Abus de droit en matière de sécurité sociale : quand le sérieux côtoie le risible…

Publié le 20/03/2019

La loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 (CSS, art. L. 243-7-2) et le décret n° 2011-41 du 10 janvier 2011 (CSS, art. R. 243-60-1) ont créé une procédure d’abus de droit en matière de sécurité sociale (avec création d’un comité des abus de droit) sur le modèle du droit fiscal. Problème : un arrêté du 22 décembre 2011 a effectivement fixé la liste des membres de ce comité pour 3 ans, soit jusqu’au 12 janvier 2015. Or, depuis cette date, aucune nomination n’est intervenue… Les cotisants sont donc confrontés à un comité fantôme, ce qui n’empêche pas le législateur de renforcer sans cesse un dispositif qui n’existe pas en pratique !

On sait que la procédure d’abus de droit (en matière fiscale) est régie par les dispositions de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales1. Elle permet à l’Administration de sanctionner les « manœuvres » de certains contribuables qui mettent en œuvre des opérations juridiques dans le seul et unique but d’échapper au prélèvement et d’imposer les intéressés suivant leur véritable situation. Toutefois, l’article précité prévoit qu’en cas de désaccord sur les rectifications notifiées par l’Administration, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l’avis du comité de l’abus de droit fiscal2.

L’attrait du droit fiscal au sein du droit de la sécurité sociale n’étant plus à démontrer, la loi de financement de la sécurité sociale pour 20083 s’empressa de créer un abus de droit en matière de sécurité sociale. Toutefois, ce texte se heurta à des difficultés d’application. Courant 2008, le ministre du Budget confia alors à Olivier Fouquet, président de section au Conseil d’État, la mission d’animer un groupe de travail sur les dispositifs susceptibles d’accroître la sécurité juridique en matière de cotisations sociales.

I – Une volonté affirmée des pouvoirs publics

Le rapport final remis en juillet 20084 prévoyait « de corriger les insuffisances techniques du dispositif existant et de mettre en place des mécanismes répondant à la même logique que celle retenue en matière fiscale tout en tenant compte des spécificités de la matière ». Ses propositions ont été largement reprises par l’article 75, 5°, de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allégement des procédures. Désormais, l’article L. 243-7-2 du Code de la sécurité sociale prévoit que les actes constitutifs d’un abus de droit peuvent être des actes ayant un caractère fictif, ou bien des actes dont le but est la recherche du bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs. Pour être constitutifs d’un abus de droit, ces derniers actes doivent n’avoir été « inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les contributions et cotisations sociales d’origine légale ou conventionnelle auxquelles le cotisant est tenu au titre de la législation sociale ou que le cotisant, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ». La pénalité en cas d’abus de droit est de 20 % des cotisations et contributions dues. En cas de litige sur les « rectifications notifiées » par l’Urssaf, le cotisant peut saisir pour avis le comité des abus de droit en matière de prélèvements de sécurité sociale5.

Cette procédure nécessitait un décret en Conseil d’État pour sa mise en œuvre. Ce fut chose faite avec le décret n° 2011-41 du 10 janvier 20116. Ce texte précise notamment la procédure à suivre, les délais dans lesquels l’avis du comité est notifié aux parties et coordonne le dispositif avec les voies de recours amiables ouvertes au cotisant. Enfin, il prévoit que ce comité est composé de 7 membres nommés, pour une durée de 3 ans renouvelable, par arrêté du ministre chargé de la Sécurité sociale.

II – Une notion compliquée

La définition de l’abus de droit en matière de sécurité sociale doit être rapprochée de celle prévue en matière fiscale. Pratiquement, elle peut recouvrir deux notions :

  • la fictivité juridique qui est constituée par la différence objective existant entre l’apparence juridique créée par l’acte en cause et la réalité, en particulier économique, sous-jacente à cet acte7 ;

  • l’acte non fictif qui est constitué dès lors que les auteurs n’ont été animés par d’« autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les contributions et cotisations sociales »8. On pense tout de suite aux montages juridiques artificiels dans le but de faire des économies de charges sociales.

