L’obligation vaccinale au XIXe siècle
Alors que le ressac du Covid-19 se poursuit, les opposants aux vaccins boivent la tasse. Le passe sanitaire s’efface au profit du passe vaccinal. Les réfractaires sont mis au ban de la société, ce qui revient peu ou prou à proclamer l’obligation vaccinale pour tous. Les non-vaccinés s’insurgent contre une atteinte inédite à leur liberté, tandis que les multi-vaccinés s’étonnent de l’atermoiement du gouvernement. D’un point de vue historique, ces deux réactions sont ubuesques. Les Français sont, en effet, les premiers à imposer la vaccination obligatoire à tout un peuple. Mais pour s’y astreindre eux-mêmes, il faut un siècle de législations laborieuses.
Edward Jenner, médecin anglais considéré comme « le père de l’immunologie », promeut la vaccination « de bras à bras », à partir de 1796. La technique est la suivante : le pus est prélevé sur un humain, comme dans l’hypothèse d’une inoculation classique. La nouvelle inoculation est pratiquée à partir d’un patient infecté par la variole des vaches, la vaccine. L’immunité développée est similaire à celle obtenue grâce à l’inoculation de la variole humaine, avec des symptômes et un taux de mortalité moindre.
Les médecins inoculateurs français s’empressent de populariser cette technique. Leur enthousiasme n’est plus bridé par les restrictions imposées par l’arrêt du Parlement de Paris du 8 juin 1763 qui interdisait de pratiquer la variolisation dans les villes, grâce à la disparition de la juridiction à l’aube de la Révolution. La disparition fortuite de cette muselière n’efface cependant pas la méfiance populaire. Les médecins inoculateurs doivent toujours prouver les bienfaits de leur technique. Ils profitent ainsi de leur récente liberté pour expérimenter à Paris, avec la bénédiction du gouvernement pour qui la vaccination est perçue comme l’opportunité d’accroître la population et de produire une nouvelle génération de soldats-citoyens. Le 19 janvier 1800, le comité national de la vaccine entame une grande campagne de vaccination gratuite des enfants trouvés. Si la volonté de vacciner en priorité ces enfants renforce la posture altruiste du comité, la démarche poursuit deux impératifs plus pragmatiques. Le premier est la production du vaccin lui-même qui s’avère facilitée par la vaccination des enfants. L’inoculation de la variole humaine est aisée puisqu’elle peut être prélevée sur n’importe quel patient variolique. En revanche, le développement naturel de la vaccine étant rare, la totalité du pus utilisée pour les vaccinations de bras à bras est récoltée sur un patient déjà vacciné. Les patients sont autant destinataires que producteurs du vaccin ; or, le pus issu d’un patient jeune semble fournir de meilleurs résultats. La vaccination des enfants trouvés assure ainsi au comité une production contrôlable d’un vaccin de qualité. Le second impératif est le respect du consentement, paternel plutôt qu’individuel. La nouvelle société encense la figure du pater familias. La généralisation de l’obligation vaccinale serait une atteinte impensable du gouvernement à cette autorité sacrée. En conséquence, la vaccination d’un enfant nécessite le consentement préalable du pater. Les premiers enfants vaccinés sont les propres enfants des médecins ; les seconds sont les enfants du prince. Le nouveau régime entretient la conception de l’ancien, selon lequel le souverain serait le tuteur des enfants trouvés. Ces derniers appartenant au gouvernement, leur consentement à la vaccination est superflu. Selon la même logique, le comité vaccine, sans recueillir leur consentement, les patients des hôpitaux et les prisonniers.
L’obligation vaccinale
Le 21 février 1801, le comité envoie une circulaire aux maires des 12 arrondissements de Paris, afin de leur suggérer d’établir des centres de vaccination gratuite au sein des comités de bienfaisance. Les centres essaiment dans toutes les villes de France. Conscient que la vaccination demeure citadine, le comité médical présente, le 14 mars 1803, un mémoire sur les moyens d’élargir la vaccination à la campagne. Ce rapport n’est remis que le 23 octobre, mais Napoléon Bonaparte charge dès le printemps le ministre de l’Intérieur d’agir. Ce dernier adresse une circulaire aux préfets le 26 mai 1803. Selon cette circulaire, chaque chef-lieu d’arrondissement doit s’équiper d’un dispensaire, ayant pour objectif la vaccination de tous les enfants. Le 4 avril 1804, Napoléon crée la Société pour l’extinction de la petite vérole en France par la propagation de la vaccine, présidée par le ministre de l’Intérieur. L’empereur doit concilier sa volonté d’éradiquer la variole avec le respect de l’autorité du pater familias. Selon ce compromis, l’obligation vaccinale n’est possible qu’à l’encontre des individus soumis au pouvoir disciplinaire de l’empereur. Après les enfants trouvés, les patients des hôpitaux et les prisonniers, la vaccination s’impose donc aux soldats. Des centres de vaccination sont créés à cet effet dans le camp de Bologne. En dépit de cette initiative, les vaccinations sont peu nombreuses, suggérant l’échec de cette stratégie vaccinale. En réalité, la majorité des militaires ont déjà contracté la variole, rendant leur vaccination inutile.
