L’applicabilité aux militaires français de la directive européenne relative au temps de travail : une guerre de positions juridiques
Les institutions de l’Union européenne ne semblent pas se diriger vers un assouplissement de l’applicabilité de la directive n° 2003/88/CE relative au temps de travail des États membres, dont les dispositions ne sont toujours pas transposées en France à l’égard des militaires, au grand dam de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un récent arrêt B. K. du 15 juillet 2021, cette dernière confirme sa position et fait perdurer le bras de fer juridique et idéologique qui existe depuis 20 ans entre l’Union et la France. Par ailleurs, si le gouvernement français a dégainé à Luxembourg l’argument du principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la défense nationale pour se défaire de ses obligations normatives, il n’en reste pas moins qu’en pratique, ce principe a très peu de chances de voir le jour dans l’un des prétoires constitutionnels français.
Il est parfois difficile de suivre le raisonnement des institutions européennes d’un point de vue idéologique. Disons, selon le mot de Proudhon, que si l’Europe est sortie de siècles de guerres et que la protection de son territoire exige aujourd’hui le recours à des armées nationales qui soient de taille à faire face à d’importants conflits, elle apparaît aujourd’hui comme « la fleur de lis qui renie l’oignon d’où elle est sortie »1. Très concrètement, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) tarabuste de plus en plus l’administration militaire au sujet d’une directive européenne qui, si elle était transposée dans son intégralité, altérerait sérieusement l’efficacité de l’armée française2. Il s’agit de la directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, que les officiers d’état-major, friands d’acronymes dans leur jargon, nomment DTT (pour « directive sur le temps de travail »), et qui applique un certain nombre de droits aux travailleurs des États membres de l’Union, dont les militaires – et c’est là toute l’affaire.
L’État français n’a jamais transposé les principes de cette directive pour les appliquer aux militaires, par pur souci de réalisme : la France possède en effet la seule armée du continent capable d’importantes et autonomes projections à l’extérieur du territoire ; elle est aussi le seul des États membres à détenir l’arme nucléaire, ce qui lui confère une puissance mais également une responsabilité d’une toute autre nature. L’État français, qui souhaite donc assumer le rôle du « grand frère » de l’Europe, ne peut appliquer à ses militaires une limitation du temps de travail et leur imposer des congés calqués sur le modèle civil, au risque d’une perte d’efficacité considérable et de devoir recruter plus de personnel. L’institution militaire conserve avec raison sa propre organisation et reste, comme l’écrivent généralement les publicistes, une petite tyrannie en vase clos à l’intérieur de l’État démocratique. La réticence à la transposition de la directive en question se fit tant sentir que le président de la République Emmanuel Macron, dans un discours prononcé le 18 octobre 2017, a déclaré : « Sur ce sujet du temps de travail, je dirai aussi très clairement que ma détermination est complète pour qu’aussi bien la gendarmerie que les militaires de manière plus générale ne soient pas concernés par la directive bien connue. Les choses sont claires, notifiées à qui de droit et seront portées jusqu’à leur terme ». Certaines dispositions de la directive ont été transposées depuis, excluant habilement de leur champ d’application les militaires.
La Commission européenne, de son côté, n’en est pas restée là ; elle a précisé, dans le cadre d’une procédure EU Pilot lancée à l’encontre de l’État français le 26 juillet 2018, que les projets français de transposition de la directive n° 2003/88/CE n’étaient pas à la hauteur des attentes de l’Union européenne. Cette procédure, qui intervient en amont d’une procédure d’infraction, constitue la dernière étape avant l’enclenchement des poursuites devant le prétoire européen ; la Commission peut en effet utiliser la voie du recours en manquement au droit de l’Union, à l’instar de ce qu’a connu l’État espagnol en 2009 concernant sa Guardia civil une dizaine d’années plus tôt. Dans ce contexte, la France et l’Espagne ne font toutefois pas figure d’exception. D’après un rapport daté du 26 avril 2017 de la Commission au Parlement européen, au Conseil de l’Union européenne, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur la mise en œuvre par les États membres de la directive n° 2003/88/CE, certains gouvernements maintiennent toujours l’existence juridique de statuts professionnels spécifiques échappant à l’applicabilité de la DTT. Seraient concernés entre autres les médecins du secteur public, les forces armées et les administrateurs pénitentiaires en Grèce, en Slovénie, en Belgique, en Irlande, en Italie et à Chypre. Ce bras de fer concerne donc plusieurs États, et illustre tout à fait l’opposition idéologique au sujet de la sécurité et de l’armée entre l’Union et les États.
