Prix Robert Badinter : les jeunes avocats attendus pour défendre les libertés individuelles
Le 12 mars dernier était lancée la première édition du prix Robert Badinter. Après un dépôt limite fixé au 18 juin, les dossiers finalistes s’affronteront en octobre prochain pour récompenser un jeune avocat soutenant une proposition de loi défendant les libertés fondamentales. Entretien croisé avec deux de ses cofondateurs, Julien Brochot et Valentine Guiriato, tous deux avocats et membres du CNB. Découverte des coulisses de ce nouveau prix.
Actu-Juridique : Qu’est-ce que Robert Badinter représente pour vous ?
Julien Brochot : C’est en général à l’occasion d’une disparition que les prix naissent ; cela a été le cas pour le prix Robert Badinter, né après sa mort. Pour les avocats, Robert Badinter représente une figure tutélaire, emblématique de la profession. C’est un homme qui toute sa vie s’est engagé pour les droits et la liberté – en particulier s’est positionné contre la peine de mort – et qui a fini par porter son combat jusque devant l’Assemblée nationale en sa qualité de ministre de la Justice. C’est un personnage engagé, un très bon avocat et un orateur hors pair.
Valentine Guiriato : Il est un exemple. En tant qu’avocat, on connaît ses grandes plaidoiries, qui ont honoré notre robe, mais en tant que garde des Sceaux tout comme président du Conseil constitutionnel, il a également honoré la fonction. Robert Badinter a envisagé la justice de manière visionnaire. Il a notamment été l’un des premiers à s’intéresser aux questions de constitutionnalité, ce qui a donné par la suite cette grande avancée que sont les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Ce fut un défenseur des libertés fondamentales, des garanties procédurales. Il représente l’Avocat avec un grand A !
AJ : Peut-on dire qu’il fait aujourd’hui consensus ?
Julien Brochot : Auprès des avocats, c’est une figure incontournable, incontestable et incontestée, mais je ne suis pas convaincu que lui soit heureux qu’on ne le conteste pas (rires) ! C’est quelqu’un qui aimait beaucoup de dialogue, encore plus le contradictoire, et je crois que rien ne le stimulait plus que le débat. Alors, oui, chez nous, il est incontestable, néanmoins il ne vivrait pas trop mal le fait d’être intelligemment contesté ! Sur la question particulière de l’abolition, il y a assez peu de voix qui s’élèvent contre lui dans la profession, pour autant, la peine de mort est quelque chose qui revient de temps à autre sur les devants de la scène politico-médiatique, et c’est la raison pour laquelle il est important de rappeler la figure de Badinter et ce qu’il a porté comme combat. Il faut revenir à ces fondamentaux, au cheminement humain qui consiste à se dire que la peine de mort n’est pas quelque chose qui doit être admis dans notre pays ni ailleurs. Au-delà du facteur humain, il existe aussi le facteur philosophique : est-ce justice de condamner à mort et est-ce que les hommes peuvent seulement rendre justice en tuant ?
Valentine Guiriato : L’œuvre de Robert Badiner recouvre de nombreux sujets. Au-delà de son combat contre la peine de mort, il s’est aussi engagé contre l’homophobie et a œuvré pour une meilleure considération de l’univers pénitentiaire. C’est notamment sous son mandat qu’on avait interdit les quartiers de haute sécurité dans les prisons. Très inspiré par les travaux de Michel Foucault, il a beaucoup écrit sur la place de l’enfermement. Il avait une vision vraiment avant-gardiste pour son temps, puisqu’il encourageait à voir la punition au-delà de son intérêt punitif, au sein d’une société qui devrait réhabiliter. Certes, punir reste toujours la fonction de la peine dans le Code pénal, mais les rapports de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté abordent la nécessité d’une régulation carcérale. D’ailleurs, notre profession est très engagée sur l’état des prisons, même si à l’ère des post-vérités, les gens n’ont pas envie d’entendre ce qu’on dénonce. Robert Badinter était certes très engagé, mais il n’était pas utopique, il était ancré dans le réel. Ce qui est certain, c’est que chez les avocats, il ne souffre d’aucune contestation.
AJ : De quel contexte parlez-vous ?
