L’éthique et les relations personnelles du magistrat judiciaire
Dans sa décision en date du 17 novembre 2022, le Conseil supérieur de la magistrature, statuant en conseil de discipline des magistrats du siège, a prononcé la sanction d’abaissement d’échelon contre une magistrate. Il lui était reproché un manque de prudence dans le choix de ses fréquentations personnelles. Par cette sanction, le Conseil déclare contraire à l’éthique le fait de fréquenter des justiciables ayant un passé pénal ou une procédure pénale en cours.
CSM, 17 nov. 2022, n° S256 : consultable à l’adresse https://lext.so/tQh3Ow
« Le magistrat a droit au respect de sa vie privée. Néanmoins, dans son expression et son comportement publics, il s’oblige à la prudence afin de ne pas porter atteinte à la dignité de sa fonction et à la crédibilité de l’institution judiciaire »1. C’est ainsi que le recueil des obligations déontologiques des magistrats de l’ordre judiciaire justifie que l’éthique puisse obliger le magistrat dans ses relations personnelles.
Le 17 novembre 2022, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) statuant en Conseil de discipline pour les magistrats du siège a rendu une décision disciplinaire dans laquelle il condamne une magistrate du siège pour avoir manqué à son devoir de prudence. Cette décision fait suite à l’acte de saisine du garde des Sceaux du 21 mai 2021.
Dans les faits, il est reproché à la magistrate d’avoir entretenu une relation personnelle avec un justiciable « défavorablement connu des services de police ». Et pour cause, le justiciable avait notamment un sursis probatoire en cours dans le service d’application des peines où elle exerçait ses fonctions2.
À la question de savoir si la déontologie peut imposer des limites à la vie privée du juge judiciaire, la réponse est évidemment positive. En effet, dans les hypothèses où son impartialité est susceptible d’être remise en cause (dans sa substance ou dans son apparence), la déontologie peut parfaitement contraindre le magistrat et justifier des sanctions s’il ne prend pas les dispositions qui s’imposent3.
Cependant, la question est plus délicate lorsqu’elle ne porte pas sur les soupçons de partialité du juge mais s’interroge sur le choix de ses fréquentations personnelles. La question que se pose le CSM est de savoir dans quelle mesure les relations personnelles du magistrat peuvent s’avérer incompatibles avec l’éthique dont il doit faire preuve.
Pour prononcer une sanction à l’encontre de la magistrate fautive au titre du devoir de prudence (II), le Conseil prend en compte plusieurs éléments pour justifier de l’applicabilité de la déontologie (et du droit disciplinaire) aux faits reprochés (I).
I – L’applicabilité du droit disciplinaire à des faits relevant de la sphère privée
La première question à se poser ici est de savoir si des faits relevant de la vie privée peuvent justifier le prononcé d’une sanction disciplinaire à l’encontre du professionnel. Pour le magistrat judiciaire, la déontologie s’arrête-t-elle aux portes du palais ou le poursuit-elle au-dehors ? Le Conseil supérieur de la magistrature, en 20104, a rédigé un recueil des obligations déontologiques du magistrat judiciaire, dans lequel il apporte la réponse : le magistrat reste tenu des devoirs de son état, même au-dehors de sa juridiction5. Plusieurs principes déontologiques peuvent servir de fondement à cette atteinte à la vie privée. En plus de l’impartialité6, le devoir de dignité7 oblige le magistrat à une certaine tenue, interdit des comportements ou des propos qui ne seraient pas conformes aux devoirs de son état8. Les devoirs d’intégrité, de probité9, d’honnêteté10 renvoient au rapport du magistrat avec les institutions et la loi : il doit se comporter en exemplaire et honnête citoyen. Se trouvant ainsi astreint à une certaine exemplarité, commettre une infraction pénale pourrait entraîner des conséquences sur le plan disciplinaire11. Enfin, dans le cas étudié, la prudence12 va également justifier des atteintes à la vie privée de la magistrate.
La jurisprudence disciplinaire estime qu’une sanction est justifiable dès lors que les faits de la vie privée du magistrat « rejaillissent » sur l’image ou le fonctionnement de l’institution judiciaire. À titre d’exemple, le Conseil a pu sanctionner un magistrat ayant des dettes de jeu13. A priori, le vice, cantonné à sa sphère privée, ne saurait justifier de sanction disciplinaire dans la mesure où une telle question relève davantage de la morale que de la déontologie. Cependant, le Conseil estime qu’une sanction est justifiable si « le crédit et l’image de l’institution judiciaire a été entamé »14. Dans d’autres affaires, l’« insolvabilité notoire »15, ou encore des loyers impayés16, ou d’une manière générale les créances entraînant des actions en justice à l’encontre du magistrat justifient des sanctions disciplinaires17. Notons cependant que le Conseil d’État contrôle que les faits reprochés au magistrat aient eu un retentissement au sein de l’institution judiciaire. Ainsi, dans une jurisprudence inverse, un magistrat ayant « refusé de payer un artisan en raison de malfaçons » n’est pas sanctionnable dans la mesure où les faits n’ont pas rejailli sur l’image de la profession18.
