« Les avocats ne peuvent pas rester les bras croisés »

Publié le 27/11/2019

Le Conseil national des barreaux s’engage sur la question migratoire. Une délégation s’est rendue sur l’île de Lesbos, en Grèce, à la fin du mois de septembre dernier. Béatrice Voss, présidente de la commission Libertés et droits de l’Homme du CNB, revient pour les Petites Affiches sur les actions entreprises par les avocats.

Les Petites Affiches : Pourquoi le Conseil national des barreaux s’est-il rendu à Lesbos ?

Béatrice Voss : Une délégation du CNB s’est rendue à Lesbos, elle comprenait la présidente, le trésorier et moi-même, car je préside la commission Libertés et droits de l’Homme. Ce déplacement découle du fait qu’on a été saisi par European lawyers in Lesbos (ELIL). Cette société commerciale à but non lucratif a été créée par une association d’avocats allemands et le CCBE au moment où il y a eu un accord entre la Turquie et l’Europe qui consistait à ce que la Turquie garde les migrants sur son sol et reçoive en contrepartie des fonds européens. Cela a marqué le début d’un afflux migratoire depuis la Turquie vers la Grèce et des hotspots se sont créés. European lawyers in Lesbos fonctionne avec des permanents et des avocats volontaires ; à ce jour une trentaine d’avocats français se sont rendus sur place. Les avocats volontaires partent sur des périodes d’un mois, ce qui est compliqué pour un avocat. Ils prennent ces semaines sur leur temps de vacances. Leurs frais de déplacement et d’hébergement sont pris en charge mais ils ne sont pas rémunérés.

LPA : Comment fonctionne l’association ELIL ?

B.V. : Cette organisation a des bureaux en ville à Lesbos et des containers dans le camp de réfugiés. Au printemps dernier, ELIL s’est tourné vers le CNB qui avait déjà apporté par le passé un soutien financier pour obtenir un nouveau soutien. Nous nous sommes dit qu’il fallait structurer les actions, savoir comment ils fonctionnent. C‘est dans ce contexte que nous sommes allés voir leur travail sur place.

LPA : Qu’avez-vous vu à Lesbos ?

B.V. : Nous avons visité le camp de réfugiés, prévu au départ pour 3 000 personnes. Il accueille aujourd’hui entre 14 000 et 15 000 personnes, dont la moitié de femmes et d’enfants. Le camp déborde tellement qu’il y a plus de monde dehors que dedans ! Quand on arrive, on voit d’abord des montagnes de poubelles et puis des enfants partout. À l’intérieur du camp, nous avons pu rencontrer une section qui s’occupe de mineurs isolés. On estime qu’il y aurait un millier d’enfants non accompagnés dans ce camp de réfugiés, car ils étaient déjà 946 d’après un recensement fait en juillet… Quand on parle de mineurs isolés à Paris, on parle généralement d’adolescents de 16 ou 17 ans. À Lesbos, ces mineurs ne sont pas, pour beaucoup d’entre eux, des adolescents mais des enfants de moins de 10 ans. Une responsable de la section nous a expliqué qu’ils ont tellement peu de moyens que les enfants ne sont pas encadrés la nuit. Or, la nuit, c’est le moment de tous les dangers. Ils sont terrés quelque part, en éveil car ils sont terrorisés. Ils ne s’endorment que quand le jour revient. Ce qui fait que toutes les petites activités qui sont organisées par les ONG sur place : école, sport, ils n’y viennent pas parce qu’ils dorment le jour…

LPA : Quelles sont les conséquences ?

B.V. : Ils sont totalement livrés à eux-mêmes, on leur annonce des déplacements qui ne viennent jamais. Il y a beaucoup de mineurs qui se scarifient. Avant qu’on arrive, un petit garçon de 5 ans s’était fait écraser par un camion, et trois semaines avant, il y avait deux ados qui étaient morts dans une bagarre. Ne rien faire, être empêché de dormir, avoir peur sur une terre qui n’est pas la vôtre, en arrivant seul après avoir perdu des membres de sa famille… qu’est-ce que cela peut donner ?

« Les avocats ne peuvent pas rester les bras croisés »
Prazis Images / AdobeStock

LPA : Comment la Grèce gère-t-elle cette situation ?

