Thomas Denfer : « Le mur des faillites n’est pas à l’ordre du jour » !

Publié le 05/10/2022

En juillet, le Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce (CNGTC) publiait les résultats de son Baromètre national des entreprises. Alors de quoi 2022 est-elle le nom ? Après le rebond de 2020 et la résilience de 2021, 2022 semble être une année de transition, comme en témoigne Thomas Denfer, président du CNGTC. Entretien.

Actu-Juridique : Le CNGTC a livré en juillet dernier les résultats de son Baromètre national des entreprises. Les chiffres semblent inquiétants (+35 % de radiations, + 40 % de liquidations judiciaires ). Quel regard portez-vous sur ces données ?

Thomas Denfer : Cela peut sembler inquiétant, mais en réalité – et c’est aussi la raison de notre engagement avec l’Observatoire statistique – il faut regarder les choses dans le temps, lissées. Si nous faisons un arrêt sur image le 1er juillet ou le 1er janvier, nous prenons en compte une situation à l’instant T. L’important est plutôt de voir d’où l’on vient. On avait évoqué 2020 comme l’année du rebond, 2021 comme l’année de la résilience. Pour 2022, nous constatons une forme de ralentissement dans le dynamisme entrepreneurial. Les chiffres sont indéniables, puisqu’il y a en effet 35 % de radiations en plus, par rapport au premier semestre 2021, c’est-à-dire que des chefs d’entreprise prennent la décision de fermer leur entreprise avant même que les difficultés ne surviennent. Aussi sur les difficultés des entreprises, les chiffres montrent + 40 % de liquidations judiciaires, mais qui correspondent plutôt à un retour à la normale, étant donné que pendant 2020 et 2021 les procédures collectives et les ouvertures se sont ralenties. J’ai le sentiment que 2022 correspond à une phase de transition. Une transition que l’on avait d’une certaine manière prédite en estimant que la situation des entreprises en difficulté ne pouvait pas perdurer dans un état de latence, problème auquel on peut ajouter la crise internationale avec le conflit géopolitique russo-ukrainien, sans oublier les incertitudes encore liées à la situation sanitaire. Si certains chefs d’entreprise n’avaient pas encore pris la décision de radier leur entreprise en espérant que leur activité fonctionne, ils sont désormais obligés de passer le cap. Sur la tendance de la création d’entreprises, il y a une baisse de 10 % par rapport au premier semestre 2021, mais qui, je le rappelle, était une année de résilience.

Actu-Juridique : Si l’on compare les chiffres de 2022 à 2019, qui est une année finalement plus représentative, les chiffres se lisent-ils différemment ?

Thomas Denfer : Oui, si l’on fait cette comparaison, en 2022, la tendance entrepreneuriale à la création d’entreprises est supérieure à celle de 2019. Reste à voir si la tendance s’accélérera, si le phénomène s’accentuera sur les trois indicateurs déjà cités. C’est là tout le cœur de notre mission en tant que greffiers. Le plan de sortie de crise, avec son comité créé en juin 2021 et auquel nous sommes associés, a été reconduit. Or on parle de moins en moins de la crise sanitaire, mais la crise existe, d’un point de vue économique et géopolitique. La reconduction de ce Comité national de sortie de crise nous permet donc d’être autour de la table avec les autres acteurs étatiques afin d’aider au mieux les ministères concernés (Économie, secrétariats d’État qui en découlent liés aux PME, au tourisme… ). Notre objectif, en observant les radiations et les créations, qui sont des actes volontaires, est de mettre ces deux substances en miroir. Cela donne au gouvernement une matière intéressante pour prendre des décisions et le sujet des procédures collectives est regardé de très près depuis de nombreux mois : certes, il y a une augmentation de ces procédures, mais on peut noter que le mur des faillites n’est toujours pas présent, ce qui reste, à date, un indicateur positif. Cela signifie que les entreprises ne sont pas encore parties sur des difficultés insurmontables, seulement résorbables avec l’aide du tribunal ou avec des solutions temporaires à trouver.

