« Nous tenons à une décision partagée entre patient et médecin »

Publié le 03/02/2020

Encadré par la loi Leonetti depuis 2005, l’accompagnement de la fin de vie revient régulièrement dans le débat médiatique. Des associations militent pour un droit à l’euthanasie, d’autres le redoutent. Dans ce débat passionné, on entend des patients, des associations, des familles. Plus rarement des médecins. Qu’en pensent ceux qui, au quotidien accompagnent ces patients en fin de vie ? Nous avons posé la question à Bruno Rochas, médecin spécialisé en soins palliatifs.

Les Petites Affiches : En tant que médecin, vous êtes spécialisé dans l’accompagnement de la fin de vie. Quelle est votre formation et votre pratique ?

Bruno Rochas : Je suis médecin de formation polyvalente et j’exerce en équipe mobile de soins palliatifs depuis 20 ans dans la région lyonnaise. J’interviens en milieu hospitalier, à domicile, en maison de retraite. Cela me donne l’opportunité d’avoir une vision large du champ d’intervention des soins palliatifs et d’être témoin d’une diversité de situations. Les missions des équipes mobiles sont de conseiller et soutenir les équipes soignantes confrontées aux situations complexes de fin de vie. Cela passe beaucoup par l’animation de réunions de concertation avec les soignants, pour les aider à la prise de recul et à la prise de décision dans les cas difficiles. Les soignants sont en effet eux-mêmes touchés par la situation des malades qu’ils suivent. On les aide à s’ajuster, à tenir compte aussi de leurs affects qui impactent forcément les soins.

LPA : Comment définissez-vous ces soins palliatifs ?

B. R. : On aime rappeler que ce sont des soins actifs, avec une démarche pluridisciplinaire, s’efforçant de prendre en charge les symptômes physiques mais également tenir compte de la souffrance psychologique du patient, et celle de ses proches. Il ne s’agit pas uniquement de proposer des traitements mais aussi de soutenir un projet de vie, au cas par cas, en fonction de ce que l’on comprend des besoins et du désir du patient. On peut par exemple faciliter une présence familiale dans une chambre d’hôpital, envisager un retour à domicile. La loi a fait valoir que toute personne dont l’état le requière a droit à des soins palliatifs quel que soit son lieu de soin. On devrait donc avoir les moyens matériels et humains pour assurer ce service. En pratique, ce n’est pas toujours facile malgré la bonne volonté des soignants, dans des services déjà débordés ou dans des EHPAD sous-dotées. La question des moyens a beaucoup été abordée ces derniers temps dans les médias à juste titre. Pourtant, les soins palliatifs coûtent moins cher que les soins curatifs mais ce point reste assez tabou en France…

LPA : Quel cadre légal régit votre pratique aujourd’hui en France ?

B. R. : La loi Léonetti de 2005 avait posé un cadre clair et avait, pour nous, été source de réels progrès. Elle a rappelé quatre grands principes d’éthique médicale dans ce domaine : le respect de la volonté du patient, l’interdit de l’obstination déraisonnable (vulgairement appelée acharnement thérapeutique), l’interdit de l’euthanasie, le développement des soins palliatifs. Cette loi a aussi valorisé la notion de collégialité : face à des situations difficiles où le malade ne peut plus s’exprimer, elle oblige le médecin à ne pas rester seul et au contraire s’entourer de son équipe et de l’entourage du patient, afin de discerner les décisions les plus appropriées. Cette procédure collégiale a été un réel progrès dans les pratiques médicales dénoncées à juste titre comme trop paternalistes.

LPA : Comment discerner le caractère déraisonnable d’un traitement ?

B. R. : L’association des deux termes d’obstination déraisonnable posée par la loi de 2005 est plus intéressante que celle d’acharnement thérapeutique. L’obstination n’est pas négative en soi, elle peut être une nécessité pour le médecin. Il faut d’ailleurs rappeler que déontologiquement, le médecin a une obligation non pas de résultats, mais de moyens. Cela signifie qu’il doit tout mettre en œuvre pour tenter de sauver son malade. Il doit pouvoir lui apporter tous les soins accessibles selon les données actualisées de la science. Ceci induit une forme de pression médico-légale avec la crainte d’être attaqué en justice s’il n’a pas tout fait pour tenter de sauver un patient. Cette pression peut contribuer à ce qu’un médecin poursuive des soins qui peuvent paraître disproportionnés. Par ailleurs, impliqué dans une relation de soin avec un patient, où l’affect n’est pas absent, il peut être difficile pour un médecin de discerner la limite du raisonnable, face à des malades qui sont souvent très « demandeurs ». Ce discernement n’est donc pas facile et s’appuie sur une relation de confiance qui se tisse dans le temps et une disponibilité, pas toujours facile à trouver et à porter. D’où l’importance du travail en équipe que soutient la démarche palliative.