B.V. : C’est une espèce de chaos car les autorités grecques ne reconduisent pas ceux qui n’obtiennent pas l’asile. Alors le camp gonfle, gonfle. L’accès au droit pour les demandeurs d’asile est très problématique. Les personnes qui arrivent passent d’abord devant les autorités de Frontex, avant de passer devant un deuxième filtre, celui des autorités grecques. En troisième lieu, elles voient un médecin qui établit qu’elles sont des personnes vulnérables ou non. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elles seront entendues sur leur demande d’asile. Cela peut être des mois ou des années après.

LPA : Que font les avocats de l’ELIL ?

B.V. : L’organisation intervient en réalité auprès des demandeurs d’asile entre ces premiers filtres et l’interview sur la demande d’asile. Elle prépare les migrants, leur explique la convention de Genève, les conditions à réunir pour obtenir le droit d’asile. Mais cette intervention arrive trop tard. Lorsqu’elles rencontrent enfin un avocat, ces personnes ont déjà pu être entendues par Frontex ou les autorités grecques sans avoir pris la mesure de ce qu’impliquaient leurs déclarations. Épuisées, interrogées après un long périple, elles peuvent répondre qu’elles viennent chercher du travail, auquel cas elles vont aussitôt rejoindre la catégorie des migrants économiques… et ce même si elles pouvaient être éligibles au droit d’asile. Cela va compromettre leur demande ultérieure. Il faudrait obtenir un accès à un avocat beaucoup plus tôt. Cela dit, si on arrivait à ce que toutes voient un avocat avant d’être entendues sur leur demande d’asile, ce serait déjà un progrès !

LPA : Quels sont les autres aspects de la motion ?

B.V. : La motion qui a été prise à la dernière assemblée générale du CNB nous donne mandat pour proposer un plan d’action sur cette question migratoire. Celui-ci doit nous permettre de structurer les participations des avocats français à Lesbos mais également de susciter d’autres participations dans toute l’Europe à travers les représentations nationales des avocats dans chaque État membre et enfin d’interpeller l’Union européenne sur la prise en charge des mineurs non accompagnés et sur l’accès aux droits des migrants aux frontières de l’Europe.

LPA : Qu’allez-vous faire au sein de ELIL ?

B.V. : Nous voulons coordonner l’action des avocats volontaires. Nous allons prendre contact avec toutes les organisations nationales d’avocats et en France, faire en sorte que tous les départs soient coordonnés par le CNB. Cela permettrait, par exemple, que tous ceux qui partent soient mis en contact avec un avocat qui est déjà allé sur place. Mieux vaut qu’ils soient préparés car c’est une mission très particulière qui les attend. Cela a peu à voir avec une intervention devant la CNDA, car le droit d’asile n’existe pas vraiment en Grèce. Ce pays n’était pas une terre de migration et les gouvernements grecs n’avaient donc pas prévu de procédure d’asile. Ils sont en train de le faire, mais c’est pour eux une problématique très récente. Les dispositifs sont sommaires et n’arrêtent pas de changer. Les avocats qui arrivent là-bas ont au minimum une semaine de formation sur place.

LPA : Vous vous adressez aussi aux autorités européennes…

B.V. : En effet, c’est l’autre versant de la motion votée lors de dernière assemblée générale du CNB. Nous allons interpeller les autorités européennes et leur demandons de mettre en place un plan d’action concernant les mineurs car c’est un véritable scandale. On est sur le territoire européen et des centaines d’enfants sont livrés à eux-mêmes  ! En plus des problèmes d’accès au droit que nous venons d’évoquer, il existe un gros problème de respect des engagements internationaux pris par les États membres. La mise à l’abri des mineurs est une obligation absolue. On peut aussi dénoncer ce système qui fait peser la gestion de ces flux migratoires sur un pays quasiment en faillite. Il faut évidemment une prise en charge collective de cette responsabilité. On va beaucoup travailler auprès de la Commission européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme, par l’intermédiaire du Conseil des barreaux européens qui est un interlocuteur privilégié des institutions européennes.

LPA : Pensez-vous que le CNB puisse avoir du poids sur les décisions européennes ?

B.V. : Je préfère ne pas me poser la question. Si on ne fait rien on n’obtiendra rien ! Mais on ne peut pas rester les bras croisés.

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