Obsolescence programmée : le droit français à l’avant-garde
En septembre 2017, l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) portait plainte contre X mettant en cause les fabricants Epson, Canon, Brother et HP, en estimant qu’ils réduisaient volontairement la durée de vie de leurs cartouches d’encre.
En décembre 2017, elle réitère l’opération, cette fois contre Apple, pour tromperie et obsolescence programmée. La problématique de l’obsolescence programmée, déjà soulevée dans les années 20 avec les ampoules à incandescence puis les bas nylons dans les années 40, prend désormais une tournure judiciaire. Le droit français, qui comporte un volet sur l’obsolescence programmée, est à l’avant-garde. Émile Meunier, avocat et co-fondateur de HOP revient sur ses enjeux juridiques.
Les Petites Affiches
Pourriez-vous revenir sur le chemin que vous avez parcouru avant de vous attaquer à l’obsolescence programmée ?
Émile Meunier
J’étais jeune avocat d’affaires, je faisais du contentieux des affaires. Mais très rapidement, la manière d’exercer dans un cabinet anglo-saxon ne m’a pas convenu. J’avais du mal à trouver du sens à mon action. J’ai démissionné pour rejoindre un député écologiste qui venait d’être élu, François-Michel Lambert comme collaborateur. Ce fut une expérience passionnante, qui m’a permis de découvrir la construction de la loi. Car si comme avocat, on étudie la jurisprudence de la loi, à l’Assemblée, on la fabrique. Ce fut intense d’un point de vue professionnel, mais aussi du point de vue de l’action parce que j’ai travaillé sur les thématiques qui m’intéressent, comme l’écologie. J’ai œuvré à ses côtés durant trois ans, notamment sur la thématique de l’économie circulaire. Comme collaborateur, j’ai participé à la rédaction des amendements sur l’économie circulaire, incluse dans le titre IV de la loi de transition énergétique. On y trouve le délit d’obsolescence programmée, à l’origine issu d’une proposition de loi des sénateurs écologistes. Voilà comment j’ai mis un doigt dans l’obsolescence programmée. À la suite de la division du groupe écolo, je suis parti. J’ai ensuite collaboré avec des start-ups, mais mon objectif était de faire avancer la cause écologique, avec les outils que j’avais, c’est-à-dire le droit et la connaissance des politiques publiques. J’ai donc aidé à cofonder Halte à l’obsolescence programmée (HOP) où j’ai pu muscler la partie juridique et lobbying de l’association. Une fois les choses lancées, j’ai préféré me concentrer sur l’activité que j’exerce actuellement, c’est-à-dire du conseil en politiques publiques environnementales. Je suis avocat, j’ai un profil juridique, mais mon action va au-delà du droit en abordant la conception des normes environnementales, et la défense de ces normes auprès des acteurs publics.
LPA
Le lobbying est un concept que vous assumez pleinement ?
É. M.
Oui – je fais du lobbying, mais écolo ! Comme je suis persuadé d’être dans le bon sens de l’histoire, je n’ai aucun problème à assumer ce mot. De façon générale, il est normal en démocratie que des industriels regroupés en fédération tentent de faire valoir leurs intérêts auprès des pouvoirs publics qui ont pour rôle d’arbitrer. Je vois un problème quand certains lobbies deviennent trop puissants et trop bien introduits dans les sphères du pouvoir, et que les contre-lobbies (comme les associations) ne peuvent pas jouer leur rôle. Même si un gros travail de transparence a été mené auprès de l’Assemblée nationale et du Sénat, ce n’est pas là que la majeure partie de la loi est produite, mais dans les bureaux des ministères ! Un chef de bureau peut prendre un rendez-vous avec des représentants d’intérêt sans que ce soit inscrit nulle part. On peut donc se poser des questions sur la nécessité d’aller encore plus loin sur la transparence. A contrario, quand vous allez à Bruxelles, si un représentant d’intérêt vient voir un membre de la Commission, l’information est notée dans un registre. Mais en France, quand les chefs de bureau ou chargés de mission arrivent avec des normes à l’Assemblée, il arrive qu’on ne sache pas sur quoi et sur quelles rencontres ils se basent.
LPA
Pour en revenir à HOP, porter plainte contre Epson et les autres fabricants d’imprimantes était une action nécessaire pour mieux faire connaître le concept d’obsolescence programmée ?
É. M.
Avant tout, c’était pour faire bouger les lignes. Cette action en justice a permis à l’association de se faire connaître de l’opinion. Je constate que cela fonctionne, puisque désormais le mot d’obsolescence programmée – qui n’était jamais utilisé avant – fait aujourd’hui partie du vocabulaire commun des entreprises.
