« Notre droit se caractérise jusqu’à présent par un haut niveau d’exigence éthique, il faut le préserver »

Publié le 01/10/2019

Alors que le Parlement examine le projet de loi relatif à la bioéthique, Jean-René Binet, professeur à la Faculté de droit de Rennes 1 et auteur du Droit de la bioéthique paru aux éditions LGDJ, éclaire pour nous les enjeux de ce texte. Au-delà de la PMA pour toutes, qui mobilise le débat médiatique, d’autres disposions moins visibles s’apprêtent à bouleverser le cadre français de la bioéthique. Embryon transgénique ou chimérique, recherche sur les cellules-souches, génome, voici les principaux enjeux du texte.

Les Petites Affiches

Comment se situe l’actuel projet de loi relatif à la loi bioéthique au regard du droit français de la bioéthique ?

Jean-René Binet

C’est la troisième révision des lois bioéthiques étant précisé qu’elles obéissent à un principe de révision périodique. Dans chaque loi, le législateur fixe le délai indicatif de révision du texte qu’il vient d’adopter. Dès l’origine on a voulu que la loi ne souffre pas d’obsolescence dans un domaine où la science est réputée avancer très vite. Le résultat, c’est un mouvement perpétuel des textes. Pour autant, il subsiste dans les codes des dispositions obsolètes qui mériteraient d’être supprimées et ne le sont pas. C’est le cas par exemple des dispositions de l’article L. 1235-2 du Code de la santé publique. Le texte permet la pratique dite des greffes en domino et a été adopté en 2004 parce que cette pratique s’était développée en matière de greffes cœur-poumon pour les malades atteints de mucoviscidose. À partir de 2001, on a commencé à greffer non plus des poumons mais des blocs cœur-poumon et comme on retirait des cœurs bien portants on pouvait à leur tour les greffer, c’est ce qu’on appelait la greffe en domino. Il semble que cela ne se pratique plus mais la disposition subsiste. Autre exemple, les « bébés médicaments » ou encore « bébés du double espoir ». Pour soigner un enfant, par exemple atteint de leucémie, on peut faire une greffe de moelle ou provoquer la conception d’un enfant dans le cadre d’une procréation médicalement assistée pour prélever des cellules dans le cordon ombilical et le placenta de la mère. On teste les embryons pour savoir s’ils ne sont pas porteurs de la maladie, on identifie celui qui est compatible et, à sa naissance, grâce aux cellules hématopoïétiques prélevées dans le placenta et le cordon ombilical, on peut procéder à la greffe. Cette technique ne se pratique plus en France, mais là encore le texte subsiste. Cela montre que la nécessité d’adaptation que l’on invoque n’est pas toujours relative à la réalité des pratiques, mais plus souvent, aux espérances attachées aux progrès de la science. Par exemple, il est prétendu depuis fort longtemps que la recherche sur l’embryon permettra de trouver des traitements contre des maladies aujourd’hui incurables, comme la maladie d’Alzheimer. L’importance de cet objectif, conduit à faire sauter, progressivement, les interdits limitant cette recherche mais on ne demande pas vraiment de comptes à la science. Cette vision est parfaitement exprimée par Jean-Louis Touraine lorsqu’il écrit, à la fin du rapport de la mission d’information que les interdits sont fondés sur des craintes irrationnelles et que les révisions successives permettent de les lever progressivement. Et c’est ce qui semble se passer à chaque nouvelle loi. Sur ce point la question de la recherche sur l’embryon est tout à fait emblématique : strictement interdite en 1994, possible dans un cadre dérogatoire et temporaire à partir de 2004, possible de façon pérenne dans un cadre assoupli à partir de 2011, autorisée sous conditions à partir de 2013. Il arrive toutefois que l’on crée des interdictions nouvelles : par exemple l’interdiction du clonage en 2004 après la naissance en 1998, de la brebis Dolly ou encore celle des embryons chimériques et transgéniques en 2011. Mais globalement, on peut dire que la tendance est à l’abaissement du niveau d’exigence éthique.

LPA

Pourtant la France a de grandes ambitions en matière d’éthique ?

J.-R. B.