La vaccination obligatoire de tous les enfants apparaît hors de France grâce à l’influence de Napoléon. La première souveraine à imposer la vaccination n’est autre que sa sœur Élisa Bonaparte, au profit de la principauté de Lucques et Piombino. En 1806, elle exige la vaccination de tous les enfants dans les deux mois suivant leur naissance, ainsi que de tous les adultes non-vaccinés. La fructueuse expérience s’étend à deux autres territoires sous influence française en août 1807, l’électorat de Hesse et le royaume de Bavière. Qu’il soit inspiré ou inspirateur, l’empereur ordonne l’obligation vaccinale dans la principauté d’Erfurt en novembre de la même année, tout en refusant d’importer l’obligation en France. Le paradoxe n’est qu’apparent : la principauté d’Erfurt fait partie du domaine réservé de l’empereur. Il exerce sur ce territoire et ses habitants un pouvoir renforcé le dispensant du consentement des pères de famille.
En France, Napoléon souhaite privilégier l’incitation plutôt que la contrainte, sans négliger aucune partie du territoire. Ainsi, le décret du 16 mars 1809 ordonne aux 25 plus grandes villes du pays de conserver un stock de vaccins afin d’approvisionner les médecins qui en font la demande. L’obligation vaccinale s’étend progressivement aux élèves : le 19 septembre 1809, le statut sur l’administration et la police des lycées impose que tout élève doit être vacciné avant d’être admis dans le pensionnat. Les lycéens externes ne subissent pas cette contrainte, bien que le risque qu’ils diffusent la variole soit plus élevé. La raison de cette discrimination est toujours la même : les pensionnaires n’étant plus soumis à la puissance paternelle, le consentement du pater à la vaccination n’est pas nécessaire. De même, en 1810, le statut sur l’administration de l’École normale supérieure de Paris exige que ses pensionnaires fournissent un certificat de vaccination ou d’inoculation.
L’Empereur franchit une nouvelle étape, le 11 mai 1811. S’inspirant de la très médiatique inoculation de la famille royale de 1774, Napoléon fait publiquement vacciner son fils au château de Saint-Cloud. La manœuvre renforce la popularité de la vaccine auprès des pères de famille récalcitrants, tout en annonçant une nouvelle étape vers la vaccination de masse. L’instruction ministérielle du 29 mai impose la vaccination à toute l’armée. Les initiatives précédentes se contentaient de vacciner le maximum de soldats non-immunisés dans un camp particulier ; désormais la vaccination est obligatoire pour tous les incorporés au service militaire. Dans le même temps, le gouvernement conditionne l’aide fournie par les bureaux de bienfaisance à la vaccination des enfants. Cette dernière mesure connaît un franc succès puisque les bureaux comprennent toujours des centres de vaccination gratuite.
La Vaccine en voyage
La Vaccine en voyage, anonyme, 1801
Gallica
L’idée de l’obligation vaccinale piétine après la période Napoléonienne. L’équilibre entre la vaccination de masse et le respect de la puissance paternelle semble être trouvé. Au cours des décennies suivantes deux enjeux apparaissent : l’extension de la vaccination aux enfants et la revaccination. En 1834, le statut sur les écoles primaires élémentaires rend obligatoire la vaccination des élèves. Cette avancée, considérable en apparence, ménage en pratique les pères de famille. Afin d’éviter toute ingérence dans le domaine du pater, aucun contrôle n’est prévu. La question de la revaccination se pose dès 1838, lorsque le ministre de l’Instruction publique interroge l’Académie de médecine sur ce point. La division des médecins vaccinateurs empêche la généralisation de la pratique. Le règlement de 1851 prévoit enfin un contrôle de la vaccination des élèves des écoles élémentaires, mais attribue ce rôle délicat à l’instituteur lui-même, sans lui offrir les moyens d’accomplir sa mission.