Dans cette décision de novembre 2022, le Conseil estime que les faits ont eu des conséquences sur l’image de l’institution judiciaire pour plusieurs raisons. D’une part, parce que la magistrate « ne s’est pas particulièrement cachée de cette relation », d’autre part, « qu’elle est décrite comme assez encline (…) à évoquer facilement sa qualité de magistrat dans le cadre de ses relations privées ». Ainsi, la juridiction disciplinaire lui reproche son manque de discrétion sur cette relation. Le fait que cet élément de sa vie privée se retrouve exhibé à la vue de ses pairs et du justiciable justifie l’applicabilité du droit disciplinaire.
II – La sanction du manque de prudence dans le choix des relations personnelles du magistrat judiciaire
Le premier élément que le Conseil de discipline prend en compte dans son appréciation de la faute est l’existence d’une atteinte au bon fonctionnement de l’institution. Sur cette question, il est pertinent de mettre en perspective cette décision du 17 novembre 2022 à un avis en date du 19 décembre 201419. Dans ce dernier, le CSM s’était dit favorable au prononcé d’une sanction à l’encontre d’un magistrat du parquet. Il était reproché au parquetier de fréquenter un homme « mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans », notamment en « échangeant publiquement des propos avec lui, en déjeunant à la même table dans un restaurant et le recevant à son domicile un soir à 22h ». Cependant, dans cette affaire de décembre 2014, un élément supplémentaire venait obscurcir le raisonnement. En l’espèce, en plus de fréquenter une personne mise en examen, il était également reproché au parquetier d’avoir échangé une somme importante d’argent liquide avec cette personne, ce qui a évidemment pesé dans l’avis du Conseil, qui a relevé un manquement lourd au devoir de prudence. C’est pourquoi le Conseil ne répondait pas clairement à la question de savoir si, à elle seule, une relation pouvait nuire à l’image de l’institution ou à son bon fonctionnement.
Or, dans la décision de novembre 2022, il est justement indiqué qu’« il n’est pas établi que Mme X soit intervenue dans ces dossiers ». Par conséquent, c’est uniquement sa fréquentation qui lui est reprochée. Ajoutez à cela, au cours de l’enquête, la magistrate a rétorqué que sa situation ne posait aucune difficulté éthique dans la mesure où elle n’intervenait pas dans les dossiers de son partenaire. Cette absence de prise de conscience a été jugée comme problématique par la juridiction disciplinaire : « Mme X n’a véritablement pris conscience des conséquences (…) que très tardivement. (…) Elle se bornait alors à déclarer qu’elle ne voyait pas de difficulté majeure dans (…) cette relation puisqu’elle n’était jamais intervenue dans ses dossiers ». Le Conseil justifie donc la sanction au nom du manquement au devoir de prudence en ces termes : « Le magistrat doit (…) observer dans ses relations et ses fréquentations publiques les règles de prudence et de réserve nécessaires pour ne pas compromettre l’autorité attachée à ses fonctions ».
Pour justifier la condamnation, le Conseil apprécie concrètement l’atteinte portée à l’image de l’institution judiciaire. Il prend notamment en compte l’opinion publique ou le retentissement médiatique de l’affaire. En l’espèce, le Conseil a retenu que la « petite taille » de la juridiction avait aggravé les conséquences de la faute de la magistrate. Le nombre de magistrats judiciaires dans cette juridiction étant peu élevé, l’opinion publique a personnifié le comportement anti-déontologique. De plus, la décision relève un incident au cours duquel un justiciable aurait reconnu, nommé la magistrate et adopté un ton déplacé à son endroit. C’est ainsi que le Conseil justifie l’applicabilité de la règle déontologique et finalement, l’atteinte portée à la vie privée.
Le Conseil a donc prononcé la sanction de l’abaissement d’échelon en prenant en compte les difficultés passagères du professionnel. De plus, la magistrate ayant fait état de sa relation auprès de son chef de juridiction dans un délai relativement court, et ayant sollicité une mutation pour pallier ces difficultés, le Conseil conclut en déclarant qu’une sanction plus lourde aurait été d’une « rigueur inadaptée ».
Finalement, le magistrat judiciaire n’est pas un citoyen ordinaire. Le droit au respect de la vie privée ne saurait lui offrir la même protection que tout autre sujet de droit. L’éthique à laquelle il est tenu l’oblige à une exemplarité sans faille, même dans sa vie privée et ses relations personnelles. Et ce, à tel point que le Conseil semble exiger du magistrat non seulement qu’il prête attention à son éthique personnelle, mais qu’il se montre prudent vis-à-vis de celle de son entourage.
Notes de bas de pages
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1.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, chap. 5, « La dignité », p. 49, n° 3.
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2.
