Le principe de précaution en matière vaccinale au XVIIIe siècle

Publié le 22/10/2021

Les anti-vaccins ne sont pas apparus avec la Covid-19. La crainte qu’ils éprouvent est ancienne, consubstantielle de la vaccination elle-même. Cette dernière, découverte en 1796, vise à transmettre à un patient la variole de la vache, la vaccine, afin de l’immuniser contre la variole humaine, ou petite vérole. La vaccination est une évolution d’une pratique plus ancienne, l’inoculation, consistant à transmettre volontairement la variole humaine. La petite vérole inoculée, dite artificielle, est moins virulente que la petite vérole naturelle, tout en assurant la même immunité. L’inoculation la plus célèbre est celle de la famille royale en 1774, au château de Valmy. La préférence de ce château au détriment de Versailles ne doit rien au hasard. Elle résulte de la première expression du principe de précaution en matière vaccinale et de la première occurrence d’un confinement des inoculés au nom de la sécurité publique.

L’inoculation est connue en France dès 1722, mais le royaume est réfractaire à la nouveauté. Selon les anti-inoculateurs la pratique ne doit pas être permise, car elle expose des adultes ou des enfants à un mal qu’ils n’auraient peut-être jamais connu. L’opposition est théologique : l’inoculation serait diabolique, puisqu’elle revient à donner un mal certain pour produire un bien hypothétique. Les premières inoculations françaises sont clandestines, jusqu’à l’expérience publique de Turgot le 1er avril 1755 sur un jeune enfant. La réitération sur l’adulte ne tarde pas. Néanmoins le moindre incident suffit à ruiner les tentatives de dédiabolisation. Ainsi dès l’automne 1755, une jeune variolique de quatorze ans reçoit l’inoculation alors qu’elle lutte contre la maladie depuis six mois. La manœuvre inutile aggrave sa condition, elle expire onze jours plus tard. L’adhésion à l’inoculation requiert que les avantages espérés l’emportent sur les risques encourus. Les risques sont trop élevés pour la majorité de la population. Seuls les aristocrates soucieux de protéger leur descendance perçoivent l’intérêt d’inoculer leurs enfants. Le duc D’Orléans est l’un de ces précurseurs. Le 12 mars 1756, il fait inoculer par Théodore Tronchin ses deux enfants, dont le duc de Chartres, futur Philippe Égalité, cousin de Louis XVI. Ce succès favorise l’acceptation de l’inoculation par la haute noblesse.

Les inoculés sont encore rarissimes, mais la crainte de la population à leur égard provoque déjà des troubles. Soupçonnés d’être toujours contagieux même après l’opération, les cobayes sont les coupables désignés de l’épidémie de 1762-1763. Le lieutenant-général de police et le substitut du procureur-général du roi au Châtelet se présentent au Parlement le 8 juin 1763 :

« L’inoculation de la petite-vérole, connue dans quelques pays étrangers, paraît s’être accréditée depuis quelque temps parmi nous. Nous ne nous livrerons point à des conjectures qui ne seraient peut-être pas encore suffisamment assurées sur les avantages et les dangers de cet usage, mais les murmures du public sur l’indiscrétion de quelques-uns des partisans de cette méthode, qui nous ont touchés, et que nous savons être parvenus jusqu’à vous, nous ont paru mériter une attention sérieuse. Le cri général s’élève, soit contre les inoculateurs, soit contre ceux qui en attendant l’effet de l’inoculation qu’ils ont reçue, qui demeurent sans précaution dans la société. Ces imprudences peuvent avoir les suites les plus fâcheuses : elles répandent au moins l’effroi dans les esprits, quand même elles ne seraient pas aussi capables de nuire, et peuvent jeter la consternation dans une ville toujours aussi peuplée que la capitale du royaume ».