LPA : Quel est le statut du patient dans la prise de décision ?

B. R. : En France, une des valeurs fortes est la « décision partagée » entre patient et médecin. Cela nous distingue des Anglo-Saxons qui sont davantage dans une logique d’autodétermination du patient à qui on a livré le maximum d’informations mais dont la décision lui appartient seul. Notre tradition française, issue des Lumières, cherche plutôt une autonomie du patient, qui n’est pas déconnectée des autres et du monde mais s’appuie au contraire sur une relation. Quand le patient est conscient, il est encouragé à dire comment il vit ce qui lui arrive et à se prononcer sur la prise en charge qu’on lui propose. Le médecin lui apporte les informations dites « appropriées » dont il a besoin sur sa maladie pour l’aider à discerner et décider ensemble ce qui paraît le plus approprié à un instant donné. La notion du respect de la volonté du patient risque d’être édictée de façon un peu réductrice s’il n’y a pas ce temps d’échange et d’effort de compréhension du vécu du malade. Le mouvement des soins palliatifs depuis 40 ans a beaucoup milité dans ce sens en France.

LPA : Qu’est venue ajouter la loi Claeys-Leonetti de 2016 ?

B. R. : Deux points ont évolué. Cette loi renforce l’obligation du respect de la volonté du patient et impose au corps médical une prise en compte plus stricte des directives anticipées. On rappelle qu’il s’agit d’un document écrit que tout patient peut rédiger pour indiquer son avis sur sa prise en charge médicale ultérieure s’il devenait hors d’état de s’exprimer. Elles existent depuis 2005. En 2016, ces directives qui étaient consultables, sont devenues opposables et elles n’ont plus de limite de validité (3 ans, auparavant) pour renforcer le principe du respect de la volonté du patient en réponse à l’inquiétude exprimée par nos concitoyens dans le débat sociétal. L’autre point important de cette loi est que, tout en redisant l’interdiction du suicide assisté et de l’euthanasie, ouvre pour le patient le droit à être endormi dans le cas où il se sait atteint d’une maladie grave, évolutive et/ou terminale avec un pronostic péjoratif à court terme. La loi parle d’une sédation qui peut être continue, profonde et maintenue jusqu’au décès. Ce qui a fait dire, lors des débats parlementaires, que c’était une forme de suicide assisté déguisée. D’autres au contraire estiment que cela ne va pas assez loin. Il s’agit donc d’un compromis qui reste à évaluer.

« Nous tenons à une décision partagée entre patient et médecin »
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LPA : Que change cette loi à votre pratique ?

B. R. : Elle entérine des pratiques qui existaient déjà dans le cadre des soins palliatifs. En cas de situation rebelle au traitement, on avait déjà le droit de proposer à un patient de le faire dormir, mais pas forcément de façon définitive. Ce qui change avec cette loi, est que c’est le malade qui peut demander un traitement. Je crois que l’on parle de droit-créance dans le jargon juridique, et c’est une dimension nouvelle dans la relation de soin. Traditionnellement, un médecin propose un traitement et le patient y consent. C’est aussi une loi très prescriptive, qui nous dit quel protocole mettre en place, quel traitement appliquer. Il me semble que cela va au-delà du champ législatif habituel qui fixe un cadre général dans lequel on pratique son art de façon déontologique et éthique. Des juristes s’accordent à dire que ce texte est très technique et directif sur le plan médical.

LPA : En quoi cela vous pose-t-il problème ?