L’Union européenne a maintenu le statu quo jusqu’à un récent arrêt de la CJUE du 15 juillet dernier3, qui vient rappeler aux États membres que la directive nécessite toujours d’être transposée et que, sans détour, l’ensemble de ses principes s’appliquent aux militaires de tous les États membres. C’est l’occasion de revenir sur les enjeux de ce sensible point d’achoppement qui dure depuis presque 20 ans, et d’imaginer comment l’État français pourrait se sortir de cette impasse. Examinons pour ce faire le point de vue des institutions européennes au sujet de l’applicabilité de la directive n° 2003/88/CE aux militaires, et notamment le dernier arrêt de la CJUE à cet égard (I), avant d’émettre l’hypothèse d’une sortie de crise par la voie de la reconnaissance jurisprudentielle en France d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle, dont la concrétisation reste toutefois très peu probable (II).
I – La ferme position des institutions européennes au sujet de l’applicabilité de la directive n° 2003/88/CE aux militaires
La CJUE et la Commission parlent d’une seule voix : la directive n° 2003/88/CE doit impérativement être transposée dans son intégralité et concerner tous les militaires quels qu’ils soient (A). La Cour du Luxembourg l’a rappelé dans l’arrêt B. K. du 15 juillet 2021, en précisant les contours de l’applicabilité de la directive (B).
A – Une interprétation convergente de la directive n° 2003/88/CE par la CJUE et la Commission européenne
L’article premier de la directive n° 2003/88/CE étend le champ d’application des dispositions relatives au temps de travail à tous les secteurs d’activité au sens d’une directive antérieure, la directive n° 89/391/CEE. Cette dernière dispose toutefois qu’elle « n’est pas applicable lorsque des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques dans la fonction publique, par exemple dans les forces armées ou la police, ou à certaines activités spécifiques dans les services de protection civile s’y opposent de manière contraignante. » Malgré cet énoncé explicite, la CJUE a interprété la dérogation de manière particulièrement stricte et fonctionnelle. En effet, selon la Cour, la dérogation ne s’applique pas organiquement à toutes les forces armées, mais seulement dans l’hypothèse où elles accompliraient certaines missions périlleuses, ponctuelles et exceptionnelles4. Elle légitime ainsi la dérogation au principe uniquement par « le bon fonctionnement des services indispensables à la protection de la sécurité, de la santé ainsi que de l’ordre public en cas de circonstances d’une gravité et d’une ampleur exceptionnelles – par exemple une catastrophe – qui se caractérisent notamment par le fait qu’elles sont susceptibles d’exposer les travailleurs à des risques non négligeables quant à leur sécurité et/ou à leur santé et qu’elles ne se prêtent pas, par nature, à une planification du temps de travail des équipes d’intervention et de secours ». Suite à cette interprétation, la Cour a eu l’occasion de rappeler également que les militaires étaient des « travailleurs » au sens de la directive n° 2003/88/CE, indépendamment du fait que, dans leurs États membres respectifs, ceux-ci soient engagés par contrat ou aient obtenu un statut de fonctionnaires5. La France ne fait donc pas figure d’exception, malgré le statut sui generis des fonctionnaires de l’administration militaire6. Du seconde classe au général, chacun dispose d’un droit à mettre en balance sa fatigue personnelle avec l’intérêt du corps institutionnel militaire ; une logique tout à fait impropre à la Grande Muette, mais chère à la modernité libérale.
À la lumière de l’interprétation de la CJUE, la DTT doit donc être applicable à tous les militaires français, hormis quelques cas, toujours temporaires, très spécifiques et singulièrement rares. Aux juges nationaux d’en soulever les violations, aux institutions européennes de sanctionner. À cet égard, les spécialistes ont tous en tête une célèbre affaire concernant la Guardia civil espagnole évoquée plus tôt. En 2009, la Commission européenne avait introduit contre l’État espagnol un recours en manquement au droit européen7, confirmant un arrêt rendu trois ans plus tôt et considérant que le personnel de l’administration militaire espagnole sur le territoire devait être soumis aux mêmes impératifs en matière de temps de travail et de congés8. La Cour dut marteler dans ce dernier arrêt que seules des dérogations fonctionnelles pouvaient avoir lieu, qui ne dépendaient jamais de la nature organique de l’organe militaire, mais seulement de « la nature spécifique de certaines tâches spéciales effectuées par les travailleurs dans lesdits secteurs ».