LPA
Par effet de ricochet, vous constatez une prise de conscience environnementale de plus en plus importante chez les entrepreneurs ?
É. M.
J’en suis persuadé ! J’ai vu la différence entre l’avant et l’après. Nous avions de plus lancé la plainte au moment de Noël, une période où l’on achète beaucoup, afin d’interroger le comportement des consommateurs. Actuellement, je reçois plusieurs fois par semaine des start-ups et des personnes qui ont des projets en faveur de produits durables, plus réparables.
LPA
Où en est-on de l’enquête préliminaire ? Comment prouver l’obsolescence programmée du point de vue du droit ?
É. M.
L’enquête ne va pas tarder à être bouclée, normalement avant la fin de l’année, tant chez Epson que chez Apple. Ce sera ensuite au procureur de décider s’il y a matière à poursuivre ou non.
De notre côté, nous avons démontré des faits. Pour prouver l’obsolescence programmée, il faut suivre une certaine démarche argumentative. Tout d’abord, il faut un élément technique qui concerne la durée de vie du produit. Pour Epson, c’est une puce qui affirme que la cartouche est vide et qu’on ne peut plus l’utiliser, alors que ce n’est pas le cas, ou encore un tampon absorbeur d’encre apparemment plein alors qu’il ne l’est pas et qu’on peut encore imprimer. Ensuite, il faut prouver que cet argument technique existe en vue de réduire la durée de vie du produit. Si jamais le fabricant donne une explication convaincante à réduire la durée de vie du produit, on peut l’entendre. Mais il se trouve que les explications d’Epson ne nous convainquent pas. Epson avance que ce système permet de garder toujours un petit peu d’encre pour protéger la tête d’impression. De notre côté, nous avons démontré qu’en réalité, il resterait entre 20 et 50 % de l’encre ! Concernant ce surplus, il n’y a pas d’autre explication logique, selon nous, que de réduire volontairement la durée de vie de la cartouche afin d’en vendre le plus possible. Il ne faut donc pas s’arrêter sur la notion de preuve, mais démontrer les deux premiers éléments (matériel et intentionnel) pour qu’automatiquement, on en déduise que le résultat attendu est bien de faire racheter davantage aux clients. Quant à Apple, ses représentants mettent en place une mise à jour et reconnaissent qu’elle va brider les fonctions du téléphone en le ralentissant considérablement. Il n’y a pas de doute, c’est bien pour pousser le consommateur à racheter un nouveau téléphone. Car cela se produit, à chaque fois, à quelques semaines de l’arrivée d’un nouvel iPhone, au moment où Apple mène une campagne de marketing agressive poussant au rachat d’un appareil.
LPA
Certains disent que l’obsolescence programmée est un mythe, puisqu’un consommateur mécontent ne rachèterait plus le produit… Ce serait contre-productif !
É. M.
Dans le cas d’Apple, on peut parler de trust, d’un système qui capte tout. Quand vous rentrez dans le système Apple, il est très compliqué d’en sortir (les mails, la musique, tout est connecté…). Alors même si vous n’êtes pas satisfait, vous restez. Mais il existe aussi un biais psychologique – et le consommateur a sa part de responsabilité – lors des campagnes massives de rachat organisées par Apple pour son dernier iPhone : le client est rattrapé par le col. Dans le cas d’Epson, c’est très simple. Vous avez des imprimantes, alors vous allez forcément racheter des cartouches. Attention, je ne dis pas qu’il y a de l’obsolescence programmée partout.
Mais ce qui est sûr c’est qu’il existe un système général de surconsommation, de produits difficilement réparables, ce qui s’assimile à l’obsolescence programmée, au sens générique du terme.
Concernant l’obsolescence programmée, il existe une volonté de réduire volontairement la durée de vie, ce qui correspond à la définition donnée par le Code de la consommation, j’en ai vu quelques cas chez Epson, et nous en avons deux ou trois autres à venir (notamment dans le secteur de l’électroménager).
LPA
Comment réagissent les entreprises que vous conseillez face à l’obsolescence programmée ?
É. M.
De plus en plus de directions d’entreprises commencent à s’interroger, sérieusement pour certaines, sur les moyens de repenser leur service, en se demandant si elles ne pourraient pas développer des produits plus durables et compenser les pertes en favorisant un service d’après-vente de meilleure qualité, d’entretien, etc. Elles commencent ainsi à repenser leur business model, en voulant aller vers des produits de meilleure qualité et plus durables, plutôt fabriqués en France qu’en Europe. Et là ça devient intéressant.
