De nouvelles précisions quant aux modalités de contrôle des organismes de sécurité sociale en matière de prestations sociales
Saisis d’une question prioritaire de constitutionnalité, les Sages du Conseil constitutionnel ont eu à se prononcer sur la légalité des modalités de contrôle effectué par les agents des organismes de sécurité sociale dans le cadre de la vérification du bien-fondé du versement des prestations sociales.
Cons. const., 14 juin 2019, no 2019-789 QPC : JO 15 juin 2019
La fraude aux prestations sociales fait bien souvent les choux gras de la presse1. L’allocataire fraudeur serait présumé être un menteur, comme le démontre la curieuse formation que souhaitent mettre en place les organismes de sécurité sociale en faveur de leurs agents2. Il est vrai que le sujet de la lutte contre la fraude est prégnant et se retrouve systématiquement dans les dernières conventions d’objectifs et de gestion passées entre la Caisse nationale des allocations familiales (CAF) et l’État qui en font un véritable cheval de bataille. Dans ce cadre, les CAF n’hésitent plus à prononcer des pénalités administratives3 en complément de la récupération de l’indu à l’encontre du fraudeur4, voire, au-delà d’un certain montant, à déposer plainte de manière automatique5. Pour rappel, la fraude aux prestations sociales est un délit puni de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende6. Peut également s’appliquer l’article 313-1 du Code pénal relatif à l’escroquerie, avec des peines majorées de 7 ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende7. De plus, si la prescription biennale constitue le principe en matière de récupération des indus de prestations sociales8, en vertu de l’adage « fraus omnia corrompit », le recouvrement en cas de fraude sera soumis à la prescription de droit commun c’est-à-dire 5 ans9.
Pourtant, s’il est indéniable que la lutte contre la fraude est justifiée – il ne serait pas normal qu’un individu s’enrichisse indûment – il convient de préciser que la fraude aux prestations sociales ne concerne qu’une minorité d’allocataires. Ainsi, les derniers chiffres de la Caisse nationale d’allocations familiales font état de 0,35 % de fraudeurs parmi les 12,7 millions d’allocataires ; sachant que viennent largement en tête les fraudes aux minimas sociaux (dont principalement le revenu de solidarité active)10. Des difficultés peuvent d’ailleurs naître de l’absence de définition de la notion de fraude. Comme l’a fait remarquer le Défenseur des droits, « la fraude est un terme générique utilisé pour décrire toute situation dans laquelle un individu trompe délibérément autrui afin d’obtenir ce qui ne lui est pas dû »11. Toutefois, si le juge pénal va rechercher l’élément matériel et l’élément intentionnel pour qualifier la fraude, ce ne sera pas forcément le cas des organismes de sécurité sociale lorsqu’ils fixent des pénalités administratives mélangeant ainsi la fraude intentionnelle, la fraude sans intention voire la fraude due à autrui. Cette confusion est corrigée par les juridictions administratives plus favorables à l’allocataire quant à l’appréciation de la mauvaise foi. C’est ainsi que le Conseil d’État a pu considérer que la réitération d’omissions de ressources dans une déclaration trimestrielle ne suffit pas à caractériser, à elle seule, la mauvaise foi du bénéficiaire du revenu de solidarité active12.
En revanche, s’il y a peu de fraudeurs, les sommes dont il s’agit donnent le vertige : les contrôles opérés par les caisses d’allocations familiales ont permis de détecter 305 millions d’euros indûment versés ; ce chiffre ayant doublé en 5 ans grâce à une plus grande efficacité des contrôles. À ce titre, différents types de contrôle ayant comme objectif de vérifier la véracité des informations transmises peuvent avoir lieu : les contrôles automatisés qui consistent en des échanges d’informations avec des administrations, les contrôles sur pièces où l’allocataire doit fournir des documents supplémentaires et enfin les contrôles sur place où le contrôleur dûment habilité se rendra directement au domicile de l’allocataire13.