La vaccination connaît un nouvel essor en 1868, lorsque la première proposition d’obligation vaccinale pour tous est présentée par le docteur Monteils. Le Sénat rejette cette initiative, mais la virulence de l’épidémie des années 1869-1870 suscite une prise de conscience. La première évolution est modeste : le 3 janvier 1871, la revaccination devient obligatoire à l’université et dans les lycées. Néanmoins, le débat est lancé, et entretenu par les exemples étrangers. En effet, la vaccination est déjà obligatoire dans de nombreux pays européens, et les congrès internationaux d’hygiène et de science médicale insistent sur la nécessité de rendre le vaccin obligatoire.
L’ancêtre du passe vaccinal
L’initiative la plus proche de réussir est portée par le député Henry Liouville, le 20 mars 1880. La proposition envisage de rendre la vaccination obligatoire dans les six premiers mois de la naissance et la revaccination obligatoire tous les dix ans jusqu’à cinquante ans. Toute personne au domicile de laquelle se serait produit un cas de variole devrait le déclarer au maire de sa commune. Un « bulletin de vaccine » serait délivré gratuitement aux parents lors de la première vaccination à titre de preuve, et une amende est prévue pour les parents, tuteurs et toutes personnes convaincues d’enfreindre ces articles. En cas de récidive, les noms des contrevenants seraient affichés, à leurs frais, à la porte de la mairie de leur domicile, afin que tous les citoyens puissent identifier et ostraciser les non-vaccinés. Le bulletin de vaccine, véritable ancêtre du passe vaccinal, deviendrait obligatoire à l’entrée des établissements d’instruction primaire et secondaire, à l’arrivée dans l’armée et à l’entrée de toutes les administrations de l’État. La proposition divise la Chambre des députés lors de sa première lecture le 8 mars 1881. Le débat est suspendu le temps de recueillir l’avis de l’Académie de médecine. Le 5 mai, l’institution répond qu’il est urgent et d’un grand intérêt public qu’une loi rende la vaccination obligatoire. Quant à la revaccination, elle ne devrait être obligatoire que dans l’administration. Malgré le soutien de l’Académie, la proposition d’Henry Liouville n’est pas adoptée. Cet échec est en partie le résultat du lobbying de la Ligue Universelle des anti-vaccinateurs, créée en 1880 par le docteur Boens. La généralisation de l’obligation vaccinale apparaît couteuse et irréalisable via la méthode jennérienne : la France serait incapable de produire assez de vaccine pour tous.
Le 16 juin 1881, l’instruction élémentaire publique devient gratuite. Dans la mesure où la vaccination des élèves y est déjà obligatoire, l’école publique devient le vecteur principal et suffisant de la vaccination. Afin d’assurer l’effectivité de la vaccination, l’article 2 du règlement scolaire modèle, diffusé le 18 janvier 1887, organise le contrôle opéré par l’instituteur. Tout enfant dont l’admission est demandée, doit présenter à l’instituteur un bulletin de naissance et un certificat médical constatant qu’il a été vacciné ou qu’il a eu la petite-vérole. Ainsi, l’obligation vaccinale devient effective pour tous les enfants de six ans souhaitant être admis dans les établissements publics. L’arrêté du 29 décembre 1888 ajoute que l’enfant doit être revacciné au cours de sa dixième année par le médecin attaché à l’école ou délégué par l’administration scolaire ; à défaut, il ne peut être maintenu dans l’école ou admis dans une autre école publique. Le père de famille peut toujours refuser cette ingérence en confiant l’éducation de son enfant à un établissement privé. La majorité des garçons issus des établissements privés finissent par être vaccinés lors de leur service militaire. À la fin du XIXe siècle, en pratique, seules deux catégories de personnes échappent à la vaccination : les filles éduquées dans les établissements privés, et les garçons éduqués dans les établissements privés puis exemptés du service militaire. La dernière étape, la vaccination obligatoire pour tous, est ordonnée par la loi du 15 février 1902. Son article 6 instaure la vaccination antivariolique obligatoire au cours de la première année de la vie, ainsi que la revaccination au cours de la onzième et vingt-et-unième année. Cette loi est bien respectée car elle n’apparaît pas ex nihilo : la meilleure façon d’imposer l’obligation vaccinale à tous les citoyens est de vacciner la majorité au préalable.
Référence : AJU003g3