LPA
Ailleurs en Europe ou dans le monde, d’autres associations ont-elles porté plainte contre des fabricants ?
É. M.
À ma connaissance, notamment aux États-Unis, des actions classiques relevant du droit à la consommation, voire pour tromperie, ont été lancées, comme c’est le cas pour Apple, conscient que la mise à jour du téléphone entraîne des problèmes sur le téléphone, mais le consommateur n’en est pas forcément informé. En revanche, une législation propre à l’obsolescence programmée, pénale, à ma connaissance il n’y en a pas d’autre qu’en France !
LPA
C’est assez fort d’avoir un volet là-dessus !
É. M.
Oui, on peut être content. Quoi qu’on en dise, la France est encore un pays qui compte. Suite à cette action contre Epson, des journalistes de tous les pays m’ont contacté et ont commencé à se demander pourquoi ce délit n’existait pas dans leur droit national. En Allemagne, le Bundestag réfléchit d’ailleurs à une proposition de loi dans ce sens.
LPA
Vous conseillez des entreprises, des associations et des collectivités locales. C’est-à-dire ?
É. M.
Je conseille tous ceux qui ont la volonté de rentrer pleinement dans la transition écologique.
Mes clients ont des modèles économiques innovants comme l’économie circulaire, l’économie collaborative ou les nouvelles mobilités. Ils se heurtent souvent à un système de normes qui a été pensé sur des logiques parfois dépassées d’un point de vue écologique. Par exemple, les entreprises qui font du reconditionnement ont intérêt à ce que les appareils soient facilement réparables et des pièces détachées disponibles. Or rien ou peu est prévu dans la loi pour aller dans ce sens puisque ces dernières décennies le mot d’ordre était d’acheter du neuf le plus souvent possible pour favoriser la croissance. J’ai pu voir des entreprises de recyclage s’opposer frontalement à la réduction de l’emballage car cela réduisait leur marché. En effet, elles avaient dimensionné leur site de tri selon un certain tonnage, donc elles perdaient en rentabilité. Dans ce cas, il faut trouver quel mécanisme permet de les associer pleinement à un objectif de réduction. Autre exemple, les pouvoirs publics commencent tout juste à encourager le covoiturage alors que c’est un modèle qu’il faudrait pousser massivement puisqu’il permet de diminuer le nombre de voitures individuelles en circulation (les ventes de voitures ont augmenté de 40 % l’année dernière).
J’aide mes clients à identifier les freins législatifs et réglementaires, à formuler des propositions et à nouer des alliances avec d’autres acteurs si besoin. Puis je les accompagne pour convaincre les pouvoirs publics que lever ces freins sera non seulement bon pour l’activité de mes clients mais aussi et surtout pour l’écologie et donc l’intérêt général.
LPA
Mais l’étiquette écolo ne doit pas faire oublier le droit du travail… par exemple les plate-formes de livraison à vélo…
É. M.
La question intéressante avec l’écologie porte tant sur le fond des dossiers que sur la méthode : l’écologie à tout prix ou écologie sociale ? Moi je suis pour une écologie sociale. L’écologie à tout prix serait plus efficace à court terme d’un point de vue environnemental. Mais parfois injuste socialement et à long terme elle peut être contreproductive. Par exemple, si vous augmentez la taxe carbone fortement vous obtiendrez plus vite une économie décarbonée, sauf que les personnes qui vont être touchées en premier par la hausse des prix du fioul et de l’essence seront les personnes les plus modestes. Il faut donc trouver des mécanismes pour faciliter l’acceptation sociale d’une mesure comme la taxe carbone qui est indispensable. Sinon votre politique environnementale aura été vaine car vous aurez braqué la population. Autre exemple, favoriser les plates-formes collaboratives par exemple de livraison à vélo va dans le sens de la transition écologique. Il vaut mieux faire le dernier kilomètre de livraison à vélo ou à pieds qu’en véhicule diesel. Or on a pu constater que se posait la question des conditions de travail et de protection sociale des livreurs indépendants.
S’il faut favoriser le modèle des plate-formes, on doit les inciter en parallèle à améliorer la protection sociale de leurs livreurs, car on ne peut pas mettre les gens sur des vélos, sous la pluie, et ne pas couvrir l’assurance maladie.
Il faut également organiser des formes de représentations de ces travailleurs indépendants pour qu’ils puissent parler d’égal à égal avec la plate-forme. On voit ainsi que la question écologique et la question sociale sont étroitement imbriquées.