L’affaire qui nous intéresse résulte d’un contrôle opéré par la Caisse d’allocations familiales à l’encontre d’une bénéficiaire des prestations de revenu de solidarité active et d’aide personnalisée au logement, contrôle ayant abouti à la génération d’un indu de la part de l’organisme en raison de déclarations erronées de l’allocataire sur le fait d’être séparé de son mari. Les contrôleurs de la Caisse d’allocations familiales avaient eu accès à des informations via les organismes bancaires de l’époux de l’allocataire et s’étaient également rendus au domicile de l’allocataire. À cette occasion, ils l’avaient informé de la faculté pour la caisse d’allocations familiales de mettre en œuvre le droit de communication prévu par les articles L. 114-19 et suivants du Code de la sécurité sociale et de son droit à avoir communication des documents obtenus de tiers si le contrôle aboutissait à un recouvrement ou à la suppression de la prestation. La bénéficiaire va alors contester en justice les retenues opérées par la Caisse d’allocations familiales sur les prestations à venir. N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juges de premier degré ni en appel, l’allocataire fait valoir un nouvel argument14 devant le Conseil d’État15 : pour elle, les articles L. 114-19, L. 114-20 et L. 114-21 du Code de la sécurité sociale, dont le tribunal administratif avait fait application, sont contraires à la constitution en ce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés garantis par la constitution, notamment au droit au respect de la vie privée. Il ne restait plus alors qu’aux sages du Conseil constitutionnel d’étudier la conformité de ces articles à la constitution. Dans leur décision, les juges vont restreindre l’étendue des pouvoirs de contrôle des organismes de sécurité sociale en déclarant contraire l’article L.114-20 du Code de la sécurité sociale (I) mais ne reviennent pas sur les dispositions concernant l’information du droit de communication de la personne contrôlée des pièces ayant servi à la révélation de l’indu (II).
I – La restriction quant à l’étendue des pouvoirs de contrôle des organismes de sécurité sociale
Selon l’article L. 114-20 du Code de la sécurité sociale, contesté par l’allocataire, « sans préjudice des autres dispositions législatives applicables en matière d’échanges d’informations, le droit de communication défini à l’article L. 114-19 est exercé dans les conditions prévues et auprès des personnes mentionnées à la section 1 du chapitre II du titre II du Livre des procédures fiscales à l’exception des personnes mentionnées (…) » dans différents articles de ce livre. Cette disposition légale permet aux agents assermentés des organismes de sécurité sociale d’interroger une liste de personnes physiques ou morales comme les administrations et entreprises publiques, établissements ou organismes contrôlés par l’autorité administrative (administrations de l’État ou des collectivités territoriales) ; leurs prérogatives étant alignées sur celles des agents des services fiscaux. Les imprimés de demande de prestations sociales doivent d’ailleurs faire mention de cette faculté offerte aux contrôleurs16. Il est intéressant de noter que par « établissements ou organismes contrôlés par l’autorité administrative », sont concernés les établissements bancaires, les opérateurs de téléphonie et les fournisseurs d’énergie17. Ces derniers ne pourront opposer le secret professionnel, y compris bancaire18. Ils sont également tenus de répondre dans un délai de trente jours : à défaut, une amende pourra même être prononcée.
Pour rappel, dans l’affaire qui nous intéresse, la Caisse d’allocations familiales avait eu accès à certaines informations auprès des organismes bancaires du mari de l’allocataire. Or, selon la requérante, le texte de l’article L. 114-20 du Code de la sécurité sociale ne prévoit pas suffisamment de garanties pour ce qui concerne les données bancaires et les données de connexion. La communication des relevés de comptes de l’allocataire permet notamment de vérifier les ressources déclarées mais également la réalité de l’isolement ou de la situation familiale (en l’espèce, l’allocataire avait déclaré être séparée de son mari). Dans les circulaires d’application de l’article L. 114-19 et suivants du Code de la sécurité sociale, il est prévu expressément que ce droit de communication s’étendra aux ayants-droit de l’allocataire : conjoint, concubin, enfants en prenant néanmoins garde à limiter les informations au strict nécessaire et à n’user de cette faculté que si les informations n’ont pas pu être obtenues par l’allocataire ou d’autres partenaires de la sphère sociale ou fiscale.