Actu-Juridique : Mais peut-on dire qu’on est à l’abri du mur des faillites ?

Thomas Denfer : Dans ce domaine, la prédiction est quasiment impossible. Nous l’avons vu en 2020 sur la crise économique : nous n’avions aucun indicateur, aucun repère, mais des aides d’État ont permis de passer un cap difficile. Aujourd’hui, le sujet est affiné secteur par secteur, commerces de proximité, tourisme, service, etc. C’est presque de la haute couture et le gouvernement est en train d’affiner son plan. Mais il est vrai que nous arrivons à un moment critique qui est le début des remboursements des plans garantis par l’État. Tous ces indicateurs sont à regarder de façon précise dans les trois à six mois. Sur le mur des faillites, il faut rester prudent. Ce que l’on peut dire, c’est que si des entreprises allaient mal et ont été liquidées, cela aura au moins permis au milieu économique de s’assainir et de remettre en piste des entreprises viables.

Actu-Juridique : Ainsi on peut voir le verre à moitié plein en estimant que certaines entreprises « malades » ont pris la bonne décision ?

Thomas Denfer : Je pense que c’est de cette manière qu’il faut interpréter les choses aujourd’hui. Mais peut-être des chefs d’entreprise créent-ils aussi d’autres activités. Pendant deux ans, le service à la personne, les services en ligne, la formation, la livraison à domicile ont eu le vent en poupe. Mais il y a aussi des changements conjoncturels dans les secteurs d’activité et des chefs d’entreprise qui ont peut-être porté telle ou telle activité il y a trois ou cinq ans se repositionnent, revoient leur tir. Après tout, la radiation est un acte volontaire, un acte de gestion responsable qu’il faut aussi saluer. On voit qu’il y a néanmoins une tendance à la création malgré la tendance globale.

Actu-Juridique : Quelles sont les motivations et les difficultés des créateurs d’entreprise dans un contexte incertain ?

Thomas Denfer : Malheureusement, nous vivons ce qui s’est passé en 2022 sur le territoire européen, différemment après l’expérience de 2020 et 2021. Nous avons appris à vivre avec une forme d’imprévu et d’événements complètement extraordinaires, au sens littéral du terme. Sur les tendances économiques, il est toujours plus compliqué de les appréhender avec une guerre à la frontière de l’Europe. Le sujet le plus nettement ciblé par le ministère de l’Économie est le sujet de l’approvisionnement, notamment des matières premières, et le commerce de céréales. Nous parlons là de grandes filières industrielles. Pour autant les chefs d’entreprise ont appris à rebondir, à imaginer quel secteur serait le plus porteur et à aller à l’essentiel. Pour les créations d’entreprises l’esprit « start-up », cela ralentit un peu. L’auto-entrepreneuriat, qui a eu le vent en poupe, mais qui est très lié à de l’activité unipersonnelle, est un peu en décélération. La jeune génération, les entrepreneurs de 20-30 ans recherchent plus de sens dans leur travail, des aventures plus humaines, moins unipersonnelles, avec des valeurs de proximité et l’envie de revenir à l’essentiel.

Mais il reste difficile d’avoir une cartographie très précise de la création d’entreprise, puisqu’il y a eu des crises dans la crise. Nous y verrons sans doute plus clair d’ici la fin de l’année.

Actu-Juridique : Les secteurs les plus touchés (beauté, commerces d’alimentation générale, restauration traditionnelle et rapide, boulangerie…) par les liquidations vous ont-ils surpris ?