Julien Brochot : Si les membres du CNB ne prennent pas position sur les questions de politique partisane, en revanche, il y a clairement des idées qui nous interpellent, nous choquent, portées par des partis d’extrême-droite – puisque désormais ils sont plusieurs. Dans un pays en tension comme la France, la tentation d’une peine ultime que serait la peine de mort est grande, raison pour laquelle des positionnements autrefois qualifiés d’extrêmes ou d’intolérables sont aujourd’hui plus communément admis. Cela nous amène à faire encore plus connaître la figure de Robert Badinter, et ses arguments solides : l’inhumanité de la peine de mort, la contradiction de la peine et l’inutilité de cette peine : on a souvent l’impression que plus la peine est sévère plus elle fait peur, or ce n’est pas ce qui peut aider un potentiel délinquant à renoncer, mais au contraire, un combat plus profond, qui est philosophique, sociologique, psychologique. Il est donc important de se saisir de ce combat qui n’est pas terminé et de le porter sur le devant de la scène, et c’est d’autant mieux que les représentants des avocats, en l’état le CNB, s’en chargent.
AJ : Quid de la réaffirmation des libertés fondamentales ?
Julien Brochot : Ce sujet a joué dans l’intitulé de notre prix mais pas seulement au moment de la création, dans sa structure même. Le prix déploie un concept particulier puisqu’il s’agit pour de jeunes avocats de porter une loi qui traite des droits et libertés, au sens large du terme – les sujets peuvent dépasser le simple droit pénal et aborder la liberté d’expression ou des questions écologiques. Cette exigence de réflexion sur l’ordre législatif en France a été guidée par ce qu’on peut voir aujourd’hui un peu partout, dans les débats parlementaires. Finalement, nous avions vocation à créer une réflexion autour d’un prix qui ne se contente pas d’être un concours d’éloquence, d’avoir une portée symbolique mais en faire une véritable matérialisation de l’engagement de Robert Badinter.
Valentine Guiriato : Aujourd’hui plus que jamais, y compris dans l’intégralité des propositions de lois présentées devant le Parlement, on a tendance à constater un affaiblissement des garanties procédurales pour pallier un manque de moyens. Le contexte politique est évidemment inquiétant et l’état de droit vacille. La plus grande démocratie du monde, les États-Unis, prend des décrets présidentiels à l’encontre des avocats (le CNB a adopté une motion à ce propos lors de sa dernière AG). L’avocat a toujours eu ce rôle de vigie des libertés fondamentales et individuelles, et garanties procédurales.
AJ : Pourquoi avoir choisi un aspect législatif ?
Julien Brochot : Cet aspect a été déterminant par mimétisme avec le parcours de Robert Badinter. L’idée est de faire revivre à nos jeunes candidats ce qui fut le frisson qu’il a ressenti, et par là même le faire un peu revivre, mais c’est très loin d’être la seule justification. Les avocats, de manière générale, travaillent avec la loi, c’est une évidence de le dire. Mais au-delà du travail sur la loi, il est parfois nécessaire pour restituer au mieux sa parfaite interprétation, de s’intéresser aux travaux parlementaires, au risque de faire dire à la loi ce pour quoi elle n’a pas été faite, ce qui peut se révéler problématique. Nous voulions générer une sorte de curiosité chez les avocats pour la confection de la loi. Aussi, le politique influence toujours la question législative, et même la question judiciaire. Ainsi on ne peut pas exclure les avocats de la notion de politique. Un autre point important : ce prix est à l’initiative du CNB, qui est l’institution représentative de tous les avocats français mais c’est aussi une institution créée pour représenter les avocats auprès des pouvoirs publics, au premier rang desquels les deux assemblées, l’Assemblée nationale et le Sénat, le gouvernement, ainsi que l’exécutif. Au-delà du symbolique, nous voulions donner une densité, une matière à ce concours, pour qu’il ait un sens et une portée concrète. Il n’est pas du tout exclu que le lauréat, par la qualité de sa prestation, puisse inspirer lui-même les membres du CNB, ou un certain nombre des parlementaires ou membres de l’exécutif.
Valentine Guiriato : Il est important que l’avocat et que ses instances représentatives, comme le CNB, puissent avoir un rôle d’interlocuteur auprès des pouvoirs publics, dès la proposition de la loi. C’est ce que l’on fait à chaque proposition de loi. Les avocats sont les interlocuteurs du Parlement, nous avons un rôle à jouer auprès de nos représentants politiques dans la société civile.
AJ : Pourquoi cibler de jeunes avocats ?