De son côté, la Commission européenne a nettement confirmé la ligne directrice de la Cour du Luxembourg. En effet, dans une communication interprétative du 24 mai 20179, elle confirme l’applicabilité de la DTT à tous les travailleurs, sans considération institutionnelle. La Commission, énonce-t-elle, « considère que l’élément déterminant en la matière devrait être la nature des activités des travailleurs lors de la prestation d’activités de la fonction publique destinées à assurer l’ordre et la sécurité publics plutôt que la simple existence d’un employeur du secteur public ou d’une intervention des pouvoirs publics dans le financement ou l’organisation du service concerné ». Par ailleurs, la Commission confirme la jurisprudence de la CJUE, qui n’accorde de dérogation que pour « ce qui est strictement nécessaire à la sauvegarde des intérêts qu’elle permet aux États membres de protéger »10. La directive s’applique donc tout à fait au service médical d’urgence en Allemagne11, à la police municipale italienne12, aux sapeurs-pompiers belges13, ou aux assistants familiaux qui accueillent des enfants à temps plein en Roumanie14. La philosophie européenne marque ainsi la tendance à l’uniformité des principes juridiques et à l’éclatement des spécificités nationales. La Cour l’a agréablement certifié dans l’arrêt du 15 juillet 2021.
B – Une position réactualisée par l’arrêt B. K. de la CJUE du 15 juillet 2021
Alors que l’État français a transposé certaines dispositions de la DTT en évitant toute mention relative à ses militaires, la CJUE a rendu l’été dernier un arrêt qui mettait en cause l’inapplication de la directive à un militaire slovène ; cette fois, la Cour n’a guère été obséquieuse. En formation de grande chambre – la plus haute – au sujet précisément du temps de travail d’un sous-officier de garde assigné à être présent et joignable à la caserne tout un week-end, la Cour a réaffirmé sa position dans un arrêt du 15 juillet 202115 qui n’est pas passé inaperçu dans les états-majors européens. En effet, si l’affaire concernait initialement la Slovénie, les gouvernements espagnol et français, singulièrement préoccupés par cette directive dont ils abhorrent l’interprétation extensive, ont soutenu au cours de la procédure l’État slovène en avançant quelques arguments juridiques contre la transposition des principes de la DTT aux militaires. Parmi ces arguments, figurait notamment l’article 4, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne (TUE) qui défend la compétence des États relativement aux « fonctions essentielles » qui leur sont propres16. Les juges européens ont donc pris le soin de rendre un arrêt plus général, afin de maintenir la stricte ligne directrice qui demeurait la leur depuis deux décennies.
La Cour a suivi de près les conclusions de l’avocat général17, lequel a d’abord rappelé que si l’article 4, paragraphe 2, du TUE prescrit une certaine autonomie de régulation autonome des fonctions essentielles des États, « cela ne signifie pas (…) que les mesures prises par les États membres pour l’organisation de leurs forces armées échappent complètement au droit de l’Union »18 ; avis soutenu également par l’État allemand qui, bon élève, a transposé intégralement la directive, au prix d’un coûteux réajustement de ses effectifs. L’argument est repris au point 72 de l’arrêt. La CJUE indique pourtant, dans l’arrêt, que les règles européennes « ne sauraient être interprétées d’une manière telle qu’elles empêcheraient les forces armées d’accomplir leurs missions et qu’elles porteraient atteinte, par voie de conséquence, aux fonctions essentielles de l’État que sont la préservation de son intégrité territoriale et la sauvegarde de la sécurité nationale ». Partant, témoignant modestement de son empathie à l’égard des armées nationales, la haute juridiction de l’Union marche en équilibre sur un compromis en ligne de crête, en opposant un premier versant d’activités pouvant faire l’objet d’une dérogation, et un second qui doit absolument appliquer les principes européens du temps de travail qui comprend notamment les secteurs de la santé, de l’administration, du maintien de l’ordre et de la poursuite d’infractions. Mais à considérer que la lutte contre le terrorisme menée par les militaires à l’extérieur du territoire est une activité de poursuite d’infractions pénales internationales, il semble ardu de comprendre où se situeraient des activités spécifiquement « militaires ».
