Marie-Anne Frison-Roche : « La compliance est avant tout une affaire humaine »

Publié le 23/01/2025

Les tribunaux judiciaire de Paris et Nanterre viennent de se doter d’une chambre de la régulation pour traiter les contentieux émergents, notamment liés à la compliance. Une évolution majeure que l’on décrypte avec le professeur Marie-Anne Frison-Roche qui a posé les bases du droit de la compliance en 2016. 

Marie-Anne Frison-Roche : "La compliance est avant tout une affaire humaine"
Photo : ©AdobeStock/Augustin Lazaroiu

Actu-Juridique : Lors de la rentrée du Tribunal judiciaire de Paris le 21 janvier dernier, le président Stéphane Noël a évoqué la création d’une 34e chambre consacrée au traitement des dossiers relatifs à l’obligation de vigilance des entreprises. Quel intérêt représente cette nouvelle spécialisation ?

Marie-Anne Frison-Roche : Le Président a effectivement souligné l’importance de cette 34ième chambre civile instituée en septembre 2024, Régulation sociale, économique et environnementale, qui connait notamment de cette obligation de vigilance de certaines entreprises imposée par la loi dite « vigilance » de 2017. Elle correspond à la compétence que la loi dite « confiance » de 2021 donne au Tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions fondées sur les textes qui y sont relatifs. Il a souligné que cette obligation de vigilance s’insère dans le « droit de la compliance ». Celui-ci est une nouvelle branche du droit.

AJ : Il précise que ce nouveau contentieux interroge l’office du juge qui consiste à « concilier le respect des buts fondamentaux pour la protection de l’humanité avec la possibilité pour les entreprises d’apprécier la maitrise des risques et leur éventuelle responsabilité ». Qu’en pensez-vous ?

MAFR : Oui, cette mission confiée au juge renouvelle son office. Classiquement, le juge civil tranche les litiges entre deux sujets de droit qui se disputent, dit qui a raison et qui a tort, utilisant pour cela les règles de droit qu’il applique à la situation de fait que les parties lui soumettent.

Ce nouveau contentieux de la vigilance est de nature systémique. La loi de 2017 est ambitieuse : elle confie aux sociétés-mères et aux entreprises donneuses d’ordre la charge de détecter et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans les chaînes de valeur qu’elles ont construites et qui les approvisionnent en produits.

En cela, ce sont des « buts monumentaux » visés par le législateur que ces grandes entreprises doivent contribuer à atteindre : la lutte contre le changement climatique néfaste, la protection de l’humanité. Puisqu’il s’agit d’ambitions systémiques, ici le système climatique et les systèmes de sécurité et de protection des personnes, le but est que le dommage systémique n’arrive pas. C’est pourquoi l’entreprise doit développer une « maîtrise des risques », pour qu’ainsi maîtrisées, les catastrophes ne se développent pas ; par exemple, que la chaîne d’approvisionnement ne s’effondre pas, que l’environnement ne soit pas détruit. La durabilité, notion nouvelle, devient centrale.

De quoi l’entreprise est-elle alors « responsable » ? Elle l’est des diligences qu’elle accomplit. C’est d’ailleurs, dans le vocabulaire anglais le terme par lequel « vigilance » est traduit : due diligences. L’entreprise doit mettre en place des structures de vigilance, comme un plan, et doit faire des diligences pour contribuer à cette grande ambition systémique. Si elle est défaillante dans cette obligation de moyens, alors sa responsabilité pourra être engagée, la loi précisant que cela sera selon les conditions du droit commun de la responsabilité : le demandeur devra démontrer une faute ou une négligence, un dommage et un lien de causalité.

AJ : Tout ceci relève de la compliance, un concept sur lequel vous travaillez depuis 10 ans et qui n’est pas encore tout à fait compris et trop souvent confondu avec la conformité….

MAFR : Oui, tout cela est écrit dans un article que j’ai publié en 2016 au Recueil Dalloz, « Le droit de la compliance », qui explique ces buts monumentaux, ce à quoi les grandes entreprises sont assujetties, la place centrale du juge.

Deux raisons expliquent ce temps long de maturation. La première est la nouveauté : la compliance constitue une nouvelle branche du droit, qui prolonge le droit de la régulation et révolutionne l’ordre juridique. Elle impacte toutes les autres branches du droit, par exemple le droit des contrats, puisque les chaînes d’activités concernées par la Vigilance sont construites par des contrats. Elle impacte la procédure, puisque le contentieux va y jouer un rôle central. Le président du Tribunal judiciaire de Paris a insisté sur ce point. Comme il s’agit d’un « contentieux systémique », son office en est renouvelé. Il est toujours difficile d’assimiler tant de nouveauté.

La seconde explication de cette relative lenteur d’assimilation est effectivement la confusion entre « compliance » et « conformité ». Elle est souvent faite par les entreprises assujetties elles-mêmes. « Se conformer », c’est juste obéir à la réglementation à laquelle l’on est soumis. Sans se poser la question du sens, ni du but. La « compliance », terme nouveau (comme le fut la « régulation »), est un ensemble de principes, de règles, de mécanismes (plan, cartographie, contrôle des tiers, enquêtes internes, etc.), qui ne prennent leur sens et ne seront interprétés par les régulateurs et les juges qu’au regard des buts monumentaux. Par exemple la lutte contre la corruption (loi dite « Sapin 2 »), la protection des personnes via les informations qui les concernent (RGPD), la lutte contre le blanchiment.

