Thomas Denfer : « Ce n’est pas le citoyen qui doit aller vers le service public, c’est le service public qui doit aller vers le citoyen »

Publié le 10/05/2022

Après quatre ans de présidence, Sophie Jonval a laissé sa place à Thomas Denfer. Élu depuis janvier, le nouveau président de 37 ans détaille les enjeux de son mandat et dresse un état des lieux de la profession de greffier.

Actu-Juridique : Quel a été votre parcours avant de prendre la présidence du CNGTC ?

Thomas Denfer : J’ai travaillé dès 2008 au sein du greffe du tribunal de commerce de Paris. En 2012, j’ai eu l’opportunité de rejoindre le GIE Infogreffe, fort de ses 230 greffiers, puisque nous en sommes tous membres. À l’époque j’étais collaborateur, avec une mission spécifique de juriste et responsable métier au sein des équipes informatiques en charge du développement du numérique. Après tout, Infogreffe est notre start-up, notre LegalTech française, et elle a déjà 35 ans !

À l’occasion de cette expérience comme directeur juridique du GIE, j’ai eu aussi à connaître des dossiers d’envergure nationale, puisque les années 2013-2014 préfiguraient la loi croissance et activité de 2015, qui a eu un impact non négligeable sur notre profession, notamment sur la diffusion des informations légales délivrées par les tribunaux de commerce. C’est à cette époque que j’ai l’occasion de me confronter à des sujets nationaux comme européens. Ainsi Infogreffe avait été choisi par le ministère de la Justice pour représenter la France dans l’interconnexion des registres du commerce.

En 2016, je suis revenu au TC de Paris, avec la conviction que le temps était venu de mettre à profit ce que j’avais appris à Infogreffe au service du CNGTC. Je me suis donc présenté en 2017, j’ai intégré le bureau en 2018 pour un 1er mandat (vice-président 2020-2021). J’avais envie de poursuivre sur les matières et de m’impliquer sur des sujets internationaux, notamment la lutte contre la fraude (j’ai représenté la France au cours de l’inspection des inspecteurs internationaux du GAFI, venus évaluer le niveau d’engagement de notre pays contre la fraude).

Maintenant que j’en suis le président, j’ai fondé un bureau « rajeuni », à l’image de notre profession.

AJ : En quoi la façon d’exercer a-t-elle changé au cours des dernières décennies ?

Thomas Denfer : On n’exerce plus de la même manière, mais pour autant, l’ADN commun des professionnels fait que l’on est engagé sur la même ligne depuis toujours. Le numérique est en accélération, mais ce n’est pas nouveau puisque Infrogreffe a débuté il y a 35 ans, initialement sous la forme du minitel. C’était une première aventure qui nous oblige, nous, jeune génération, à nous engager fermement pour faire évoluer le métier, et pas seulement au bénéfice des greffiers pour eux-mêmes, mais surtout au bénéfice de l’utilisateur.

Le déclencheur a été la loi activité et croissance, présentée comme une loi qui allait réformer les professions réglementées du droit, avec potentiellement une remise en cause de notre statut. Finalement cela a été très salvateur, car cela nous a obligés à réagir : il nous fallait accompagner cette réforme, avec différents points sur lesquels nous souhaitions être présents. Nous ne pouvions pas rester dans un courant purement statique. Je le prends comme une obligation, bien conscient de ce qui a été bâti par les générations précédentes.

AJ : Vous parlez du numérique. Qu’en dire à l’heure actuelle, justement ?

Thomas Denfer : Le métier a évolué, il est de plus en plus numérique, mais cela ne fait pas de nous pour autant des défenseurs de la seule voie numérique, car rien ne peut remplacer l’humain. La digitalisation est complémentaire d’une offre rendue au quotidien auprès du justiciable dans nos greffes et palais de justice. Ce n’est pas le citoyen qui doit aller vers le service public, c’est le service public qui doit aller vers le citoyen, d’où la nécessité d’outils numériques plus rapides, sécurisés avec une meilleure traçabilité. Quand le citoyen est éloigné, la fracture numérique existe encore. Même exerçant à Paris, je vois cette fracture numérique. Au quotidien, au guichet du greffe, certaines personnes sont perdues dans leurs démarches administratives. À nous d’expliciter l’information, de les accompagner… la voie numérique est intéressante mais attention à son accélération qui peut laisser du monde en route, le but restant l’égalité d’accès aux mêmes services.

Ainsi, on a ouvert le tribunal digital en 2019, car il est parfois difficile de franchir la porte du tribunal de commerce, bien que les juges bénévoles soient là pour aider.

AJ : Cette idée d’un tribunal de commerce répressif au profit d’un tribunal préventif a-t-elle évolué ?

Thomas Denfer : Nous avons rempli l’objectif et le confinement nous y a aidés : il n’y avait plus d’autre choix que la voie numérique. La prévention des difficultés est un atout, cela évite une première crispation. Faire ses démarches derrière son ordinateur, franchir une première porte numérique est plus facile pour un chef d’entreprise que de se rendre soi-même dans le sein du tribunal de commerce. Cela n’exclut pas pour autant un contact humain avec le juge à un moment donné.