La Cour tente un éclairage au point 88 de son arrêt, en résumant quatre catégories de dérogations possibles pour les forces armées, et en arguant ainsi du respect tant souhaité par les États membres des dispositions de l’article 4, paragraphe 2, du TUE. D’abord, les formations initiales ne sont pas concernées, y compris celles préparant une opération extérieure. On peut se demander dans quelle mesure cette dérogation est efficace, sachant que l’armée française se prépare continuellement pour ces opérations. Ensuite, les rotations permettant des temps de pause sont exclues si et seulement si l’activité en question est « à ce point particulière ». Encore une fois, le doute s’installe : une garde de points vitaux ou de casernes présents sur le territoire n’est-elle pas toujours « à ce point » particulière ? Troisièmement, des dérogations peuvent survenir « dans le cadre d’événements exceptionnels, dont la gravité et l’ampleur nécessitent l’adoption de mesures indispensables à la protection de la vie, de la santé ainsi que de la sécurité de la collectivité ». Or l’armée qui intervient à l’extérieur constitue en elle-même une réponse à des événements toujours graves ; l’armée qui intervient à l’intérieur, quant à elle, est toujours une exception, et ce, à la libre discrétion et appréciation de la menace qu’en font les institutions nationales. Enfin, plus généralement, il est possible, selon la Cour, de déroger à la DTT dans le cas où l’application de ses dispositions nuirait au « bon accomplissement des opérations militaires ». Le sens à donner à cet énoncé paraît là encore ambigu ; il est clair qu’aux yeux de l’administration militaire française, l’intégralité du quotidien des militaires correspond à une nécessité impérieuse de « bon accomplissement » des missions.
Manifestement, l’État français et la Cour de l’Union sont en désaccord profond d’un point de vue idéologique. La France a d’ailleurs avancé devant le prétoire du Luxembourg l’argument selon lequel, en droit français, l’article L. 4121-5 du Code de la défense énonce : « Les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu ». Le gouvernement établit alors que les questions du temps de travail relevaient de l’article D. 4122-2 du même code, qui dispose qu’il revient au chef militaire de veiller aux préoccupations personnelles de ses hommes ainsi qu’à leurs intérêts et à leurs conditions matérielles de vie. C’est ce qui fait que, d’un point de vue théorique, un militaire se distingue par nature d’un civil : le militaire entre, pour le bien de l’ensemble de l’État, dans un corps semi-tyrannique où sa vie, et son permis d’ôter la vie à son tour, sont entre les mains de son chef. La nature du métier est si terriblement différente des autres que son corps institutionnel a nécessairement besoin, en mission comme en entraînement, de toujours conserver son propre mode de fonctionnement. Pour le gouvernement français, le sens du sacrifice veut donc que « la continuité et l’efficacité des forces armées [impose] un mode d’organisation incompatible avec un système (…) fondé sur une comptabilisation individuelle du temps de travail ainsi que des repos journalier et hebdomadaire obligatoires »19. À l’inverse, pour les institutions européennes, tel que le relève la Cour dans l’arrêt, « le seul fait qu’une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit de l’Union (…). Il doit en aller de même des mesures nationales adoptées aux fins de la protection de l’intégrité territoriale d’un État membre ».
Il n’y a donc pas de sens du sacrifice qui vaille pour la Cour, ni même pour la Commission. Entre celles-ci et l’État français, bien plus qu’une tension, c’est une fracture de principe qui s’est formée. L’avocat général a laissé apparaître, au point 68 de ses conclusions20, le fond de cette séparation idéologique : « Selon moi, il est indéniable que les forces armées sont soumises à une exigence de continuité, particulièrement impérieuse. Cela étant, la continuité et le degré de disponibilité des travailleurs qu’elle implique ne sont pas propres à ces forces. En effet, tout service public doit fonctionner de manière continue et régulière ». Il faut comprendre que l’armée, tout comme la guerre, sont devenues des notions absolument vides. L’armée n’a rien de plus spécifique qu’un autre service public ; elle est une police aux yeux des institutions européennes, au mieux, une gendarmerie. Son organe ne trahit aucune différence de nature avec un autre ; seules quelques-unes de ses fonctions peuvent faire l’objet d’une dérogation. S’il n’est plus de guerre ni d’armée, il n’y a plus que du « normal » et de « l’exceptionnel ». Mais on a bien vu, durant l’état d’urgence instauré en 2015, l’aporie de cette dualité, qui tendait in fine à confondre le normal et l’exceptionnel. L’armée, devenue police, pourra alors très bien, a contrario, être utilisée en tout temps et en tout lieu pour tout scénario jugé « exceptionnel », là où la nature de son organe et de ses missions le lui interdisait jusqu’alors. Sans militaire, sans civil, sans guerre et sans paix, ne reste qu’une « sécurité » mondiale permanente, mot-valise déjà en vogue dans les facultés françaises, qui touche aussi bien la sécurité physique que la sécurité juridique. Le « tout sécurité » n’en reste pas moins dangereux, si on considère encore philosophiquement que la guerre n’est pas qu’une agression ou qu’une légitime défense, et que chaque État ne peut, par essence, renoncer à sa propre certitude de la guerre. Quoi qu’il en soit, la guerre de positions entre la France et l’Union européenne est actée ; elle doit désormais se résoudre, et ce sont les prétoires nationaux qui seront directement concernés. Esquissons une issue juridique possible pour que l’État français puisse espérer gagner ce bras de fer : l’affirmation d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle – bien qu’il soit en pratique bien peu probable qu’un juge français emploie cette arme juridictionnelle.