Les magistrats sont attentifs à tout ce qui peut intéresser la sûreté des citoyens et la sécurité publique. Aussi, les deux agents demandent les lumières du Parlement pour diriger leurs démarches et remédier à ces troubles. L’avocat général Omer Joly de Fleury enchaîne : la petite-vérole persévère depuis plus d’une année, et semble s’étendre encore, alors que cette maladie disparait communément après quelques mois. Beaucoup de personnes attribuent cette continuité extraordinaire à la nouvelle pratique de l’inoculation. Le peuple se divise en deux camps. L’un favorable à l’inoculation, entretenu dans l’espérance que ce soit une voie assurée de se soustraire aux dangers de la petite-vérole naturelle. L’autre camp est défavorable à l’inoculation, par crainte de la maladie en elle-même et sans être persuadés des avantages prétendus de cette pratique. Pire, l’inoculation entretiendrait la contagion et mettrait en danger tous les citoyens. La persistance de la maladie accrédite cette seconde hypothèse, dont les adeptes se multiplient chaque jour. Selon l’avocat général, la question de l’inoculation comprend deux facettes. L’une relève de son rapport avec la religion, l’autre de son rapport avec la santé des citoyens. Il propose au Parlement de recueillir l’avis d’experts distincts. La faculté de théologie doit être consultée pour « donner des lumières sûres, dictées par l’amour sincère qu’elle a toujours eu pour les vérités de la religion et pour la pureté de sa morale ». La faculté de médecine doit envisager la maladie dans son origine, sa source et ses progrès ; en développer la nature, en déterminer la contagiosité et la réalité de l’immunité. L’inoculation accentue-t-elle la maladie ? Risque-t-elle d’introduire dans le sang le germe d’autres maladies ? À partir de ces observations, les médecins pensent-ils qu’il faille défendre, permettre ou tolérer la pratique de l’inoculation ? Si elle doit être permise ou tolérée, quelles précautions faut-il prendre ? Par exemple, faut-il séparer les patients inoculés du reste des citoyens ? Si oui, pour combien de temps, et à quelle distance ?

La manœuvre d’Omer Joly de Fleury purge le débat scientifique des querelles théologiques. Il parachève la séparation en imposant une hiérarchie. Il invite la faculté de théologie à se prononcer après l’avis de la faculté de médecine, au motif que l’opinion des théologiens dépend beaucoup du jugement des médecins sur l’utilité ou le danger de l’inoculation, qu’ils sont les seuls en état de formuler. Le principe et les modalités de consultation des experts sont acceptés le Parlement. Ce dernier conserve la décision finale mais doit recueillir les avis des deux facultés avant de se prononcer.

« L’arrest du Parlement, sur le fait de l’inoculation », 1763

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Une mesure provisoire s’avère nécessaire pour encadrer l’inoculation durant la procédure. L’avocat général adopte une précaution extrême en sollicitant l’interdiction à toute personne de pratiquer l’inoculation dans le ressort du Parlement de Paris. A priori le silence du Parlement durant les décennies précédentes soutient plutôt l’hypothèse d’une tolérance provisoire, au motif que la pratique médicale doit être conservée dans l’état où elle se présente lors de son procès. Néanmoins, Omer Joly de Fleury argue que défendre par provision l’inoculation serait remettre les choses dans le même état où elles étaient avant son introduction en France. L’argument convainc peu. En réalité, l’urgence de la prohibition s’impose afin de calmer les inquiétudes de la majorité de la population avant le lynchage des inoculés, dont les plus célèbres sont nobles. L’interdiction totale assurerait la sécurité publique au détriment de la liberté de se faire inoculer. La restriction d’une telle liberté semble bénigne pour les quidams, mais de nombreux bourgeois et nobles, dont certains magistrats eux-mêmes, souhaitent bénéficier du progrès scientifique. La cour opte ainsi pour une interdiction de l’inoculation dans les villes et faubourgs de son immense ressort. Les juges assurent ainsi la sécurité publique, tout en tolérant l’inoculation en dehors des villes et faubourgs. Les campagnards et les citadins motivés pour un exil champêtre peuvent toujours en profiter. En contrepartie les inoculés sont confinés jusqu’à six semaines après leur guérison, ne pouvant communiquer qu’avec les personnes nécessaires à leur soulagement. Les praticiens et les patients coupables d’une inoculation citadine ou d’une rupture de confinement encourent une lourde amende.