Dans tous les cas, l’élément intentionnel est requis.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la notion d’abus de droit n’est pas limpide. Car beaucoup de situations seraient susceptibles de relever de l’abus de droit si tant est que l’élément intentionnel soit prouvé. Ainsi en serait-il par exemple d’un employeur qui opère une scission de son entreprise afin de bénéficier de taux de cotisations réduits pour ses VRP9. On peut également citer le cas d’une entreprise qui, dans le but d’éviter le versement transport, créerait fictivement une filiale dans un lieu où aucun versement transport ne serait dû. Enfin, on peut mentionner le cas de salariés devenant du jour au lendemain, sur demande de l’employeur, auto-entrepreneurs évitant à ce dernier l’application des charges sociales10.

Incontestablement, dans ces quelques exemples, la notion d’abus de droit semble a priori exister avec des conséquences redoutables. Sans doute est-ce le motif pour lequel le législateur a prévu deux garanties supplémentaires en faveur du cotisant :

  • le contreseing de la lettre d’observations par le directeur de l’organisme chargé du recouvrement11 ;

  • la création d’un comité des abus de droit12. En théorie, l’organisme de recouvrement pourrait, après autorisation de l’Acoss, saisir le comité des abus de droit13. Mais on peut douter que cette saisine aille dans son intérêt. Imagine-t-on un instant que le comité n’aille pas dans le sens de l’organisme ? Qui plus est une telle procédure requiert du temps et diffère donc le recouvrement de la créance… agissant ainsi à l’encontre des intérêts des Urssaf. On notera d’ailleurs en matière fiscale que le comité est très rarement saisi à l’initiative de l’Administration ! On comprendra dans ces conditions, que la demande de saisine émanera pratiquement du cotisant. D’ailleurs, l’article R. 243-60-3 mentionne que les observations doivent indiquer la possibilité de saisir le comité des abus de droit et les délais impartis à la personne contrôlée pour ce faire.

Mais là où tout se complique, c’est que le cotisant ne peut saisir le comité directement. Le cotisant dispose d’un délai de 30 jours à compter de la réception des observations pour demander à la mission nationale de contrôle et d’audit (MNC)14 que le litige soit soumis à l’avis du comité des abus de droit. S’il formule dans ce délai des observations à ce document, il dispose à nouveau d’un délai de 30 jours à compter de la réception de la réponse de l’organisme de recouvrement à ces observations. Dans un délai de 30 jours, la MNC saisit alors le comité des demandes recevables et avertit l’organisme. L’organisme de recouvrement et le cotisant sont invités à produire leurs observations dans un délai de 30 jours ; ils reçoivent communication des observations produites par l’autre partie. Le président du comité peut en outre recueillir auprès du cotisant et de l’organisme tout renseignement complémentaire utile à l’instruction du dossier.

Si le cotisant a formé, devant la commission de recours amiable, une réclamation portant sur une décision de redressement prise dans le cadre de la même procédure que celle qui a donné lieu à la saisine du comité des abus de droit, la commission diffère son avis ou sa décision dans l’attente de l’avis du comité15.

Le président communique enfin l’avis du comité au cotisant et à l’organisme de recouvrement. Celui-ci notifie sa décision au cotisant et, en cas de modification du redressement, lui adresse une mise en demeure rectificative, dans un délai de 30 jours.

III – Un dispositif fantôme

Toutefois, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce dispositif n’a pas fait recette puisqu’aucune décision n’a été rendue à ce jour par le comité des abus de droit16. Les raisons de cette situation peuvent être recherchées à plusieurs niveaux :

  • d’abord, certains organismes préfèrent se priver d’une pénalité de 20 %, quitte à éviter la mise en œuvre d’une procédure pour le moins complexe17 ;

  • ensuite, les Urssaf qui raffolent des procédures rapides et lucratives ont tout de suite vu le danger de l’abus de droit « implicite » ou « rampant ». Ainsi, en matière fiscale, la chambre commerciale a décidé dans un contentieux « que l’Administration s’était nécessairement placée sur le terrain de l’abus de droit et que, faute par elle de s’être conformée à la procédure prévue par le texte visé au moyen, la procédure de redressement et celle subséquente de recouvrement étaient entachées d’irrégularité »18. Cette position pourrait être élargie en matière de sécurité sociale19 ;

  • enfin et surtout, le comité des abus de droit ne dispose plus de membres… Un arrêté du 22 décembre 201120 avait fixé la liste des membres de ce comité pour 3 ans, soit jusqu’au 12 janvier 2015. Et depuis cette date, aucune nomination n’est intervenue…