Thomas Denfer : Il faut déconnecter ces secteurs comme ayant été utiles pendant la crise sanitaire, mais voir les secteurs en difficulté pour ce qu’ils étaient avant : la restauration, la boulangerie, hors crise, étaient déjà des secteurs en difficulté. S’ils l’ont moins été ces deux dernières années, c’est qu’ils ont bénéficié de protections et d’aides, mais au-delà de 2020 et 2022, ce sont des secteurs structurellement et non conjoncturellement fragiles. La restauration est un vrai sujet dont on parle depuis des mois, confronté à de lourdes charges. J’imagine que pour un restaurateur qui a des PGE à rembourser, dont les loyers suspendus un temps ne le sont plus, ce retour à la vie normale porte un coup sévère à sa trésorerie.

Actu-Juridique : De même les disparités régionales (les régions Nord et Est sont fortement touchées) ne sont que le prolongement de tendances plus profondes ?

Thomas Denfer : Au niveau national, la hausse des procédures collectives s’élève à + 45 %. Mais si on enlève l’Île-de-France, elle est de 53 %. Cela signifie que l’Île-de-France vient casser la moyenne. Sur l’Île-de-France spécifiquement, on est à +23 %, donc bien en-deçà des 45 %, car l’Île-de-France reste un bassin économique très dynamique. Quand bien même l’effet des confinements sur le départ de Franciliens vers les régions est notable, l’Île-de-France ne souffre pas. L’activité reste quand même dynamique, avec à Paris, beaucoup de TPE et PME, et de plus grands groupes à La Défense et en Seine-Saint-Denis, avec un fort niveau d’emplois. Là encore, cela correspond aux tendances de 2019. L’enseignement, c’est que nous revenons à quelque chose de normal et que l’économie française a passé les difficultés des deux années de crise sanitaire.

Concernant le reste du territoire, notamment les territoires touristiques, il faudra regarder en sortie d’été pour les zones littorales, amenées à bénéficier du tourisme, et voir comment les secteurs en difficulté (restauration, commerces) se comportent, eux qui sont amenés à se développer pendant la période estivale.

Actu-Juridique : Que dire de l’impact de cette guerre sur les frais de fonctionnement des entreprises ?

Thomas Denfer : Il est trop tôt pour le dire, mais c’est le moment de déterminer spécifiquement les secteurs d’activité qui pourront en souffrir, comme les entreprises qui ont recours à de l’outillage électrique ou ont des bureaux. Nous avons commencé à identifier ces données au sein de notre observatoire statistique afin d’alimenter le ministère de l’Économie et donner des données au jour le jour – l’intérêt de notre base est cette donnée fraîche, à 24 heures – traitées par les 141 greffes. Cela nous permet de suivre la tendance des six prochains mois.

Paradoxalement, une fois que la situation sera plus claire en novembre ou décembre, il sera trop tard pour agir. C’est pourquoi nous venons en appui aux décisions gouvernementales, d’où notre engagement à fournir des informations encore plus affinées, pour être plus agiles dans l’analyse des tendances et aider Bercy à prendre les meilleures mesures. Cela passe par l’utilisation de statistiques fiables, obtenues par les informations issues des registres du commerce. Au quotidien, nous sommes installés dans les 141 tribunaux de commerce. Nous certifions les déclarations des entrepreneurs, mais nous prenons également le pouls, au guichet, du moral des entrepreneurs. Nous les écoutons, nous les entendons et ils nous expliquent leurs difficultés, leur réalité, de façon pragmatique. Cela nous permet d’avoir une analyse sociétale et humaine de l’économie. Ce que nous dit le chef d’entreprise au guichet, c’est essentiel pour nous. Même si nous portons des projets numériques, nous considérons que l’alliage du numérique ne va pas sans l’humain. Grâce à cela nous avons la possibilité d’être une vigie économique, de nous positionner comme un observatoire humain des tendances entrepreneuriales.

Actu-Juridique : Dans quel état d’esprit sont les chefs d’entreprise ?

