs, cette RSE concerne directement nos propres cabinets », a-t-elle souligné.
Pendant toute la matinée, les intervenants sont revenus sur l’évolution de la RSE, en prenant des exemples concrets concernant le continent latino-américain. La première table ronde, modérée par Patricia Cuba-Sichler, avocate aux barreaux de Paris et de Lima, traitait de l’ équilibre recherché entre les différentes parties prenantes au projet dans le cadre de la RSE. Patricia Cuba-Sichler a commencé par souligner que la RSE ne relève plus aujourd’hui d’une simple démarche volontaire de la part des entreprises. Ce changement majeur pour les entreprises s’est installé peu à peu. « Cette évolution a été conduite par des accidents et des catastrophes qui ont permis de faire évoluer les lois », a-t-elle rappelé. En France, cette évolution a été amorcée par la loi RNE de 2001, qui instaure que les sociétés françaises cotées doivent présenter des données sur les conséquences environnementales et sociales de leurs activités en plus des informations comptables dans leur rapport annuel. La loi de mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre vient de considérablement renforcer cette dynamique.
Marie-Laure Guislain, avocate de l’association Sherpa, qui vient en aide aux communautés affectés par des crimes économiques, s’est félicitée de l’adoption de cette loi. Depuis 2001, les avocats de l’association militaient pour l’ adoption d’une telle disposition. « Avant, le principe d’autonomie juridique prévalait et empêchait les entreprises d’être responsables de leurs filiales ou sous-traitants étrangers », a rappelé l’avocate. Cette loi qui demande aux maisons-mères d’être vigilantes pour leurs filiales est d’après elle une « révolution ». « C’est l’unique loi dans le monde qui pose un principe de vigilance sociétale et de responsabilité des maisons-mères », a précisé Marie-Laure Guislain. « Les donneurs d’ordre vont devoir adopter un plan de vigilance pour prévenir les risques des sous-traitants avec lesquels elles ont une relation commerciale établie ». L’avocate estime que l’accès des communautés affectées au droit s’en trouvera facilité. « On a besoin d’un droit dur. Les engagements éthiques ne suffisent plus », a-t-elle développé, précisant que les entreprises que Sherpa a attaquées en justice, parmi lesquelles Auchan, Samsung, Total, ou encore la compagnie pétrolière Perenco, avaient toutes « des chartes éthiques très poussées ». Si la loi sur le devoir de vigilance est une avancée de taille, l’avocate a tout de même rappelé que les défenseurs des communautés ont encore des besoins importants : un système juridique efficace, une justice indépendante, un accès facilité aux expertises. Autre cheval de bataille de l’association : la lutte contre les « poursuites-bâillons », ces attaques en justice venues des entreprises contre ceux qui dénoncent leur pratique, qu’ils soient avocats, journalistes, travailleurs humanitaires ou chercheurs. Ces types de poursuites se multiplieraient et s’intensifieraient, afin de décourager les défenseurs des populations civiles lésées, a averti Marie-Laure Guislain.
Deuxième intervenant de cette première table ronde, l’avocat colombien Francisco Borbosa a apporté un éclairage sur la situation de son pays, engagé dans des négociations de paix après une guerre de plus de cinquante ans. Il a insisté sur la nécessité de développer ensemble processus de paix et bonnes pratiques entrepreneuriales. Alors que l’expropriation de paysans et l’appropriation des terres dans des conditions douteuses a largement contribué au conflit colombien, Francisco Borbosa a estimé que la loi sur les victimes et les restitutions de terre promulguée en 2001 a été « le premier acte de paix » du pays. Cette loi prévoit que les personnes expropriées soient indemnisées, et que ceux qui ont été expulsés par la violence puissent retourner sur leurs terres. L’avocat a rappelé qu’ en Colombie, sept millions de personnes n’ont pas de titre de propriété formalisé. « Il faut formaliser la terre et établir un principe de sécurité juridique pour que les entreprises viennent travailler », a-t-il souligné.
La matinée s’est poursuivie par une deuxième table ronde, portant sur l’évolution de la RSE de l’engagement volontaire aux normes contraignantes et modérée par Laurence Kiffer, secrétaire de la commission internationale du conseil de l’ordre. Intervenant sur les contraintes sociétales et environnementales en matière d’investissement en Amérique Latine, l’avocate Gabriela G. Merla a insisté sur l’importance d’associer les populations locales aux projets entrepreneuriaux. « Si votre projet respecte l’environnement, vous n’aurez pas ou peu de problème social », a-t-elle martelé, citant comme contre exemple le cas d’un projet électrique mené par Alstom au Mexique. L’entreprise, n’ayant pas associé les citoyens à ses travaux, a vu les routes d’alimentation du site coupées par les communautés. « La chose la plus importante à avoir en tête est que la loi et internet permettent au citoyen de se concerter et de se positionner sur le projet ». Faire des projets win-win avec les communautés est donc impératif, d’après Gabriela Merla. « Rien de tel pour un projet que d’être défendu par une communauté », a assuré l’avocate.
La dernière intervention de la matinée a été assurée par une personnalité venue du monde de l’entreprise, Fadette Meghezi, responsable du pôle juridique Compliance au sein de la société de verres correcteurs Essilor. Elle a consacré la première partie de son exposé à la génèse des nouvelles lois adoptées pour responsabiliser les entreprises. « La loi Sapin II, aussi bien que la loi sur la vigilance, s’inscrit dans un mouvement qui remonte aux années 2000. Elle s’inscrit dans un contexte de maturité juridique, tant pour les entreprises que pour l’opinion publique ». La juriste a estimé qu’avec la loi sur le devoir de vigilance, la France rattrapait en partie son retard en la matière. « Nous avons beaucoup à apprendre. Nous avons, à Essilor, un directeur juridique brésilien, qui applique une loi brésilienne très coercitive », a-t-elle témoigné. Elle a, à son tour, salué le fait que la RSE ait désormais un « fondement juridique » et ne soit plus une simple démarche volontaire, arguant que ce changement donnerait plus de poids au travail du juriste d’entreprise. « Avant, les entreprises avaient des chartes de bonne conduite. Aujourd’hui, ces lois créent une infraction de non conformité. Pour les juristes d’entreprise, cela permet de placer le droit au cœur de la stratégie ». Néanmoins, a-t-elle ajouté, la mission du juriste d’entreprise relève parfois du numéro d’équilibriste. « Il faut faire partager le respect des droits de l’Homme dans le respect de culture locale. Toute la question est de savoir où on met le curseur. Vous ne pouvez pas dire : je suis la maison-mère, j’impose ma législation et mon regard. Le respect de l’autre est fondamental ». Elle a également tenu à apporter une nuance à l’analyse proposée par l’avocate de l’association Sherpa, en assurant que les actions contentieuses avaient sur les entreprises un effet dissuasif important. « Les condamnations ont des conséquences directes sur les entreprises, notamment parce que les fonds éthiques sont désormais très regardants en matières de RSE », a-t-elle ainsi souligné.
Pour conclure cette matinée, l’avocate Laurence Kiffer a rappelé que les victimes, pour obtenir réparation, avaient besoin de « droit dur » et d’une « justice indépendante ». Dans un contexte où la RSE se développe, l’avocat aurait, lui, pour double mission de conseiller les investisseurs et d’écouter les populations locales.