Paris (75)

Matteo Bonaglia : « Je me vois comme un travailleur social dans le domaine du droit » !

Publié le 18/07/2022

Les avocats ont coutume de dire qu’ils sont au cœur de la cité. Matteo Bonaglia, jeune avocat inscrit au barreau de Paris depuis 2015, l’est en effet de multiples manières. Il plaide pour les plus démunis et les plus contestataires, travaille pro-bono pour des associations, pratique la « défense collective ». Il nous explique pourquoi droit et engagement sont pour lui indissociables.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir avocat ?

Matteo Bonaglia : Je suis franco-italien. Mon père a rejoint la France un peu avant l’adoption de la doctrine Mitterrand, qui avait pris l’engagement de ne pas extrader les anciens militants d’extrême gauche ayant fait le choix de déposer les armes. Au cours des années de plomb, période de l’histoire italienne très marquée politiquement, des membres de ma famille ont milité aux côtés de la gauche radicale avant de fuir en France. Pour continuer à financer leurs activités en France, certains ont commis des braquages, et l’un d’entre eux a été condamné à onze ans de réclusion criminelle. Tout cela a eu lieu quelque temps avant ma naissance, mais m’a beaucoup questionné quand j’étais petit et a profondément ancré mon anticarcéralisme. Ce vécu familial aura aussi très certainement orienté mes choix professionnels. J’ai très tôt été sensible aux questions politiques, à celles liées à l’organisation de la vie de la Cité. La profession d’avocat s’est imposée à moi comme me permettant de prendre une place active dans cette vie de la Cité. Elle m’offre l’opportunité d’un réel engagement politique qui, pour moi, ne se résume pas à glisser un bulletin dans l’urne tous les cinq ans. Au contraire, la politique signifie à mon sens poser systématiquement les questions suivantes : qu’est-ce que le droit ? Quels sont nos droits ? Comment se mobiliser pour les défendre et en gagner de nouveaux ?

Actu-Juridique : Comment mettez-vous en pratique cette vision politique du droit ?

Matteo Bonaglia : J’ai rejoint assez jeune l’association « Droit solidarité », elle-même membre de l’Association internationale des juristes démocrates (AIJD) qui réunit des avocats du monde entier. Elle a été fondée par le prix Nobel de la paix, René Cassin, et un grand avocat communiste, Joë Nordmann. Elle a d’ailleurs élu des présidents émérites aussi célèbres que Nelson Mandela. Cette association valorise le droit comme objet d’un combat citoyen. Elle structure également la réflexion commune de juristes internationaux autour de questions d’ordre international comme la responsabilité des États-Unis pour l’usage de l’agent orange durant la guerre du Vietnam ou l’illégalité de l’OTAN au regard du droit international. En France, l’association « Droit solidarité » était animée par Roland Weyl, ancien résistant et avocat du Parti communiste, jusqu’à son récent décès à l’âge de 102 ans. Il avait plus de 70 ans de barre derrière lui et plaidait encore partout en France ! C’était un modèle et il a beaucoup influencé ma façon de voir et de mobiliser le droit, de même qu’un autre grand avocat français, Marcel Willard. Ils considéraient tous les deux que le droit est le fruit d’un rapport de force au sein de la société en même temps qu’il est un outil des luttes. Le meilleur exemple de cela est probablement les droits sociaux conquis en 1936 ou les acquis du Conseil national de la résistance. Ces grands avocats considéraient également l’audience comme le lieu d’un rapport de force et rappelaient que si on laisse le magistrat seul dans son coin, celui-ci risque fort d’être mû par ses considérations personnelles et de reproduire des réflexes de classe au moment de prendre sa décision. J’essaye de reprendre le combat de ces aînés qui sont mes pairs, de travailler comme eux. Je ne veux surtout pas me substituer aux personnes que je défends mais au contraire les intéresser et les mobiliser autour de la question juridique et de leur dossier.

Actu-Juridique : L’avocat doit donc s’effacer devant son client ?