En effet, François Mitterrand voulait que la première loi bioéthique soit adoptée en 1989 pour le bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme car il estimait que ces lois étaient aussi importantes pour notre époque que la Déclaration des droits de l’Homme ou le Code civil deux siècles plus tôt. De fait, notre droit se caractérise jusqu’à présent par un haut niveau d’exigence éthique. Il faut le préserver. Il s’appuie sur des principes officiels et d’autres sous-jacents. Le principe cardinal est celui de la dignité de la personne inspiré par les travaux d’Emmanuel Kant : ce qui a de la dignité est hors marché. Dans la loi de 1994, cela se traduit par l’idée que l’homme ne peut jamais être traité exclusivement comme un moyen en vue d’une fin qui lui serait extérieure. Il en découle plusieurs principes subséquents : l’interdiction de faire du corps humain une source de profit, son caractère extrapatrimonial, l’interdiction d’y porter atteinte, le devoir de le respecter. Le corps humain ne doit pas être réduit à un gisement de ressources biologiques. Le paradoxe, c’est que la même loi permet des exceptions à visée thérapeutique et fluidifie la circulation de certains produits du corps à cette fin. En réalité, la loi de 1994 tente à l’époque de trouver un équilibre entre la dignité du corps humain et la nécessité de soigner. Un autre principe, sous-jacent, est celui selon lequel la disponibilité d’une technique ne se confond pas avec son acceptabilité sociale, autrement dit ce n’est pas parce que la science peut faire quelque chose qu’il faut accepter de le faire. On touche là à l’enjeu crucial de la bioéthique : éviter que le marché ne s’empare du corps humain. Or à chaque révision on le voit avancer ses pions. Par exemple, aujourd’hui, on craint une pénurie de sperme consécutive à l’extension de la PMA, ce qui conduit certains médecins à remettre en cause la pertinence du don gratuit. Pour éviter la pénurie, ils envisagent d’autoriser la rémunération des donneurs ou de permettre à des établissements privés d’importer, à titre onéreux, des paillettes de pays étrangers. Les enjeux financiers sont considérables. Ce qui fait dire à certains que l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules n’a d’autre objet que de faire sauter le verrou thérapeutique afin de libéraliser la pratique. Si l’on abroge la condition thérapeutique, rien n’empêchera un couple hétérosexuel sans pathologie de recourir à la PMA en choisissant par exemple un donneur en fonction des caractéristiques qu’il souhaite pour son enfant. On pourrait ainsi assister à une expansion de la pratique, au développement d’un véritable marché et au renforcement d’une forme d’eugénisme libéral. Enfin, le dernier principe est celui de la primauté de l’intérêt de l’enfant qui a jusqu’ici poussé le législateur à structurer la PMA autour d’une filiation crédible, ainsi que le note lui-même le CCNE dans l’un de ses avis.

LPA

Le projet est très riche mais son contenu a été totalement occulté par la PMA. Par exemple, il autorise les embryons transgéniques et chimériques. Qu’en est-il ?

J.-R. B.

Le projet supprime l’interdiction de créer des embryons transgéniques et chimériques. Ce verrou, posé en 2011, ne correspondait à l’époque à aucune technique pratiquée. La différence c’est qu’aujourd’hui on sait le faire. Un chercheur chinois l’an dernier a, grâce à la technique Crispr-Cas9, modifié le génome d’embryons qui ont conduit à la naissance de jumelles. L’objectif avoué était de protéger les enfants contre l’infection par VIH car l’un des parents était séropositif. Les chercheurs américains qui se sont penchés sur le sujet ont découvert qu’en réalité il avait augmenté leur intelligence : c’est du transhumanisme ! Les petites filles s’appellent Lulu et Nana et incarnent donc ce que sont des embryons transgéniques. Quant aux chimères – c’est-à-dire le croisement de patrimoine génétique entre l’homme et l’animal – le projet maintient l’interdiction d’introduire un patrimoine animal chez l’homme mais autorise l’inverse. Cela vient d’être autorisé au Japon ! Le problème c’est qu’on ne maîtrise pas les mutations génétiques que l’on provoque. Le but affiché est thérapeutique : il s’agirait de créer des organes ou des tissus compatibles avec l’homme. Mais la mutation risque de se répandre au-delà de ce qui est visé, jusqu’au cerveau. Le chercheur japonais s’est d’ailleurs dit conscient du risque et il s’est engagé à stopper ses travaux si la modification du cerveau de l’animal dépassait 30 %. Ici le risque c’est de fabriquer des monstres. C’est aussi de perturber les catégories juridiques de la personne en y faisant entrer autre chose que de l’humain. Si l’on décide que c’est l’intelligence qui distingue l’homme de l’animal, ce que semble considérer le chercheur qui entend s’arrêter à 30 %, alors va-t-on sortir certaines personnes de l’humain en raison d’un coefficient intellectuel insuffisant ?

LPA

Il semble également que le texte élargisse les recherches sur l’embryon ?

J.-R. B.