II – Une issue juridique possible mais difficile : la consécration d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France
Une solution à cette bataille juridique a germé depuis quelques années dans quelque bureau de l’état-major des armées, celle de pouvoir consacrer juridiquement un principe d’identité constitutionnelle relatif à la défense nationale, permettant de faire barrage à l’applicabilité des principes de la DTT aux militaires français. Si la création jurisprudentielle d’un tel principe n’est pas à exclure, elle reste en principe difficile : nulle part en Europe un principe d’identité de la défense nationale n’a été trouvé en droit (A), et il reste très peu probable que les juges constitutionnels français, au regard de la jurisprudence, n’en dévoilent un à l’encontre de la DTT (B).
A – Un principe d’identité constitutionnelle de la défense nationale inconnu en Europe
La limite de l’applicabilité du droit européen dans l’ordre juridique national des États membres a été affirmée avec force lors des années 1970 par plusieurs cours nationales ; on citera le célèbre arrêt de la Cour constitutionnelle italienne Frontini et Pozzani du 27 décembre 1973, manifestant l’idée qu’aucune disposition européenne ne pût comporter « un pouvoir inadmissible de violer les principes fondamentaux de notre ordre juridique constitutionnel ou les droits inaliénables de la personne humaine ». De son côté, si le Conseil constitutionnel français reconnaît une exigence constitutionnelle de transposition des directives de l’Union depuis une décision n° 2004-496 DC, en interprétation de l’article 88-1 de la Constitution21, il a cependant dégagé l’existence de « règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle » capables de faire obstacle à ces transpositions dans une seconde décision ultérieure et complémentaire n° 2006-540 DC, sans avoir toutefois délimité le champ d’application de ces principes ni décrit précisément leur nature. Ce raisonnement a été suivi par le Conseil d’État22. Pour l’État français, un tel principe serait la voie juridique bénite à emprunter pour exclure les militaires du champ d’application de la directive. Dans les autres États membres de l’Union, les cours constitutionnelles n’ont par ailleurs pas manqué d’utiliser cette voie de recours contre des interprétations du droit européen parfois trop extensives et gênantes. En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a forgé et conceptualisé ce principe d’identité constitutionnelle depuis 200923, affirmant que tout acte supranational contraire à un principe d’identité constitutionnelle allemande serait écarté de l’ordre juridique allemand. D’autres cours constitutionnelles tiennent un discours similaire concernant des principes touchant à leur identité constitutionnelle ; ce fut le cas par exemple de la Cour constitutionnelle tchèque24, de la Cour constitutionnelle belge25 ou encore de la Cour suprême du Royaume-Uni avant le Brexit26.
Il faut toutefois relever qu’aucun de ces arrêts n’a encore directement concerné la défense nationale. Même si la notion d’identité constitutionnelle a été consacrée pour d’autres matières que les droits fondamentaux27, les juges nationaux s’en tiennent modérément à des principes touchant la structure organisationnelle de l’État. Pour sa part, la CJUE a relevé que certains domaines pouvaient être considérés comme inhérents aux « fonctions essentielles » des États, eu égard à l’article 4, paragraphe 2, du TUE, comme la politique environnementale28 ou la sécurité aérienne29. Cependant, la défense participe d’une fonction exceptionnelle aux yeux des institutions européennes, et les juges nationaux n’ont guère, du moins pas encore, osé affirmer un principe d’identité nationale de défense, davantage à l’heure où les discussions diplomatiques tentent de s’arranger sur l’établissement d’une défense européenne. De son côté, la jurisprudence française ne converge pas tout à fait non plus vers une reconnaissance de ce principe.