Face à cette contestation, le Conseil constitutionnel va opérer une distinction. D’une part, il va considérer que « la communication des données bancaires permet à titre principal aux organismes sociaux d’avoir connaissance des revenus, des dépenses et de la situation familiale de la personne objet de l’investigation ». Par conséquent, « elle présente un lien direct avec l’évaluation de la situation de l’intéressé au regard du droit à prestation ou de l’obligation de cotisation ». Ainsi, pour les sages du Conseil constitutionnel, fait partie du droit à l’accès des contrôleurs de la Caisse d’allocations familiales, l’accès aux données bancaires. Cette position s’inscrit dans la logique d’une réponse ministérielle en date de 2018 où la ministre des Solidarités et de la Santé avait indiqué que les caisses d’allocations familiales sont en droit de demander aux bénéficiaires la copie de leurs relevés de compte bancaire afin de contrôler l’exactitude des déclarations concernant les ressources19. D’autre part, les sages du Conseil constitutionnel vont censurer l’article L. 114-20 du Code de la sécurité sociale en ce qu’il permet potentiellement aux contrôleurs de la Caisse d’allocations familiales d’accéder aux données de connexion des allocataires : pour eux, « compte tenu de leur nature et des traitements dont elles peuvent faire l’objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée. Par ailleurs, elles ne présentent pas de lien direct avec l’évaluation de la situation de l’intéressé au regard du droit à prestation ou de l’obligation de cotisation. Dans ces conditions, le législateur n’a pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et la lutte contre la fraude aux prestations sociales ». C’est donc sur l’étendue des pouvoirs de contrôle des organismes de sécurité sociale que la censure va être opérée : les contrôleurs peuvent avoir accès aux données bancaires mais pas aux données de connexion. Restera au législateur à reformuler le texte de l’article L. 114-20 du Code de la sécurité sociale pour l’entourer des garanties attendues.
II – La conformité des dispositions relatives à l’information de la personne contrôlée sur le droit de communication des pièces ayant servi au contrôle
Pour la requérante, l’article L. 114-21 du Code de la sécurité sociale est également entaché d’inconstitutionnalité. Ce texte prévoit l’obligation pour l’organisme ayant usé du droit de communication d’informer la personne à l’encontre de laquelle est prise la décision de supprimer le service d’une prestation ou de mettre des sommes en recouvrement de la teneur et de l’origine des informations et documents obtenus auprès de tiers sur lesquels il s’est fondé pour prendre cette décision et de la possibilité pour l’allocataire de demander une copie des documents en question.
Il faut souligner la vigilance accrue des juridictions administratives quant au respect de cette information par les organismes de sécurité sociale. C’est ainsi que dans un arrêt du Conseil d’État en date du 20 juin 201820, les magistrats, saisis d’un litige entre la bénéficiaire du revenu de solidarité active ayant déclaré être séparée du père de son fils et le département des Bouches-du-Rhône – organisme débiteur de la prestation – portant sur l’indu du revenu de solidarité active, ont rejeté le pourvoi de la collectivité départementale contestant l’annulation par les premiers juges de la décision de récupération de l’indu. En effet, pour le Conseil d’État, les garanties procédurales de l’article L. 114-21 du Code de la sécurité sociale n’avaient pas été respectées : l’autorité départementale n’ayant pas expliqué à la requérante l’origine de certains documents ayant servi à la génération de l’indu. En revanche, la haute juridiction administrative a précisé que le non-respect du droit à l’information du bénéficiaire ne rendait pas nécessairement illégale la décision de lui supprimer la prestation concernée21. Dans cette affaire, un allocataire du revenu de solidarité active s’était vu notifier la suppression de sa prestation et un trop-perçu d’un montant de plus de 10 000 € à la suite d’un contrôle effectué par la Caisse d’allocations familiales. Cependant, aucune information concernant l’origine des documents ayant servi de base à l’organisme pour fonder l’indu ne lui avait été délivrée. C’est pourquoi le Conseil d’État annule la décision du tribunal administratif rejetant le recours de l’allocataire contre la décision de récupération de l’indu. En d’autres termes, la décision de récupération de l’indu est annulée. Pour ce qui est la suppression de versement de la prestation pour l’avenir, la haute juridiction donne néanmoins raison aux juges de premier degré : les informations récupérées par la Caisse d’allocations familiales permettent de mettre fin au droit de l’allocataire et ce, même si les garanties procédurales de l’article L. 114-21 du Code de la sécurité sociale n’ont pas été respectées. Si de prime abord, cette position duale peut être surprenante, il ne s’agit en réalité que d’une application de la jurisprudence Danthony22 selon laquelle « si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ».
Dans l’affaire qui retient notre attention, la requérante remettait en cause la restriction opérée par l’article L. 114-21 du Code de la sécurité sociale qui prévoit une obligation d’information de l’allocataire seulement si une décision a été prise à son encontre sur le fondement des documents obtenus par la Caisse d’allocations familiales, ce qui méconnaîtrait là encore le droit au respect de la vie privée ; une telle information devrait avoir lieu avant le contrôle. Concernant ce point, le Conseil constitutionnel indique que l’article contesté n’est pas contraire à la constitution : ce texte poursuivant pour objectif de permettre à la personne contrôlée de contester les conclusions tirées des documents par les organismes de sécurité sociale, il n’est pas inconstitutionnel de réserver l’obligation d’information aux seules situations où la décision a déjà été prise de supprimer le bénéfice d’une prestation ou de recouvrer des sommes réclamées. Au moment d’assurer sa défense, l’allocataire aura été en mesure de connaître la teneur et l’origine des documents utilisés par l’organisme de sécurité sociale.