C’est la compliance, ainsi comprise, qui justifie la création des chambres spécialisées, la formation des juges, la nature systémique des contentieux. Si on en reste à la conformité, on ne peut pas en pratique manier efficacement cette nouvelle branche du droit, qui a une grande unité. On en resterait à des blocs réglementaires isolés.

AJ : Le tribunal de Nanterre vient quant à lui de créer une chambre de la régulation et des contentieux systémiques émergents, cela confirme l’intérêt de la justice pour cette évolution fondamentale ?

MAFR : Oui, lors de l’audience solennelle du 20 janvier 2025, le Président Benjamin Deparis a annoncé la création d’une nouvelle 4ième chambre civile, Chambre de la régulation et des contentieux systémiques émergents. En effet, régulation, compliance et vigilance constituent un continuum indissociable et engendrent des « contentieux systémiques émergents », la vigilance étant ce que j’ai désignée comme la « pointe avancée » de cette transformation profonde.

C’est pourquoi pendant toute l’année 2024 des juridictions ont bâti un cycle de conférences-débats ayant pour thème le « contentieux systémique émergent », ouvert à tous pour que chacun se forme. Ce cycle, conçu et mené sous ma direction scientifique, sera suivi d’un livre à paraître dans la collection « Droit & Economie » que je dirige chez Lextenso.

L’on peut se réjouir de cet intérêt de la justice : les magistrats mesurent le besoin de se former et de se spécialiser. Le Président Benjamin Deparis nous annonce la création de cette chambre dans le ressort de Nanterre où est situé La Défense, quartier des grandes entreprises internationales. D’une part, parce que toute la vigilance n’est pas enfermée dans la loi de 2017, pour ne prendre qu’un exemple il y a beaucoup d’obligations de vigilance renforcée à la charge des banques et compagnies d’assurance. D’autre part, parce que la Compliance et la Régulation, parce qu’elles sont en points de contact avec l’information financière et extrafinancière, notamment des sociétés exposées aux marchés financiers, vont donner lieu à de nouveaux contentieux systémiques. Les juridictions doivent s’organiser et se préparer. La preuve est là : elles le font.

AJ : Y-a-t-il d’autres initiatives en ce sens ?

MAFR : Oui. Le 15 janvier 2025 lors de l’audience solennelle du Tribunal de commerce de Paris, le Président Patrick Sayer a annoncé la création d’une chambre spécialisée dans les contentieux complexes. L’on peut penser que les contentieux systémiques présentant une dimension de régulation, de compliance et de vigilance y seront rattachés. Les obligations de vigilance étant multiples et les entreprises les ayant contractualisées afin de mettre en œuvre leur obligation légale, vigilance et droit de la distribution pouvant par exemple se croiser, des cas de vigilance resteront de la compétence des tribunaux de commerce. Comme les obligations de vigilance rattachées à la compliance bancaire resteront de la compétence des tribunaux de droit commun.

Comme l’a souligné le Premier Président de la Cour d’appel de Paris en conclusion du colloque du 16 décembre 2024 du cycle précité, les contentieux systémiques émergents appellent un dialogue des juges. Toutes ces initiatives, institutionnelles et de formation, qui conduisent à partager une culture juridique nouvelle de compliance, vont dans ce sens. Je prends une part active dans les formations, non seulement parce qu’elles constituent elles-mêmes un outil de la compliance, exigées par les lois successives, mais encore parce qu’elles peuvent être une occasion de dialogue.

AJ : Que manque-t-il encore ?

MAFR : Nous n’en sommes qu’au début. Comme l’a dit le Président Stéphane Noël lors de cette audience de rentrée, il y a encore peu de cas, mais leur nature systémique donne à chacun une grande ampleur, d’autres sont en cours et d’autres viendront, même, et le juge a là-aussi un rôle à jouer, il faut encourager un dialogue entre les entreprises et les parties prenantes : la médiation doit faire partie des outils de la compliance.

Par ailleurs et parce qu’il s’agit de contrats, dans lesquels sont insérés des « clauses de compliance », des clauses de vigilance, des clauses de RSE, etc., mais aussi des clauses de résolution des litiges, d’arbitrage international. Dans l’ouvrage qui sort dans un mois sous ma direction, L’Obligation de Compliance, coédité par le Journal of Regulation & Compliance et Lefevre Dalloz, un chapitre est consacré à l’apport que l’arbitrage international va faire à la Compliance. La Cour d’appel de Paris a, là-encore, un rôle à jouer. C’est un enjeu majeur pour l’attractivité de la place de Paris.

L’on pourrait dire qu’il ne manque rien, puisque tout est déjà en germe, comme cela l’était en 2016. Il faut simplement qu’apparaissent plus nettement des arbitres internationaux qui maîtrisent le droit de la compliance. Claudia Salomon, présidente de la Cour internationale d’arbitrage et membre du Conseil de justice économique de la Cour d’appel de Paris, veut accroître cette compétence. Comme les barreaux veulent que, ayant dépassé l’impératif de conformité qui pourrait bien être pris en charge par le système algorithmique, le droit de la compliance trouve plus encore ses avocats, car la compliance, dont la vigilance est la pointe avancée, est avant tout affaire humaine.

 

 

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