Covid-19 : « Il faut construire un droit du travail de crise »
Le 23 mars dernier était adoptée une loi d’État d’urgence sanitaire, afin de faire face à l’épidémie de Coronavirus. Celle-ci compte des dispositions permettant d’aménager le droit du travail pour aider les entreprises jusqu’au 31 décembre 2020. Philippe Rozec, avocat au barreau de Paris, spécialisé en droit social, et associé au sein du cabinet De Pardieu Brocas Maffei, fait le point sur ses principaux dispositifs.
Les Petites Affiches : Vous êtes le conseil de grandes entreprises. Comment travaillez-vous en ce moment ?
Philippe Rozec : Nous avons en ce moment un travail considérable en lien avec la crise. À titre d’exemple, en tant que conseil d’un grand groupe de construction, nous contribuons à la mise en œuvre d’un guide des bonnes pratiques dans le secteur du BTP. Ce guide a été élaboré avec les partenaires sociaux du secteur, les représentants de l’État et des experts techniques. C’est une démarche sensible et concertée qui vise à détailler les mesures qui pourront être prises pour redémarrer les chantiers en respectant les mesures de sécurité et les gestes barrière. Notre activité consiste également à aider les entreprises à définir les contours et rédiger leurs demandes d’activité partielle. Les demandes qui ne sont pas suffisamment motivées risquent en effet de se voir refusées. Nous travaillons également sur les problématiques de durée du travail et de fixation des périodes de repos, les entreprises tentant d’adapter leur organisation du temps de travail à la période de crise. Enfin, nous examinons les demandes de droit de retrait, et ce afin de nouer avec les salariés un dialogue permettant de rassurer tout en assurant la continuité de la production lorsque c’est possible. Sans doute serons-nous (un peu) moins actifs dans quelques jours, quand les dispositifs seront mis en place, même si nous travaillons sur la gestion des situations qui n’auront pas été anticipées et, surtout, sur la préparation de la reprise.
LPA : Dans quel état d’esprit sont vos clients ?
P. R. : Il y a une inquiétude très importante. Celle-ci est certes liée à la baisse d’activité due à la crise mais aussi et surtout à l’impossibilité d’en prédire la durée et de prédire le rythme de la reprise. Une activité réduite n’est pas une nouveauté pour un chef d’entreprise, qui doit savoir s’y préparer. En revanche, ne disposer d’éléments fiables sur la suite est assez anxiogène et déstabilisant. Les entreprises que nous côtoyons font preuve de courage et de sang-froid et je souhaite le souligner. Nous les aidons à rester organisées et à améliorer leur plan de continuité d’activité. La clé, selon moi, est d’anticiper l’après-crise en échafaudant des scenarii : comment redémarrer, dans quelles conditions, avec quelles cadences ? À ce titre, et s’agissant des dispositifs d’accompagnement mis en place par l’État, il y a eu certaines dissonances et incohérences dans les déclarations des pouvoirs publics, qui sont éprouvantes pour les chefs d’entreprise.
LPA : En quoi l’État d’urgence sanitaire modifie le droit du travail ?
P. R. : Parmi les mesures qui modifient notre paysage de droit du travail « traditionnel », la première concerne l’activité partielle. L’ancien dispositif de chômage partiel a été réexaminé à la faveur de la loi d’urgence et du décret du 25 mars 2020. L’objectif de cette mesure est de protéger l’emploi et de dissuader les entreprises d’avoir recours au licenciement pour motif économique. La question est aujourd’hui de savoir quelles sont les entreprises qui peuvent prétendre à ce dispositif d’une ampleur sans précédent. Celles visées par l’arrêté de fermeture du 15 mars 2020 sont évidemment éligibles. Néanmoins, le champ est encore à préciser pour celles qui souffrent de difficultés économiques plus indirectement liées au phénomène de Coronavirus. En effet, le ministère du Travail laisse entendre que seraient éligibles celles qui souffriraient de problématique d’approvisionnement, celles qui ne pourraient sécuriser leur personnel et celle qui souffriraient de difficultés économiques. Ce dernier panel est très large. Cela nourrit chez les clients de très fortes inquiétudes pour savoir quelle sera la population éligible. À l’écoute des dernières déclarations politiques, il semblerait que l’État, après de premières hésitations, tient un discours d’apaisement pour ne pas écarter, subjectivement, certaines entreprises ou secteurs d’activité. En revanche, les contrôles pourraient être durs pour vérifier que les salariés en activité partielle ne travaillent pas pendant les périodes de suspension du travail qui sont subventionnées.