Julien Brochot : Il y a plusieurs raisons : tout d’abord, il est intéressant que des jeunes puissent s’emparer d’une figure qui fait office de mentor. Quand on parle de mentor, on envisage une transmission intergénérationnelle entre une personne plus âgée, un sage et une personne moins expérimentée. Finalement, en engageant des jeunes, on fait de Robert Badinter un mentor, qu’on ne s’approprie pas, mais qu’on se partage. Et dans la profession, quoi qu’on en dise, le mentorat est quasiment institutionnalisé dans nos textes, notamment par les contrats de collaboration qui stipulent que l’avocat plus âgé transmet son savoir à l’avocat plus jeune ou débutant. Ensuite, les jeunes ont tendance à s’éloigner de leurs institutions, en particulier du CNB. Or le CNB représente les avocats, mais il est assez peu présent dans les couloirs du palais, par sa structure même. Dans chaque barreau, il y a un bâtonnier avec un conseil de l’ordre, et ces élus-là ont plus vocation à faire de la proximité avec les avocats. De son côté, le CNB représente les avocats auprès des pouvoirs publics, il harmonise la déontologie et par son rôle, a moins vocation à être au côté des avocats, ce que l’on aimerait corriger. Enfin, il s’agit d’encourager les jeunes, valoriser leur travail, tout cela tendant vers un but : la confiance. La bonne confiance, en soi, en ses institutions, en ses consœurs et confrères et parfois en des tiers, – car notre jury n’est pas seulement composé d’avocats. C’est la différence entre confiance et prétention.
Valentine Guiriato : L’idée du prix s’est plus ou moins imposée à nous compte tenu de l’œuvre de Robert Badinter. Nous avons voulu cibler les jeunes car ils forment l’avenir de notre profession et ce sont eux qui demain, feront notre société. Il existe déjà de beaux prix, comme celui du Mémorial de Caen, et le grand serment de la Conférence, mais nous voulions quelque chose d’un peu à part pour Robert Badinter, qui a aussi été un grand politicien. Concernant le sujet des libertés fondamentales, nous voulions que de jeunes avocats puissent réfléchir à ce sujet, y compris étendu aux questions environnementales ou économiques. Aussi pour le CNB, c’est une façon de leur parler, de créer du lien ? Notre message, c’est que le CNB, c’est leur maison, leur institution.
AJ : Quelles seront les grandes étapes du prix ?
Julien Brochot : La première étape, c’est la phase d’inscription, jusqu’au 18 juin 2025. Il faut aux candidats produire une proposition de loi, comme un exposé des motifs dans les grandes lignes et les soumettre à un jury de présélection qui procédera à une sélection des candidats qui auront le privilège de soutenir leur proposition de loi en septembre dans le cadre de la grande rentrée des avocats organisée par le CNB. La finale, qui se tiendra courant octobre, tournera autour de l’exposé des motifs, pourquoi pas avec des textes rédigés et une présentation orale, qui sera un vrai exercice d’éloquence, à l’image de ce qu’a fait Badinter devant l’Assemblée nationale à l’époque de l’abolition. J’espère un maximum de candidatures : nous sommes conscients que le projet est ambitieux, très engageant. Pour rédiger une proposition de loi, il faut déjà avoir une idée, et exposer des motifs nécessite de travailler l’environnement juridique et politique. Cela pourrait peut-être un peu décourageant, mais c’est ce qui fait le sel de l’exercice. Ce cheminement est très utile, ce ne sera jamais un travail en vain. Parfois un concours d’éloquence est un prétexte pour faire de bons mots et exprimer une jolie parole, mais là le sujet n’est pas un prétexte, mais un support qui doit être solide. Ce concours est aussi l’opportunité pour se former, et même, pourquoi pas, de créer des vocations. Moi-même, c’est en m’intéressant aux travaux parlementaires, que j’ai pu développer des atomes crochus avec une matière, développer une clientèle ou une argumentation nouvelle. C’est aussi un tremplin pour soi.
Valentine Guiriato : Ce qu’on a voulu, ce n’est pas un concours d’éloquence comme les autres. Nous voulions aborder une vision politique de la profession, de son avenir. Nous avions envie de quelque chose d’innovant, d’une réflexion. Alors, nous avons bien conscience que cela demande un travail important. Mais ceux qui participent à des concours d’éloquence travaillent également énormément ! Ce concours demande juste un travail de nature différente. Nous avons envie d’être étonnés et avons vraiment hâte de lire ces propositions de loi.
Référence : AJU017k0