Car nous ne sommes pas uniquement des « geeks » derrière notre ordinateur ! Nous nous formons régulièrement à la façon d’accueillir le public, nous avons formé l’ensemble de la profession à l’APESA (Aide psychologique des entrepreneurs en souffrance aiguë). Bien que nous ayons été remis en cause en 2015, nous proposons des choses pour montrer notre utilité. Les TC ont fonctionné grâce aux greffes, nous nous sommes connectés en visioconférence, permettant aux justiciables de présenter leur situation au greffe et aux juges de se connecter à distance… Notre sens de l’engagement implique de toujours proposer du service, et surtout du service d’excellence, car les justiciables n’ont pas le choix. Selon moi, nous avons une obligation de résultats.

AJ : Vos relations avec les juges consulaires s’en sont-elles trouvées consolidées ?

Thomas Denfer : Oui, notre relation est devenue encore plus intense. Au quotidien, nous sommes dans les palais, donc nous nous côtoyons et nous marchons main dans la main. Mais cette crise sanitaire a permis de démontrer que les greffiers étaient à disposition du tribunal. Nous avons capitalisé sur cette disponibilité des consœurs et confrères, appris à expliquer la façon dont on montait les projets numériques. Par exemple, la visioconférence a été montée en 15 jours, alors qu’en temps habituel, un tel projet aurait pris 3 ou 5 ans. Nous avons mieux expliqué les signatures électroniques (qui permettent de signer à distance pour les juges, ce qui accélère et sécurise le rendu des décisions) et nous travaillons actuellement au projet d’open data, d’ici 2024.

AJ : Que dire des États généraux de la justice ?

Thomas Denfer : Je tiens à souligner que les États généraux se produisent tous les 200 ans… C’est donc un temps important dans notre milieu de la justice. Notre profession y a été associée en la personne de Sophie Jonval, qui a lancé un groupe de travail sur la justice économique et sociale. Tous les sujets ont été abordés. Mais je ne connais pas encore les contenus des propositions finales. Le rapport Sauvé en prendra acte.

Cependant, elle a rappelé ce à quoi était utile un greffe de commerce. Dans les outre-mers, depuis trois ans, nous avons repris des fonctions assurées auparavant par des agents de l’État et qui nous ont été attribuées par le ministère de la Justice, alors que ces territoires étaient soumis à des retards conséquents. Notre profession a pu démontrer son utilité.

Je crois que ces démonstrations de notre utilité vont ouvrir des perspectives, par exemple en matière de procédures collectives concernant des entités qui ne sont pas rattachées aux TC comme les associations et jusqu’à présent traitées par les tribunaux judiciaires. Il y a peut-être là quelque chose à ramener naturellement vers les TC, afin que l’on puisse apporter notre expertise sur ces affaires de nature économique.

AJ : Avez-vous des revendications particulières concernant les États généraux de la justice ?

Thomas Denfer : Vu notre statut – délégataires d’une mission de service public – nous n’avons pas de revendications particulières. Nous avons le nombre de professionnels qui correspond aux besoins de la carte judiciaire, avec 141 greffes de TC. Nous maîtrisons aussi nos moyens, en fonction des tarifs réglementés.

En revanche, nous avons des propositions sur la façon dont on pourrait être encore plus utiles, notamment concernant le registre de publicité légale. Aujourd’hui, on compte dans nos registres 6 millions d’entités économiques (des commerçants à la société commerciale, en passant par la société familiale). Mais certaines entités économiques, dont les associations, sont déclarées en préfecture. Pour une partie d’entre elles, elles ont des activités économiques, emploient des effectifs, paient des impôts, ont des commissaires aux comptes, répondent à des appels d’offres de marchés publics, subventions… Nous soutenons une ouverture du monde associatif vers plus de transparence, en les intégrant à un registre dédié. C’est une réflexion assez ancienne mais qui s’est accélérée avec le registre des bénéficiaires effectifs où l’on immatricule les entités économiques et identifie les bénéficiaires effectifs et les associations sont concernées. Être immatriculé à ce registre contribue à un cercle vertueux de transparence financière et juridique sur les entités économiques et permet aux services d’enquête comme Tracfin ou la direction centrale de la police judiciaire de mener des enquêtes sur qui détient les structures. On le voit actuellement avec la crise ukrainienne et les conflits avec l’invasion russe, l’identification des bénéficiaires est centrale pour in fine sanctionner mais surtout tracer des financements occultes ou des blanchiments de capitaux avant que les capitaux quittent les frontières de notre pays. Il y a un enjeu de souveraineté économique derrière tout cela. La France a un système de registre préventif. Nous avons un contrôle à effectuer avec ce registre du commerce, ce n’est pas anodin. En donnant le K-bis, nous portons la responsabilité d’une entité. Je me suis dit qu’il était quand même dommage que certaines entités aient des activités économiques et soient des vecteurs d’entités nulles, pour des activités occultes voire du terrorisme. Ce système préventif est largement reconnu comme efficace, à l’inverse de certains systèmes plus répressifs, qui interviennent trop tard.