LPA : Quelles entreprises en difficulté devraient pouvoir bénéficier du chômage partiel ?
P. R. : On peut considérer que celles qui étaient en activité opérationnelle et dont le travail s’est arrêté parce qu’il n’y avait plus de contrat, de chantier, ou de disponibilité des chaînes de production, devraient pouvoir en bénéficier. Restent cependant en suspens toutes les activités de siège et de fonction support. Par exemple, les Galeries Layette se sont vues refuser les bénéfices d’une activité partielle pour du personnel du siège. Il y aurait donc des restrictions. Il semble que toutes les situations dans lesquelles le télétravail pourrait continuer à s’exercer posent problème. Cela peut paraître logique, mais la réponse est plus complexe qu’il n’y paraît. Car encore faut-il, pour faire du télétravail, que vous ayez du travail à effectuer. Si vous êtes, par exemple, dans une équipe commerciale d’une activité dont les clients potentiels ont cessé leur activité, que les démarchages sont suspendus, cela n’est pas le cas. Les employeurs s’inquiètent et estiment que l’État, en disant que l’on doit télétravailler, même quand on a plus de travail, a une position trop radicale. L’activité partielle s’exerce par unité de travail et doit pouvoir s’adapter à l’activité réelle des entreprises. Certaines activités s’arrêtent, d’autres continuent : c’est la finesse du dispositif. Il faudrait laisser aux entreprises le soin d’expliquer quelle est leur réalité et faire une demande d’activité partielle dans des volumes qui sont raisonnables, sans dresser une liste de principe entre ceux qui sont éligibles a priori et les autres.
LPA : Quelles démarches doivent faire les entreprises pour bénéficier du chômage partiel ?
P. R. : Le dispositif a été allégé et l’administration n’a plus que 48 heures, contre 15 jours auparavant, pour donner son autorisation ou son refus à partir du moment où un dossier complet a été déposé. Passé ce délai, on considère que l’autorisation est donnée. Cela va très vite. Le dispositif va finalement pouvoir porter sur les salaires moyens et même sur les hauts salaires. L’allocation est remboursée à 70 % du salaire du collaborateur dans la limite de 4,5 fois le smic, c’est-à-dire quasiment 7 000 euros, alors que dans le dispositif antérieur à la crise il y avait une limite d’une fois le smic. La mesure concerne désormais un panel beaucoup plus large. La mobilisation de l’État doit à ce titre être saluée.
LPA : Vous dites que ce dispositif est aussi un outil de régulation…
P. R. : Cela s’est vu dans le débat houleux au sujet du BTP, un secteur qui a rapidement arrêté ses chantiers dans des proportions significatives, de l’ordre de 80 % des chantiers. Les entreprises du secteur doivent pouvoir compter sur l’activité partielle. Cependant, il y a eu une certaine tension puisque le ministère des Finances souhaitait que l’activité redémarre. L’activité partielle constitue donc un enjeu de régulation de premier plan pendant cette crise sanitaire.
LPA : Quelles sont les mesures concernant le rythme de travail ?