Autre temps, autres pratiques. Ce qui relevait de la nécessité et de l’urgence il y a une dizaine d’années ne semble plus avoir d’intérêt aujourd’hui…

Mais là où la situation devient ridicule, c’est que le législateur n’a eu de cesse de promouvoir cette notion d’« abus de droit » et ce, en dépit de l’inexistence du comité. Ainsi en est-il de la limitation d’un contrôle à 3 mois dans une entreprise de moins de 10 salariés21, période comprise entre le début effectif du contrôle et la lettre d’observations, sauf en cas de « situation d’abus de droit, défini à l’article L. 243-7-2 »22. De même, l’article L. 133-4-8, III, 3°, du Code de la sécurité sociale exclut le dispositif de proportionnalité du redressement en matière de protection sociale complémentaire, lorsqu’est révélée une situation d’abus de droit « dans la limite des 5 années civiles qui précèdent l’année où est initié le contrôle »23. La situation est identique en cas de demande du cotisant pour répondre aux observations de l’organisme24. Quant à l’article L. 114-18-1 du Code de la sécurité sociale25, il prévoit que toute personne physique ou morale qui, dans l’exercice d’une activité professionnelle de conseil a intentionnellement fourni à ce cotisant une prestation ayant directement contribué à la commission des actes constitutifs de l’abus de droit en cause ou à la dissimulation de ces actes est redevable d’une amende26. Mieux encore : si jusqu’à présent le principe était qu’en cas d’avis du comité favorable aux organismes, la charge de la preuve devant le juge revenait au cotisant et que si l’organisme de recouvrement ne se conformait pas à l’avis du comité, il devait apporter la preuve du bien-fondé de sa rectification, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 est venue affirmer que « quel que soit l’avis rendu par le comité, les organismes de recouvrement supportent la charge de la preuve en cas de réclamation »27.

Étrange situation où le législateur fait référence et renforce même un dispositif qui n’existe pas en pratique ! Étrange situation où le législateur paraît assouplir les règles d’un comité d’abus de droit inexistant ! Faut-il en rire ou en pleurer ? Cela n’est pas sans rappeler Maximilien Ier, empereur du Mexique de 1864 à 1867 qui, malgré la brièveté de son règne avait conçu une loi (souvent citée en exemple) sur l’organisation des universités au Mexique oubliant au passage qu’aucune université n’existait dans cet État… Après tout, la beauté de la construction juridique ne suffirait-elle pas en elle-même ? N’est-ce pas Cyrano de Bergerac qui s’exclamait : « Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! ».