CSM statuant en conseil de discipline des magistrats du siège (CSM – Siège), 17 nov. 2022, S256.
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3.
Dans ses rapports d’activité, le CSM a pu mettre en garde les magistrats qui entretiennent des relations avec des avocats dans le ressort duquel ils exercent (CSM, Rapport annuel d’activité 2012, p. 120). Des sanctions disciplinaires (et avis favorables à sanction disciplinaire pour les magistrats du parquet) ont pu être prises à l’encontre de magistrats qui utilisaient leurs fonctions pour entamer une relation intime avec un justiciable (CSM statuant en conseil de discipline des magistrats du parquet (CSM – Parquet), 21 nov. 2008, P060. Sur des faits similaires : CSM – Parquet, 14 mars 1997, P030 ; CSM – Siège, 25 févr. 2004, S131). Est également condamnable le fait d’utiliser sa fonction pour obtenir un emploi de vacataire ou d’expert à ses proches (CSM – Parquet, 21 nov. 2008, P060 ; CSM – Siège, 18 nov. 2010, S186), ou s’abstenir de se dessaisir d’un dossier dans lequel le magistrat connaît personnellement le justiciable (CSM – Parquet, 21 nov. 2008, P060) ; Ce principe est à mettre en relation avec le développement des conflits d’intérêts dans la magistrature judiciaire, ainsi que dans bien d’autres professions. On oblige le magistrat à faire preuve d’une certaine transparence sur sa vie privée pour prévenir les risques d’atteinte à son impartialité. (J. Moret-Bailly, Les conflits d’intérêts, 2014, LGDJ, Forum, EAN : 9782275042053).
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4.
La seconde version du recueil a vu le jour en 2019.
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5.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, p. 49 : « Un juge ne saurait abandonner ses obligations (…) à la sortie du palais de justice » ; L. Belfanti, Magistrat, 2019, Dalloz Corpus, n° 1328.
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6.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, chap. II, « Impartialité », p. 19 et s.
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7.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, chap. VI, « Dignité », p. 47 et s : « Le devoir de dignité (…) impose, à l’égard des tiers, des collègues et collaborateurs, une conduite et des propos conformes à l’état de magistrat ».
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8.
Sur la compatibilité entre une attitude et des propos vulgaires et le devoir de dignité : CSM – Siège, 20 sept. 2012, S200.
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9.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, chap. III, « Intégrité et probité », p. 27 et s : « Le magistrat doit être intègre pour se conformer aux devoirs de son état ».
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10.
CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, chap. III, « Intégrité et probité », spéc. p. 29 : « La probité, qui s’entend de l’exigence générale d’honnêteté ».
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11.
Pour ne citer que quelques exemples, des faits de violences conjugales (CSM – Siège, 15 mai 2001, S116 ; CSM – Siège, 1er juill. 2010, S182), de conduite en état d’ivresse (CSM – Siège, 20 janv. 2011, S192 ; CSM – Siège, 19 févr. 2010, S176), pédophilie et détention d’images pédopornographiques (CSM – Siège, 15 mai 2001, S116 ; CSM – Siège, 13 juill. 2021 S243), ou encore usurpation d’identité afin d’organiser un faux mariage (CSM – Siège, 18 mars 2021, S241).
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12.
La prudence n’est pas une valeur du magistrat qui occupe tout un chapitre du recueil. C’est une vertu transversale qui apparaît dans les développements relatifs aux devoirs d’impartialité (CSM, Recueil des obligations déontologiques des magistrats, 2019, p. 25), de dignité (p. 49), de discrétion et réserve (p. 62 et 63). La prudence signifie que l’on fait appel à la responsabilité du magistrat sur les conséquences qu’il n’a pas prévues, ou qui lui auraient échappé. (E. Aubin, « L’expression publique des juges », in E. Lemaire, J. Saison et E. Untermaier-Kerleo (dir.), La déontologie des juges. État des lieux et perspectives d’avenir, 2021, IFJD, colloques et essais, p. 50).
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13.
CSM – Parquet, 10 déc. 2012, P073.
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14.
CSM – Parquet, 10 déc. 2012, P073.
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15.
CSM – Siège, 24 nov. 2005, S141 ; CSM – Parquet, 22 sept. 2019, P086.
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16.
CSM – Siège, 21 juill. 2010, S184.
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17.
CSM – Siège, 21 juill. 2010, S184. En l’espèce, il était devenu notoire que les créanciers allaient engager des poursuites judiciaires ; CSM – Parquet 22 sept. 2019, P086 à propos d’un magistrat du parquet qui s’est volontairement abstenu d’informer sa hiérarchie de sa situation financière qui allait se solder par des poursuites de la part de ses créanciers. Ici, le manquement aux devoirs d’honnêteté et de loyauté aura justifié la sanction disciplinaire.
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18.
CE, 21 mars 2001, n° 203196.
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19.
CSM – Parquet, 19 déc. 2014, P080.
Référence : AJU007n5