Le projet prévoit de sortir les cellules-souches embryonnaires du régime plus protecteur des recherches sur l’embryon. En outre, il est permis d’observer qu’à l’heure actuelle, on ne peut concevoir d’embryons que dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation, plus précisément, une fécondation in vitro (FIV). Au début de cette pratique, on concevait 8 ou 10 embryons pour en implanter 4 ou 5 et multiplier ainsi les chances de réussite. Aujourd’hui, on se limite à un seul transfert car le taux de réussite s’en trouve augmenté. Comme par ailleurs on sait congeler les ovocytes, il ne semble plus y avoir de raison impérieuse de concevoir des embryons surnuméraires. Sauf à considérer que l’on continuerait de le faire dans l’objectif de détourner l’interdiction de créer des embryons à des fins de recherche… Enfin, si l’on observe attentivement les textes répartis dans le Code de la santé publique, on s’aperçoit qu’il existe deux régimes de recherche sur l’embryon. Le cadre général, prévu aux articles L. 2151-1 et suivants, interdit de réimplanter un embryon qui a fait l’objet de recherches. L’autre cadre, spécifique aux recherches sur l’embryon conduites dans le cadre d’une PMA, où la réimplantation est autorisée. On pourrait alors imaginer que, dans le cadre d’une telle recherche, des modifications soient apportées sur le génome d’un embryon qui serait ensuite implanté pour se développer. Cela reviendrait à la même situation que celle qui a conduit à la naissance des jumelles transgéniques en Chine.

LPA

Une autre évolution contenue dans cette réforme porte sur le séquençage du génome à des fins thérapeutiques. De quoi s’agit-il ?

J.-R. B.

En effet, quand on soupçonne l’existence d’une maladie on peut à l’heure actuelle rechercher la cause de celle-ci ou évaluer le risque de survenance d’une pathologie en analysant une séquence précise du génome. Avec la réforme, il va devenir possible, parce qu’on sait le faire désormais vite et à moindre coût, d’examiner l’ensemble du génome et d’identifier tous les risques de pathologies auxquels une personne est exposée. Le patient sera inévitablement informé de nombreuses découvertes incidentes. Le problème, c’est que ces prévisions sont fondées sur des statistiques, il ne s’agit bien souvent pas de maladies génétiques mais de prédispositions à développer certaines maladies. On risque alors d’effrayer les gens inutilement.

LPA

Venons-en à la PMA. En tant que spécialiste du droit de la bioéthique, quelles observations vous inspirent cette réforme ?

J.-R. B.

Contrairement à la logique de révision qui vise en principe à ce que la loi reste en phase avec l’état de la science, il n’y a eu en l’espèce aucune avancée technique justifiant un changement de position sur le sujet entre 2011 et aujourd’hui. Il s’agit simplement de répondre à ce que l’on qualifie de demande sociale. C’est donc un nouveau schéma de révision de la loi. Cette réforme est présentée comme un mouvement en faveur de l’égalité. Mais toutes les juridictions qui ont eu à se prononcer sur le sujet, depuis la CEDH jusqu’à la Cour de cassation et le Conseil d’État ont toutes affirmé qu’il n’y avait pas de rupture d’égalité entre un couple hétérosexuel et un couple homosexuel en matière de procréation. Ainsi que l’a affirmé le Conseil d’État, il s’agit d’un choix politique. L’un des problèmes majeurs et à mon avis sous-estimé concerne la filiation. Si l’enfant d’un couple de femmes a deux mères, alors sa filiation est complète. Il n’a donc pas de père et ne pourra jamais en avoir puisqu’il n’y a pas de branche vacante. Ce qui pose la question de savoir si le législateur peut priver un enfant du droit d’avoir un père. Tout porte à croire qu’un jour des enfants vont engager la responsabilité de l’État sur ce sujet. L’Académie de médecine vient de rendre un avis dans lequel elle met en garde contre l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules en soulignant notamment que les études menées au sujet des enfants sans père ne sont pas fiables.

LPA

Et qu’en est-il du basculement d’une médecine thérapeutique à une médecine du désir ?

J.-R. B.

Cette question est très importante pour de nombreux professionnels de santé. Le Conseil national de l’ordre des médecins avait d’ailleurs demandé que la loi contienne une clause de conscience. Il y a en outre un risque d’engrenage : si la contrainte de répondre à une pathologie saute qu’est-ce qui empêche la fécondation post-mortem ou l’établissement de filiations à plus de deux personnes ? Quant à la GPA, c’est une technique qui pose des problèmes supplémentaires par rapport à la PMA, à la fois d’un autre ordre et plus importants parce qu’entre en jeu une femme qui va porter l’enfant pendant des mois et le donner à la naissance. C’est très compliqué. Toutefois, si on a réussi à faire jouer l’argument de légalité pour la PMA alors qu’il n’a pas de fondement juridique, il n’y a pas de raison qu’on ne l’utilise pas de nouveau pour la GPA. L’affirmation de la parenté d’intention fragilise déjà l’interdit de la GPA dès lors que la mère n’est plus celle qui accouche…

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