Thomas Denfer : Je n’ai pas de statistiques sur le sujet, en revanche je trouve qu’on a des chefs d’entreprise très responsables. Pendant deux ans, on leur a tout expliqué, s’ils devaient prendre les aides étatiques ou non, etc. Là, ils prennent des décisions eux-mêmes.

Mais certains arrivent en bout de course, raison pour laquelle l’un de mes confrères greffiers (Marc Binnié, installé à Saintes dans les Charente-Maritime (17)), a créé l’APESA. Dans les greffes, nous avons été formés à être des sentinelles. Nous recevons les chefs d’entreprise qui sont en difficulté, et pas seulement dans leur entreprise. Une entreprise est un enfant qu’on voit naître et qu’on fait grandir, mais quand on doit arrêter l’aventure, c’est souvent très brutalisant, et malheureusement, cela vient s’ajouter à de nombreuses autres difficultés personnelles. L’APESA nous permet d’orienter immédiatement un chef d’entreprise quand la peur, la crainte, voire les idées noires, l’assaillent et de solliciter des psychologues à prendre contact avec le chef d’entreprise intéressé. Si demain, ces chefs d’entreprise doivent faire des démarches en ligne, cela ne nous permettra pas d’avoir la même appréhension de leur mal-être (les chiffres sont en nette augmentation, passant de 77 fiches alerte en juin 2021 à 149 fiches alerte en juin 2022, NDLR).

Actu-Juridique : En quoi consiste votre travail mené au sein du Comité de sortie de crise ?

Thomas Denfer : Nous avons deux missions identifiées : communiquer de la statistique et aider au mieux le gouvernement à prendre les décisions

Parallèlement, nous avons mis en place deux outils : https://prevention.infogreffe.fr/ qui permet aux chefs d’entreprise ne franchissant pas la porte du tribunal d’identifier leurs éventuelles difficultés avérées ou à venir, grâce à une série de questions en ligne, et de se voir orienter vers les meilleures procédures, ainsi que d’être contactés par le président du tribunal dans le cadre de la prévention.

Par ailleurs, nous avons mis à disposition des chefs d’entreprise, à travers une identité numérique, un accès à un espace sécurisé où le chef d’entreprise peut évaluer son indicateur de performance – bâti par notre profession sur la base des informations de son entreprise comparée aux autres entreprises concurrentes, en fonction de son secteur, son territoire, activités… Cela permet de voir s’il se situe plutôt dans le vert, l’orange ou le rouge. Évidemment cette information n’est pas publique. Ce sont les deux outils pratico-pratiques, relayés par le plan d’action de sortie de crise. Notre engagement se traduit aussi par l’accessibilité des tribunaux tous les jours, du lundi au vendredi, y compris en Outre-Mer.

Actu-Juridique : Si l’économie française s’est remise de ces crises successives, peut-elle survivre à tout ?

Thomas Denfer : Ce qu’on a vécu depuis deux ans et demi est inédit. Nous avons accéléré le volet prévention des difficultés, nous avons mis à disposition des chiffres pour le gouvernement, nous avons été très identifiés comme interlocuteurs grâce au travail de nos 1 800 collaborateurs, mais nous avons aussi dû adapter notre propre activité. Depuis six mois, j’ai à cœur, avec mon bureau, de mener d’autres projets : nous avons accéléré notre transition digitale, mis en place des visioconférences, simplifiée pas mal de choses pour le chef d’entreprise et nous marchons main dans la main avec l’État qui nous a confié de nouvelles missions (notamment le Registre des sûretés mobilières). Nous travaillons actuellement à l’implantation de notre métier en Polynésie. Nous avons élargi notre spectre d’action. C’est une chance qui nous est offerte, l’occasion de rappeler que nous sommes des entrepreneurs de confiance du service public avec un mode de fonctionnement particulier dans la justice française. Le modèle des greffiers est regardé de très près par nos homologues européens et la Commission européenne. C’est une source de satisfaction et de motivation pour continuer à exporter notre modèle.