Notes de bas de pages

  • 1.
    Du point de vue législatif, la procédure de répression des abus de droit en matière fiscale trouve son origine dans une loi du 13 janvier 1941, reprise dans l’article 244 du Code général des impôts. Ce texte devait ensuite migrer vers l’article 1649 quinquies du même code, avant d’être transféré à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales. Initialement, la procédure était limitée aux impôts sur le revenu.
  • 2.
    V. en ce sens : LPF, art. L. 64 B ; LPF, art. R.* 64-1 ; LPF, art. R.* 64-2.
  • 3.
    L. n° 2007-1786, 19 déc. 2007, art. 108.
  • 4.
    Ledit rapport est intitulé : Cotisations sociales : stabiliser la norme, sécuriser les relations avec les Urssaf et prévenir les abus.
  • 5.
    C. rur., art. L. 725-25 : un dispositif identique est prévu pour les organismes sociaux agricoles.
  • 6.
    CSS, art. R. 243-60-1.
  • 7.
    V. en matière fiscale : BOI-CF-IOR-30-20120912, 12 sept. 2012.
  • 8.
    Cette notion d’abus de droit n’est pas à confondre avec la notion de fraude ou d’optimisation (v. Venel J., « Abus de droit : les risques liés à l’absence de mise en œuvre », SSL, n° 1712). La fraude suppose un acte intentionnel de la part du cotisant, décidé à contourner la loi pour éluder le paiement des charges. Il y aurait fraude dès lors qu’il s’agit d’un comportement délictuel délibéré. L’optimisation concerne les cas où le cotisant parvient volontairement à minorer le montant des cotisations qu’il aurait dû payer s’il n’avait pas eu recours à ce schéma, sans pour autant violer la loi ou se soustraire à ses obligations en matière de prélèvements obligatoires. L’optimisation consiste donc à tirer parti des possibilités offertes par la législation, en utilisant éventuellement ses failles ou son imprécision et y compris en l’interprétant dans un sens que le législateur n’avait pas nécessairement prévu. Toutefois, comme le révèle le rapport, « la frontière entre ce qui relève de l’intentionnel et ce qui relève de l’involontaire est, en pratique, loin d’être toujours évidente » (v. conseil des prélèvements obligatoires, La fraude aux prélèvements obligatoires et son contrôle, mai 2007, p. 2 et 3).
  • 9.
    Situation prévue par l’article L. 242-3 du Code de la sécurité sociale dès lors que le salarié travaille pour le compte de deux ou plusieurs employeurs.
  • 10.
    Seule certitude, « la divergence d’appréciation sur les règles d’assiette des cotisations n’est pas au nombre des contestations susceptibles de donner lieu à la procédure d’abus de droit prévue par l’article L. 243-7-2 du Code de la sécurité sociale » (Cass. 2e civ., 12 oct. 2017, n° 16-21469).
  • 11.
    À procédure spéciale, garanties supplémentaires ! On relèvera que cette notion de contreseing existe déjà pour des situations moins graves (ex : constat d’absence de mise en conformité, v.CSS, art. L. 243-7-6 ; CSS, art. R. 243-59, III, al. 2). Elle paraît pour le moins logique dans le cadre de l’abus de droit.
  • 12.
    CSS, art. L. 243-7-2, dernier al. ; CSS, art. R. 243-60-3.
  • 13.
    V. CSS, art. L. 243-7-2 : « Les organismes de recouvrement peuvent également, dans les conditions prévues par l’article L. 225-1-1, soumettre le litige à l’avis du comité (…) ».
  • 14.
    Organisme national de contrôle prévu par les dispositions de l’article R. 155-1.
  • 15.
    On notera également que les délais de prescription sont suspendus en application de l’article 2234 du Code civil suivant lequel : « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ».
  • 16.
    V. Rép. min. n° 13983 : JOAN, 6 nov. 2018, p. 9893, Bricout G.
  • 17.
    V en ce sens : Rép. min. n° 03159 : JO Sénat, 8 févr. 2018, p. 499, Decool J.-P.
  • 18.
    Cass. com., 23 juin 2015, n° 13-19486.
  • 19.
    Ainsi que l’a soutenu Thierry Romand « la procédure des abus de droit présente une certaine complexité qui conduit fréquemment les Urssaf à invoquer “implicitement” un abus de droit sans pour autant déclencher la procédure afférente » (les Échos Exécutives, 7 juill. 2014). Et à l’auteur d’ajouter que « la réticence d’une Urssaf à déclencher la procédure de répression des abus de droit est lourde de conséquence pour le cotisant qui peut se voir redresser sur la base d’un mécanisme licite tout en étant privé des garanties attachées à cette procédure ». D’ailleurs le tribunal des affaires de sécurité sociale de Lille s’est prononcé en ce sens (TASS Lille, 15 mai 2018, n° 20163164/8388, 20163264/8389 : JCP E 2018, 1440).
  • 20.
    JO, n° 0010, 12 janv. 2012, p. 601.
  • 21.
    Entreprise de moins de 20 salariés suivant les dispositions de l’article 33 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 (dispositif expérimental).
  • 22.
    L. n° 2014-1554, 22 déc. 2014 ; CSS, art. L. 243-13, I, 3°.
  • 23.
    L. n° 2015-1702, 21 déc. 2015, art. 12.
  • 24.
    CSS, art. L 243-7-1, A, issu de la loi n° 2018-1203 du 22 décembre 2018.
  • 25.
    Issu de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude.
  • 26.
    Interrogé par le Cercle Lafay, Jean Terlier, député du Gard et rapporteur du texte sur la lutte contre la fraude avait répondu : « Je comprends vos observations ; le non-recours par les Urssaf à ce dispositif ne peut manquer de décevoir les praticiens » (v. http://lecerclelafay.fr/2018/10/05/depute-jean-terlier-a-toujours-train-de-retard/).
  • 27.
    L. n° 2018-1317, 28 déc. 2018.
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