Matteo Bonaglia : J’estime que nous, avocats, n’avons pas à décider à la place de nos clients, quand bien même on aurait raison en termes de stratégies de défense ou que l’on appréhenderait mieux qu’eux le risque pénal. Ce n’est pas notre procès. Nous sommes seulement les mandataires des personnes que nous défendons, et nous intervenons avec pour mission de les accompagner et les défendre, et non pour nous substituer à eux. Quand je ne suis pas en accord avec la stratégie de défense choisie par la personne qui me désigne, je refuse le dossier car alors je ne suis pas la bonne personne pour la défendre. Je respecte scrupuleusement les instructions qui me sont données. Si quelqu’un veut plaider la relaxe alors que tout l’accable, ce n’est pas mon boulot de le forcer à plaider autre chose. J’ai évidemment un devoir de conseil et je vais dire à mon client que si tout l’accable, si la procédure ne présente aucune irrégularité, il s’expose probablement à être condamné à une peine plus lourde encore que s’il est dans un processus de reconnaissance de culpabilité et d’explication des raisons de son acte. Cela s’arrête là. J’essaie en effet de m’effacer un maximum au profit des personnes que je défends et des causes qu’elles sont amenées à défendre.

Actu-Juridique : Quels sont vos champs d’intervention ?

Matteo Bonaglia : J’ai deux grandes thématiques : le pénal et le logement. Beaucoup de mes dossiers se situent à la croisée de ces deux domaines. Je défends ainsi la famille d’une personne abattue par des fonctionnaires de police à l’occasion d’une expulsion locative ou encore une femme qui a perdu ses deux enfants dans l’incendie d’un logement insalubre. Je défends par ailleurs régulièrement des squatteurs, soit qu’il s’agisse pour eux de la dernière ligne de défense avant la rue, soit qu’ils souhaitent donner un sens plus idéologique à leur action. Dans un cas comme dans l’autre, la question du mal-logement est toujours présente. Plus de trois millions de bâtiments sont vacants en France, alors que plus de quatre cent mille personnes sont sans-abri et des millions en situation de mal-logement. Certaines personnes font le choix de valoriser ces bâtis inoccupés pour loger des personnes et/ou développer des activités socioculturelles à destination de territoires qui en sont dépourvues ou au bénéfice de populations stigmatisées d’une façon ou d’une autre. J’ai, en plus de cela, des dossiers pro bono, que je mène par intérêt personnel ou pour le compte de personnes qui ne pourraient pas me payer.

Actu-Juridique : Vous êtes également l’avocat de plusieurs associations…

Matteo Bonaglia : Je n’ai aujourd’hui plus beaucoup de temps pour m’investir dans des associations, mais je représente en effet certaines d’entre elles. Je travaille beaucoup avec l’association Droit au logement (DAL). J’assiste également des ONG ou associations mobilisées contre les exportations d’armes, notamment au Yémen, et pour lesquelles je fais du contentieux administratif pro bono. La France a ratifié divers instruments internationaux proscrivant l’exportation d’armes lorsqu’il existe un risque qu’elles soient utilisées contre des civils. La France n’en a malheureusement cure. Ainsi, depuis le début du conflit yéménite en 2015, elle honore des commandes passées et signe de nouveaux contrats à destination des pays du Golfe alors qu’il est acquis qu’ils interviennent militairement au Yémen en violation du droit international humanitaire, avec des attaques qui ciblent les civils et les biens à caractère civil. Le rapporteur spécial des Nations unies sur le Yémen écrit que les Yéménites pourraient probablement s’entendre sur le partage du pouvoir si les rapports de force n’étaient pas manipulés de manière artificielle par des puissances étrangères. Parmi ces pays, il cite explicitement la France, qui trouve dans cette guerre des débouchés commerciaux pour son industrie de l’armement. Ce sujet me passionne car il interroge les structures de pouvoirs de la Ve République et l’on s’aperçoit à quel point, en la matière, il n’existe aucune séparation des pouvoirs, aucune transparence du fait d’un recours massif au secret-défense, aucun contrôle parlementaire ni même juridictionnel. C’est très transversal et cela pose des questions de droit autant que de philosophie politique et constitutionnelle.

Actu-Juridique : Que représente le pro bono pour vous ?