La faille provient du processus d’adoption par la faculté de médecine. L’avis définitif nécessite trois votes favorables. Les docteurs se scindent en deux groupes irréconciliables de puissance égale. Les médecins anti-inoculateurs, dirigés par le doyen Berger lui-même, dénoncent l’inefficacité et la dangerosité de l’inoculation. Les mémoires s’accumulent, les réunions se sclérosent. En septembre 1764, la faculté de médecine se prononce de justesse en faveur de la tolérance de l’inoculation. La défaite des opposants semble inévitable, mais ceux-ci parviennent à repousser le vote de quelques années, en érigeant chaque décès en preuve irréfutable de la nocivité de l’inoculation. Le 15 janvier 1768, malgré l’ardeur de l’opposition, la faculté rend un nouvel avis favorable. Les belligérants entreprennent d’organiser l’ultime réunion. Le 9 juillet 1768, les anti-inoculateurs exaltés par le doyen modifient le système de vote. Celui-ci devient écrit, l’astuce étant que les absents obtiennent la possibilité de voter par lettre. La manœuvre est audacieuse : plusieurs médecins étant alors en Amérique, le vote est ajourné indéfiniment. Le parti inoculateur s’oppose à cette tentative de blocage et sollicite l’intervention du Parlement, au motif que les modifications du doyen seraient contraires aux statuts de la faculté. Lors de la réunion du 5 août, le doyen reçoit un ordre des magistrats exigeant l’abandon du vote par lettre. Le 9 août, les anti-inoculateurs décident de passer outre et maintiennent le vote par écrit. Le 30 août, la majorité des médecins s’accordent pour se soumettre à un arbitrage pour échapper à cet imbroglio procédural. Le doyen refuse de signer leur délibération. Acculés, les inoculateurs le menacent de le remplacer par le plus ancien des médecins. Le doyen donne acte de son refus. La confusion procédurale empêche définitivement la faculté de médecine de répondre à la question initiale. L’élection d’un nouveau doyen n’y change rien : la faculté, écœurée, abandonne l’idée d’un troisième vote. Sans avis de la faculté de médecine, la faculté de théologie ne peut pas se prononcer. Le défaut d’expertise empêche le Parlement de siéger à nouveau, et la prohibition de l’inoculation citadine perdure.

L’inoculation se pratique toujours, entre les lignes de l’arrêt de 1763. Les grandes expérimentations sont lancées en dehors du ressort du Parlement de Paris. En Franche-Comté près de 25 000 enfants sont inoculés entre 1765 et 1789. Dans le ressort du Parlement l’inoculation demeure rare : le déchirement public des médecins encourage la défiance et le Parlement veille au strict respect de ses prescriptions. Le statu quo expire avec Louis XV le 10 mai 1774. La fleur de lys n’éloigne pas la variole ! La cour porte le deuil du roi et l’angoisse de la maladie la ronge. La conscience de la vulnérabilité de la famille royale impose une réaction. Certains de ses membres sont déjà inoculés, notamment Philippe d’Orléans et Marie-Antoinette, mais aucun fils de Louis XV n’est protégé. Pressés par leur entourage, les orphelins royaux acceptent de subir l’inoculation. Néanmoins, même le roi doit respecter l’arrêt du Parlement, au risque de raviver, pour une broutille, un conflit institutionnel fraîchement éteint. Pour contourner la prohibition citadine, l’opération est pratiquée en dehors de Paris et Versailles, au château de Marly. Pour respecter l’isolement obligatoire, Louis XVI ordonne que tous les nobles n’ayant jamais affronté la petite vérole s’éloignent de la cour. Le 18 juin, Louis XVI, ses deux frères et la comtesse d’Artois reçoivent l’inoculation. Afin de rassurer la population sur l’état de santé des Bourbons, des bulletins de santé du roi sont publiés du 24 au 29 juin 1774. « Le roi a passé une bonne nuit. La fièvre, qui annonce la prochaine éruption, se soutient, et est modérée. Les autres symptômes, tels que le mal de tête, le malaise et la douleur des aisselles n’ont point augmenté. La petite vérole locale est plus marquée ». « La suppuration des boutons est complète ; quelques-uns commencent à se dessécher ». L’exemple royal et la médiatisation quotidienne contribuent à l’acceptation de l’inoculation, sans la rendre accessible. L’opération en elle-même n’est pas coûteuse, mais les contraintes perpétuellement provisoires imposées par le Parlement de Paris réservent l’inoculation aux riches. Seule la dissolution du Parlement en 1790 supprime ce grippage procédural, sans effacer la défiance de la population attisée par maladresse pendant trois décennies.

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