Pour conclure, il convient d’indiquer qu’une ordonnance en date du 24 juillet 201923 est venue préciser le droit de rectification des informations concernant les bénéficiaires des prestations sociales en cas de notification d’indus. En effet, dans la lignée du nouveau « droit à l’erreur »24, cette ordonnance permettra en 2020 aux allocataires auxquels est notifié un indu d’exercer pendant une durée de 20 jours un droit de rectification des informations les concernant lorsque ces informations ont une incidence sur le montant de ces indus ; la mise en recouvrement ne pouvant être effectuée avant que ce délai ne soit passé.
Notes de bas de pages
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1.
V. dernièrement : Constant J., « Escroquerie à la CAF de Valenciennes : quatre personnes arrêtées en Roumanie », Le Parisien, 8 mai 2019.
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2.
« Fraude : la Sécu veut former ses agents à repérer les assurés menteurs », Le Figaro, 28 juill. 2019.
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3.
CSS, art. L. 114-17.
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4.
Depuis la loi de financement de la sécurité sociale de 2019 (L. n° 2018-1203, 22 déc. 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019 : JO 23 déc. 2019), le directeur de la CAF peut majorer de 50 % le montant des sommes recouvrées sur les prestations futures et doubler ce taux lorsque la fraude est réitérée sous cinq ans à partir de la notification de l’indu ayant donné lieu à majoration.
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5.
CSS, art. L. 114-19.
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6.
C. pén., art. 441-6. Le Conseil constitutionnel avait déjà été saisi de la constitutionnalité des textes prévus par le Code de l’action sociale et des familles et le Code de la sécurité sociale relatifs aux sanctions applicables à la fraude aux prestations sociales (Cons. const., 28 juin 2013, n° 2013-328 QPC : Dr. pén. 2013, p. 35, note Robert J.-H.).
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7.
C. pén., art. 313-2.
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8.
Circulaire interministérielle n° DSS/2010/260 du 12 juill. 2010 relative aux règles de prescription applicables en matière de sécurité sociale.
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9.
C. civ., art. 2224.
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10.
« Le contrôle et le "droit à l’erreur" dans les CAF », Rapport annuel de la CNAF, 2019, p. 6.
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11.
Défenseur des droits, « Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ? » Rapport, sept. 2017, p. 10.
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12.
CE, 17 nov. 2017, n° 400606 : Lebon T. ; AJDA 2018, p. 1491, note Rihal H. ; JCP A 2018, p. 52, note Habchi H.
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13.
CSS, art. L. 114-9 à CSS, art. L. 114-22-1 et CASF, art. L. 133-1 et s.
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14.
Le fait de soulever ce type de nouveau moyen est permis même pour la première fois à l’occasion d’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État (art. 23-5, alinéa 1er de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 nov. 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : JO 9 nov. 1958, p. 10129).
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15.
CE, 27 mars 2019, n° 424289.
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16.
CSS, art. D. 583-1.
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17.
Circulaire n° DSS/2011/323 du 21 juill. 2011 relative aux conditions d’application par les organismes de sécurité sociale du droit de communication institué aux articles L. 114-19 et suivants du Code de la sécurité sociale.
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18.
C. mon. fin., art. L. 511-33.
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19.
Rép. min., JO 27 févr. 2018, p. 1747.
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20.
CE, 20 juin 2018, n° 409189, Lebon T. ; AJDA 2018, p. 2110.
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21.
CE, 18 févr. 2019, n° 416043, Lebon T.
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22.
CE, 23 déc. 2011, n° 335033 : Lebon, p. 649 ; AJDA 2012, p. 195, note Domino X. et Bretonneau A. ; Dr. adm. 2012, p. 29, note Melleray F. ; JCP A 2012, p. 12, note Broyelle C. ; RFDA 2012, p. 284, note Dumortier G.
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23.
Ordonnance n° 2019-765 du 24 juill. 2019 relative au droit de rectification des informations concernant les bénéficiaires des prestations sociales et des minima sociaux en cas de notification d’indus, JO 25 juill. 2019.
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24.
L. n° 2018-727, 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance, JO 11 août 2018.