Matteo Bonaglia : Le pro bono a un sens de plus en plus varié. De gros cabinets d’affaires affichent une part de dossiers pro bono, moins par souci de justice sociale que pour communiquer sur leur capacité à défendre de justes causes. Pour moi, il s’agit de se mettre au service d’une cause juste ou importante, ou de personnes qui n’ont pas du tout les moyens de payer des honoraires classiques. Mon taux horaire théorique est de 250 euros de l’heure mais il est rare que je puisse facturer cela. Je travaille en pro bono à hauteur de 10 % de mon activité, et l’immense majorité du temps, je suis rémunéré à l’aide juridictionnelle. Je suis payé selon un forfait qui est de 36 euros par UV en 2022 et dont le nombre dépend du type de procédure. À titre indicatif, une procédure d’expulsion d’occupant sans titre représente 8 UV, soit 288 euros. L’avocat qui intervient pour le propriétaire va, quant à lui, facturer ses prestations entre 1 500 et 3 000 euros, la différence est palpable. Le problème, outre cette faible rémunération, est que l’aide juridictionnelle est chronophage. Une fois la procédure terminée, il faut réunir plusieurs documents, les envoyer à la CARPA puis attendre le règlement. Bien souvent, la CARPA retoque le paiement et il nous faut faire modifier la décision d’aide juridictionnelle, modifier l’attestation de fin de mission, relancer sans cesse les greffes qui sont débordés et manquent de moyens. Tout cela est fastidieux et prend un temps fou. Le pire étant parfois que dans certaines procédures d’extrême urgence, notre rémunération est conditionnée au bon vouloir du magistrat qui, pour une quelconque raison, peut décider de ne pas admettre les personnes que l’on défend au bénéfice de l’aide juridictionnelle à titre provisoire. Dans de telles situations, et même si le bureau d’aide juridictionnelle accorde finalement l’aide juridictionnelle, l’avocat ne sera jamais payé pour le travail effectué. Dans ces conditions, il est compréhensible que les avocats ne se bousculent pas pour défendre les plus démunis.

Actu-Juridique : Comment s’en sort-on, quand on pratique ce métier de cette manière ?

Matteo Bonaglia : Comme je multiplie le nombre de dossiers à l’aide juridictionnelle, j’automatise inévitablement leur traitement, sans sacrifier toutefois à une relation humaine et une défense rigoureuse. C’est possible car j’ai beaucoup de dossiers dans des matières que je finis par très bien connaître avec des problématiques similaires. Je peux ainsi réutiliser mes moyens de droit, limiter les échanges pour aller à l’essentiel, réutiliser des explications sur les pièces à réunir, la façon de remplir un dossier d’aide juridictionnelle, les pièces à joindre, etc. J’essaye également d’obtenir des audiences aux mêmes dates afin de limiter mes déplacements. Il faut être très rigoureux, et même en l’étant, il est difficile de faire cela tout en gardant un fort niveau d’exigence juridique. Car c’est là la limite à ne pas franchir et la multiplication du nombre de dossiers à l’AJ ne doit pas se faire au prix de la qualité du travail effectué. J’accepte parfois ces dossiers en sachant que je ne vais pas m’y retrouver et je suis loin d’être le seul dans ce cas. L’avocat est vu par l’opinion publique comme un notable alors qu’une partie de la profession vit près du seuil de pauvreté tandis qu’une autre accapare l’immense majorité des profits dégagés. En somme, il en va dans la profession comme dans le reste de la société…

Actu-Juridique : Qu’est-ce que la défense collective que vous dites pratiquer ?

Matteo Bonaglia : Nous sommes un certain nombre d’avocats engagés à travailler selon des principes de défense collective. Dans toutes les grandes villes, ces avocats travaillent avec des collectifs et informent sur ce qu’est la répression, la garde à vue, la comparution immédiate, l’exercice de ses droits. Ces collectifs font ensuite le lien entre celles et ceux de leurs camarades qui sont interpellés dans le cadre de manifestations ou d’actions de revendications et celles et ceux des avocats qui sont d’accord pour travailler selon ces principes de solidarité. Cela implique pour les avocats d’accepter d’être rémunérés par une caisse de solidarité, à des montants encore inférieurs à ceux de l’aide juridictionnelle, et de pratiquer une défense collective. Derrière cette notion se cache l’idée que la défense d’une personne ne doit pas se faire au préjudice d’une autre et que la force d’une défense vient de son caractère collectif.

Actu-Juridique : Comment mettez-vous ces principes en pratique ?