B. R. : La loi de 2016 est venue renforcer les droits du patient, et l’on peut se réjouir des grands principes que je vous ai rappelés. En revanche, je crains dans le renforcement des dispositifs mis en place, une forme de message de défiance à l’égard du monde soignant qui n’écouterait pas les malades et s’obstinerait de façon inadaptée sans respecter la volonté du patient. Cela induit par ailleurs du formalisme dans la relation de soin là où il faut soutenir les échanges et la confiance. Du côté médical, les professionnels peuvent en effet se crisper. La dimension symbolique de l’écrit – un document officiel et signé – impressionne les soignants et paralyse la relation de soin, là où il a toujours été encouragé le dialogue. Il y a selon moi un risque d’appliquer des actes médicaux sous une forme d’injonction ou de pression, avec moins d’encouragement à l’observation, à la discussion, le discernement à plusieurs, puisque les directives anticipées sont « opposables », quand bien elles auraient été écrites il y a 10 ans… Enfin, c’est mettre les malades dans une position très inconfortable d’expert sur ce qu’il faudrait faire ou non, alors qu’ils attendent d’être éclairés. Dans les faits, lorsque les gens écrivent des directives anticipées, cela traduit surtout leurs grandes craintes, dont il est bien sûr nécessaire de discuter à ce moment-là, mais pas forcément à prendre au pied de la lettre. D’ailleurs, la plupart des gens veulent surtout continuer à échanger avec leurs médecins, d’où peut-être une des raisons du faible taux de remplissage des directives anticipées.

LPA : Comment se positionnent les patients ?

B. R. : Les malades sont les premiers à réclamer des traitements curatifs. Même à un stade avancé, ils demandent à leur médecin de trouver des alternatives. On dénonce l’acharnement thérapeutique des médecins mais on ne voit pas que tout cela se passe dans le cadre d’une relation, où le patient transmet une grande attente. Cela traduit sans doute une grande angoisse qui ne doit pas justifier une fuite en avant du médecin. Mais je suis frappé de voir à quel point les malades, même gravement atteints, restent très accrochés à la vie et sont jusqu’au bout demandeurs de soins. Nous, professionnels de soins palliatifs, pouvons témoigner combien les malades développent des stratégies d’adaptation à ce qu’ils vivent et revendiquent implicitement d’être encore acteur de leur vie. Ils ne demandent pas forcément d’arrêter les traitements, ni de raccourcir leur vie pour soulager des souffrances. Avec leurs mots, ils espèrent surtout trouver un appui tout en restant eux-mêmes. L’enjeu est d’imaginer avec eux un parcours de vie encore possible, raisonnable mais laissant place aussi à de l’espoir.

LPA : On a imaginé ces fortes demandes de soins des patients, quand les sondages disent que plus de 90 % des Français se prononcent pour un droit à l’euthanasie…

B. R. : On a tous très peur de la maladie grave, de la souffrance et de la mort et c’est normal. Notre premier réflexe est de tout faire pour espérer éviter cela. Cette angoisse naturelle joue sur nos réponses, surtout lorsque l’on regarde le vocabulaire utilisé dans les questions formulées de ces sondages, qui réveille ces peurs. La réalité de terrain est étonnamment différente, lorsque l’on voit la faculté d’adaptation des malades. Nous avons tous fait l’expérience de découvrir des ressources personnelles face à une situation difficile, que nous n’aurions pas imaginées auparavant. L’épreuve de la maladie révèle aussi cela. Ces sondages témoignent néanmoins d’une évolution sociétale indéniable, que l’on a à entendre. Mais je crains que, dans une société de plus en plus individualiste, l’illusion que tout seul, je puisse avoir un contrôle sur toute ma vie, y compris sa fin, ne conduise en fait à une plus grande solitude face à la souffrance, avec en plus un entourage (soignant et familial) maintenu à distance puisque « tout est déjà écrit, et qu’il faut le respecter » !

LPA : Y a-t-il néanmoins des demandes de sédation ?

B. R. : Oui, ces demandes existent, même si elles sont rares. Et il y a souvent une confusion entre sédation et euthanasie ou suicide assisté, ce qui n’est pas très surprenant. Mais ce qui est important c’est qu’elles expriment un mal-être profond, qui doit nous interpeller. Je les perçois souvent comme un ultime moyen d’alerter sur une détresse qui a du mal à s’exprimer. L’enjeu est de s’efforcer de comprendre ce qu’il s’exprime à travers les mots du patient avant de chercher à apporter une réponse.

LPA : Comment traitez-vous ces demandes ?