AJ : Le transfert de compétences des hypothèques maritimes va-t-elle beaucoup vous surcharger ?

Thomas Denfer : C’est une mission supplémentaire que nous avons sollicitée et c’est une très belle illustration de la confiance de l’État confiée aux greffiers de commerce.

En 2021, nous avons travaillé à ce transfert avec les affaires maritimes (avec le ministère de la Mer et des Transports) puisque cela correspondait à une réforme en cours dans les services des douanes. Nous étions déjà en charge des hypothèques fluviales. Ce transfert des hypothèques maritimes est effectif depuis 1er janvier 2022, nous avons maintenu 33 greffes compétents, correspondant aux littoraux. Oui, cela représente une charge de travail, mais elle est prise en compte avec un aspect tarifaire. Les confrères sont formés, nous sommes allés sur place voir comment les douanes opéraient auparavant et nous avons des réunions de pilotage avec le ministère de la Mer sur la bascule de cette compétence. Mais les hypothèques sont le premier tiroir d’un projet plus vaste sur le registre des sûretés mobilières, qui devrait voir le jour le 1er janvier 2023. Nous sommes en cours de développement de ce projet qui entend simplifier le point d’accès pour le public en open data de l’information des registres locaux (utile aux collectivités, qui donne des tendances du monde économique…). On le bâtit sur la technologie blockchain, présentée comme étant disruptive, mais qui au contraire, augmente la garantie de certification, puisque le chaînage d’éléments juridiques est parfaitement tracé. Nous avons profité de cette réforme métier pour basculer sur une nouvelle technologie informatique. Minitel, internet puis blockchain. Le monde de la donnée est parfois un peu le Far West, mais nous sommes garants du contrôle juridique de la donnée et de la transparence de l’information mais aussi du respect de la donnée personnelle. Et l’on sait que la donnée, quand elle est réutilisée et transmise, peut échapper à a connaissance de l’interlocuteur initial, être modifiée, altérée…

La souveraineté économique de notre pays passe aussi par la maîtrise des données personnelles, de la vie des entreprises françaises, de leur capital, etc. Ça peut être dangereux quand des Gafam ou entreprises moins scrupuleuses y ont accès.

AJ : Vous parliez de la bonne réputation de la justice commerciale française à l’international ?

Thomas Denfer : Après une audition auprès du GAFI (Groupe d’action financière international), j’ai eu l’occasion de présenter le registre des bénéficiaires effectifs aux interlocuteurs du G7. Depuis lors le GAFI a invité les États qui n’en ont pas encore à mettre en place le même dispositif. La semaine dernière, à la demande du Conseil de l’Europe, je l’ai présenté au Maroc, à la Tunisie, à la Jordanie et à la Palestine. Depuis 2017, plus de 4 millions de déclarations de bénéficiaires effectifs ont été effectuées. Cela a été rendu possible car nous sommes au contact des chefs d’entreprise, et que nous savons identifié les sociétés commerciales, civiles, nous leur avons écrit pour qu’elles régularisent, faute de quoi nous apporterions des mentions ou les radierions du registre du commerce… L’avantage de ce registre, c’est d’être vivant. Avec un taux remplissage du registre de plus de 80 %, ce record européen a attiré l’attention des autres pays.

AJ : Quels sont vos objectifs pour vos deux ans de présidence ?

Thomas Denfer : Nous avons deux dossiers majeurs en tête : d’abord, la réforme de la déontologie et discipline de la profession, que l’on avait appelée de nos vœux, afin d’adapter le cadre déontologique à l’évolution de notre métier, par exemple, sur le numérique. Nous soutenons la création d’un collège et d’un code déontologique ainsi que de nouvelles mesures de sanction, éventuellement des sanctions financières. L’idée est de remettre à jour nos règles professionnelles, car c’est le socle même de la confiance que doit avoir l’État envers nous pour nous confier d’autres missions.

Le second chantier est de poursuivre dans le numérique et de rester exemplaire. Par là même, il s’agit de dépasser nos frontières naturelles. Je crois que les greffiers peuvent être utiles sur d’autres matières, comme la lutte contre la fraude identitaire, documentaire, en travaillant de plus en plus avec le ministère de l’Économie pour faciliter la création d’entreprise avec comptes bancaires en ligne, etc. Ces sujets vont au-delà de nos frontières naturelles, sans nous faire perdre pour autant notre ADN.

Nous pensons aussi à la lutte contre fraude en proposant le registre des personnes politiquement exposées, qui n’existe pas en France et qui serait utile pour protéger les personnes qui travaillent dans des entités incluant des personnalités politiques.

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