P. R. : L’ordonnance publiée ce jeudi 26 mars, après avoir été adoptée en conseil des ministres, permet aux entreprises qui ont besoin de travailler plus que d’autres pendant la crise de bénéficier d’une certaine souplesse en ce qui concerne à la durée maximale du travail hebdomadaire, le travail dominical et le travail de nuit. C’est en quelque sorte une mécanique d’inversion de l’activité partielle lorsque la sortie de crise le permettra. Ces mesures seront valables jusqu’au 31 décembre 2020. Là encore, on ne sait pas bien quelles sont les entreprises qui vont pouvoir prétendre à cette flexibilité. Le texte dit que les autorisations sont accordées par décret pour les entreprises relevant de secteurs d’activité particulièrement nécessaires « à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale qui sont nécessaires à la situation économique et sociale ». Le premier groupe, celui des entreprises dont l’activité est nécessaire à la sécurité de la nation comme l’agroalimentaire ou l’industrie pharmaceutique, est assez clairement déterminable. Ces entreprises font l’objet de toutes les attentions de l’État et les dérogations leur auraient de toute façon été accordées. En revanche, on ne sait pas bien quelles seront les entreprises considérées comme nécessaires à la situation économique et sociale. Ce terme est très flou. Son interprétation par l’État est donc cruciale, et les décrets sont attendus avec une certaine appréhension.
LPA : À quel titre pourraient-elles en bénéficier ?
P. R. : Les mesures de cette ordonnance allant jusqu’à la fin de l’année 2020, des entreprises devraient pouvoir y prétendre pour relancer leurs activités à l’issue de la crise. Elles doivent pouvoir tenter de rattraper du temps perdu. Le débat pourrait être un peu tendu mais il est crucial. L’État va-t-il assouplir des dispositions du droit du travail de manière temporaire afin d’encourager la reprise économique ? S’il s’agit de ne travailler que 35 heures à partir du mois de mai, la pente pourrait être terriblement longue à remonter… La santé et la sécurité des salariés doivent demeurer une préoccupation mais sans que les entreprises soient privées d’oxygène à un moment qui s’avérera vital pour leur pérennité.
LPA : Qu’en est-il des jours de repos ?
P. R. : Les jours de congés payés et de repos sont un sujet très sensible. Dans une première version de la loi d’urgence, il était possible pour l’employeur d’imposer des congés payés pendant la période de confinement sans accord des syndicats. Le gouvernement a finalement limité par amendement cette possibilité à six jours – soit une semaine de congé payés –, en la conditionnant à un accord collectif. Les entreprises considèrent qu’avoir besoin d’un accord collectif pour imposer des congés payés sur un temps si bref annihile largement l’intérêt de cette mesure. Le temps de la négociation n’est pas celui de l’action en période de crise sanitaire. Ce recul du gouvernement sur le sujet est fâcheux d’après les entreprises. Elles ont, en revanche, la possibilité d’imposer sans accord collectif les JRTT pour les cadres et les non-cadres dans la limite de 10 jours. Le JRTT traditionnellement posé le lundi de Pentecôte va ainsi pouvoir être avancé sur le confinement, de même que des jours qui se focalisaient autour des ponts du mois de mai ou du 15 août. Dernière mesure également : le versement de la prime de participation et d’intéressement, intervenant normalement au plus tard le 30 juin, va pouvoir être retardé jusqu’au 31 décembre 2020. Cette disposition permet ainsi de ménager la trésorerie des entreprises.
LPA : Ces dispositifs peuvent-ils perdurer ?
P. R. : Je ne le crois pas. Ces dispositifs sont faits pour la crise et ne doivent pas lui survivre. L’activité partielle est de l’emploi subventionné et cela ne fait pas sens, économiquement, de la pérenniser. Cela pourrait d’ailleurs heurter le droit européen car il s’agit d’aides d’État. Nous devrions, en revanche, profiter de cette expérience pour mettre en place des dispositifs juridiques susceptibles de pouvoir se déclencher à nouveau dans l’hypothèse d’une crise analogue. Nous pourrions construire, pour la première fois de notre histoire juridique, un droit du travail adapté à la crise. Nous remarquons in fine que nous n’avions pas tiré d’enseignements des crises précédentes. Après le H1N1, en 2009, les entreprises étaient tenues de mettre en place un plan de continuité et l’administration du travail devait ensuite les aider à les expérimenter. Dans les faits, l’économie est repartie sans qu’il ne se passe rien de notable. Ce fut un rendez-vous manqué ! Quand la vie économique va repartir, tout le monde aura envie d’oublier. Il faudra au contraire mener des réflexions et des enseignements de cette période, sinon l’histoire se reproduira après le Covid-2019.