B. R. : Le plus important est d’accuser-réception de cette demande, pour signifier que l’on prend la mesure de la souffrance qui s’exprime. Au-delà du droit à y accéder, je crois que le malade à surtout besoin de sentir que le médecin est là pour reconnaître et chercher à comprendre le désarroi qui s’exprime. Dans ma pratique, je demande au malade de m’expliquer ce qui l’amène à un tel souhait mais je lui dis aussi que sa demande est légitime, et que l’on pourra le faire si besoin. Je suis toujours surpris du nouveau dialogue que cela ouvre et que le plus souvent, le patient ne réitère pas sa demande, comme rassuré de savoir que cela reste une possibilité auquel il a accès, et qu’il peut envisager la suite plus sereinement. Un malade, entendu dans sa souffrance peut retrouver un élan vital, le désir de voir ses proches ou de rentrer chez lui. Nous sommes témoins de cela tous les jours et cela nous rend d’autant plus prudent devant des demandes de sédation. Car prendre le temps de l’écouter c’est aussi une façon de s’engager avec lui, en lui resignifiant la continuité de la prise en charge et qu’en toutes circonstances, nous serons là pour faire face aux éventuels symptômes difficiles. C’est notre responsabilité et c’est fondamental pour le patient d’être rassuré sur cela.

LPA : Pourquoi, alors, ce droit à la sédation vous inquiète-t-il ?

B. R. : Il y a toujours un risque à vouloir apporter une réponse hâtive face à une difficulté réelle dont on est témoin. Les soignants se sentent souvent très impuissants et culpabilisés face à la souffrance, or ils sont formés à apporter des solutions. En situation terminale, cela peut susciter une forme de réponse efficace idéalisée, sans passer par l’étape du dialogue, de la compréhension et de la réassurance que je viens de vous décrire. Dans ce cas-là, pourtant animé de bonne intention, je crains qu’on passe à côté du malade et de ce qu’il cherchait à nous dire. Mais cette démarche demande de l’énergie, une disponibilité, une compétence, avec une équipe en soutien. C’est là encore la proposition des soins palliatifs, que de soutenir une telle démarche. Mais au moment de la promulgation de la loi, des politiciens n’ont pas caché que là où l’on manque de moyens ou de compétences, il fallait bien donner des outils comme la sédation à des équipes plus démunies afin d’apporter des solutions pour un soulagement rapide à une souffrance. C’est une forme d’aveu d’échec, un pis-aller. A contrario, cela confirme qu’il faut surtout développer de façon plus ambitieuse les structures de soins palliatifs, où l’on sait qu’il y a en fait peu de sédations, du fait de prises en charge optimisées. C’est assez démonstratif…

LPA : Quelle est la réelle différence entre euthanasie et sédation profonde ?

B. R. : Dans l’euthanasie, un acte provoque intentionnellement la mort. L’idée de la sédation est de faire dormir quelqu’un pour lui éviter de ressentir la souffrance avant la mort, qui reste un processus naturel que l’on ne cherche ni à provoquer, ni à retarder. Symboliquement, la frontière est ténue, car cela reste un acte grave de supprimer la conscience et la capacité de communiquer et d’être en relation de quelqu’un. C’est pourquoi, il y a une insistance sur la poursuite des soins apportés à cette personne que l’on continue de respecter pour ce qu’elle est, en soutenant également son entourage, tout en arrêtant ce qui le maintien artificiellement en vie pour ne pas contribuer à prolonger une agonie.

LPA : Comment, malgré toutes ces lois, a-t-on pu avoir une affaire comme celle de Vincent Lambert ?

B. R. : L’affaire Vincent Lambert a suscité beaucoup d’émotions mais aussi de confusion sur le débat autour de la fin de vie. En effet, cet homme n’était pas en fin de vie, mais atteint d’un handicap très grave, avec des troubles de la conscience. Il respirait spontanément, sans appareillage, et ne bénéficiait pas de traitement agressif, hormis une alimentation artificielle par sonde, qui depuis 2016 est toutefois considérée comme un traitement, et peut donc être arrêtée dans certains cas au titre d’obstination déraisonnable. De tels handicaps avec grande dépendance posent de vraies questions éthiques mais sont à distinguer des problématiques de fin de vie. Plusieurs milliers de personnes vivent dans des situations similaires en France, et beaucoup défendent la poursuite des soins de ces patients craignant que le débat actuel laisse sous-entendre que ces vies ne seraient pas dignes d’être vécues.

Dans le cas de Vincent Lambert, les difficultés étaient centrées sur le respect ou non de sa volonté supposée quant aux soins qui lui étaient apportés, en s’appuyant sur ce qu’il aurait dit mais pas écrit. Cela a mis en lumière le rôle des directives anticipées, et celui de la personne de confiance, a montré la nécessité de réfléchir à une hiérarchisation des avis entre un(e) conjoint(e) et les parents. Là encore, on peut regretter que l’émotion suscitée par un cas très médiatisé dont on ne connaissait pas tous les éléments ait provoqué un débat très passionnel et radicalisé plutôt que constructif et éthique.

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