Matteo Bonaglia : En pratique, cela signifie que nous essayons de souder la défense, de casser l’atomisation des individus devant la machine pénale et gommer les différences entre les mis en cause. Un juge pénal, quand il se prononce, le fait théoriquement en deux étapes : d’abord, la culpabilité, ensuite, l’appréciation de la peine en fonction de la gravité des faits et de la personnalité de l’auteur. Il apprécie aussi les garanties de représentation des individus lorsqu’il doit se prononcer sur des mesures de sûreté. Or nous ne sommes pas égaux devant une juridiction pénale. Le blanc CSP+ avec des garanties fortes – travail, domicile, vie associative – et l’étranger en situation irrégulière sans domicile fixe qui travaille au noir et n’a pas de justificatifs à fournir, ne seront pas jugés de la même manière pour des faits similaires. La détention provisoire frappe davantage les seconds que les premiers, l’aménagement des peines est plus facile pour les premiers que les seconds. Pour essayer de niveler cette discrimination de fait, un des outils de la défense collective est de ne pas trop plaider la personnalité ou encore de défendre collectivement sur chaque chef de prévention plutôt que d’avoir un avocat par prévenu concentré sur sa seule défense. Pour le reste c’est assez classique : travail de groupe, échange de bonnes pratiques, pas de dissociation, beaucoup de solidarité. Nous sommes une quinzaine à Paris à travailler de la sorte. Ce qui n’est évidemment pas assez au vu de l’ampleur de la répression des contestations sociales. Pour diffuser les bonnes pratiques en matière de garde à vue, connaître et savoir exercer ses droits en cas de placement en garde à vue, j’ai créé un mini-site http://gav.guide sur lequel on peut apprendre de façon ludique. Car malheureusement, à notre époque, la garde à vue n’est plus une mesure réservée aux délinquants les plus chevronnés mais tend à devenir un outil de gestion de la contestation sociale de masse.

Actu-Juridique : Vous définissez-vous comme avocat militant ?

Matteo Bonaglia : C’est un qualificatif qui m’est régulièrement attribué. Ma réponse est simple : je choisis mes dossiers et les causes à défendre mais je ne m’estime pas plus militant que l’avocat qui défend des propriétaires qui expulsent ou des patrons qui licencient pour leurs profits. Nous choisissons tous les dossiers que nous traitons et ces choix, quels qu’ils soient, peuvent être vus comme une forme de militantisme. La différence, peut-être, est que je m’engage également pour que certaines choses changent, en effectuant un travail au stade parlementaire, des notes, des tribunes ou en allant manifester. À vrai dire, je me considère plus comme un travailleur social dans le domaine du droit que comme un avocat militant.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que cela signifie, travailleur social dans le domaine du droit ?

Matteo Bonaglia : Je n’effectue pas uniquement une prestation commerciale de services juridiques en contrepartie de la perception d’honoraires. J’accompagne mes clients de manière beaucoup plus large. Quand je reçois quelqu’un pour un dossier d’expulsion, c’est l’occasion de faire un point sur sa demande de logement social, de voir s’il peut obtenir un statut prioritaire, s’il est à jour sur ses aides sociales. Le contentieux locatif est également l’occasion de faire un point sur le bien loué, et s’il n’est pas aux normes ou insalubre de saisir le STH. À travers mon activité, j’ai construit un réseau important et je sais vers qui envoyer les personnes en difficulté. Je sais où trouver des sites d’hébergements temporaires, des domiciliations pour ceux qui sont à la rue et qui ont besoin d’une boîte postale ne serait-ce que pour refaire leur carte d’identité. En réalité mon travail n’est pas seulement de traiter judiciairement un dossier mais plutôt d’accompagner une femme ou un homme et leurs proches dans leur rapport au droit et à la justice. Lorsqu’on défend quelqu’un au pénal, on passe du temps à rassurer les proches, à faire de la pédagogie. À chaque fois, il faut expliquer toutes sortes de choses : ce qu’est une garde à vue, une information judiciaire, les différents types de juges, le temps que va durer la procédure, pourquoi il est important d’avoir un domicile fixe ou une promesse d’embauche, ce qu’est un aménagement de peine, comment déposer du linge ou envoyer de l’argent en prison… Pour moi, être avocat dans la Cité c’est cela. Et heureusement, je ne suis pas seul : un très grand nombre d’avocats le font au quotidien, de manière discrète et impliquée. Eux aussi sont à leur façon des travailleurs sociaux dans le domaine du droit.

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