B – La faible probabilité d’une reconnaissance du principe d’identité constitutionnelle de la défense nationale par les juges constitutionnels français
Si l’identité constitutionnelle de la défense nationale n’est pas à l’ordre du jour des prétoires, un principe avait été pourtant avancé par l’État français lors de la procédure devant la CJUE dans l’affaire B. K. du 15 juillet 2021, principe reconnu en amont par le Conseil constitutionnel : la « libre disposition de la force armée »30. L’avocat général n’a d’ailleurs pas manqué de soulever cet argument dans ses conclusions et de l’écarter sans ménagement. Selon lui, ce principe « ne remet en cause ni le fait qu’un militaire peut, dans ce cadre, être déployé “en tout temps et en tout lieu“ si les autorités compétentes l’estiment nécessaire, ni le fait que la disponibilité et l’engagement des militaires doivent être complets lors de pareilles opérations »31. De toute évidence, qu’on s’associe ou non à ce raisonnement, les juges français sont loin de reconnaître ce principe comme participant à l’identité constitutionnelle de l’État français.
D’abord, partons du constat qu’aucun principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France n’a été dégagé à ce jour par le Conseil constitutionnel. Cette question de principes substantiels indérogeables et propre à l’identité d’un État reste éminemment politique, ce qui freine le Conseil constitutionnel dans l’appréciation d’une telle décision. Le Conseil n’est pas incompétent devant ces questions, mais il modère conséquemment son pouvoir d’agir devant des enjeux de haute importance, en précisant généralement qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle d’un autre pouvoir public. La doctrine du Conseil constitutionnel elle-même a expliqué récemment que l’identité constitutionnelle ne serait établie qu’en cas de « discordance substantielle mettant en péril la protection des exigences constitutionnelles »32. Par exemple, dans une décision n° 2018-768 DC du 26 juillet 2018, le Conseil a, de ce fait, rejeté de cette catégorie de principes la liberté d’expression, l’égalité devant la loi et la liberté d’entreprendre.
Tout comme le Conseil d’État en sa qualité de juge constitutionnel dans sa décision Arcelor du 8 février 2007, le Conseil constitutionnel entend protéger, par le biais des principes inhérents à l’identité constitutionnelle, essentiellement des droits fondamentaux. Le commentaire officiel précité de la décision n° 2018-768 DC souligne en effet qu’il doit s’agir de principes fondamentaux peu ou non protégés par l’ordre juridique de l’Union européenne, sans qu’il ne soit évoqué de principes touchant aux domaines régaliens. On peut alors craindre que la libre disposition de la force armée, ou tout autre principe similaire applicable à l’institution de la défense nationale, ne puisse faire l’objet d’une qualification de principe touchant à l’identité constitutionnelle ; le problème se tourne malgré lui vers des institutions politiques plus compétentes que le juge. Par ailleurs, si le Conseil constitutionnel a bel et bien consacré une « nécessaire libre disposition de la force armée » découlant des articles 5, 15, 20 et 21 de la Constitution33, il ne l’a fait qu’en reconnaissant dans le même temps, au considérant précédent, que les militaires « bénéficient des droits et libertés constitutionnellement garantis dans les limites inhérentes aux obligations particulières attachées à l’état militaire ». L’étendue de ces limites n’est pas fixée, et le Conseil serait tout à fait capable de considérer l’inapplicabilité aux militaires de l’ensemble des dispositions de la DTT comme disproportionnée. Il convient donc de contextualiser la décision du Conseil constitutionnel à l’égard du principe de libre disposition de la force armée : il s’agit d’un seul « principe à valeur constitutionnelle » qui n’a pas été consacré en vue de conférer un statut spécial et indérogeable du militaire. La décision n° 2014-450 QPC n’exclut donc en rien, du moins en l’état actuel du droit, la possibilité d’appliquer aux militaires le statut et les droits européens découlant du statut de « travailleur ».
Soulignons enfin que, d’après le Conseil constitutionnel, c’est « la transposition » de manière générale qui « ne saurait aller à l’encontre d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle »34, c’est-à-dire l’acte de transposer dans son ensemble, et non pas les dispositions précises de l’acte à transposer. Il n’appartient ni au Conseil constitutionnel, ni aux juges des ordres juridiques internes de contrôler le contenu d’une directive35. Au mieux, le Conseil peut s’en tenir à l’examen d’une correcte transposition, qui respecte soit le sens et la portée de la directive36, soit la procédure37, soit encore l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi38. En poussant le raisonnement, ce contrôle pourrait donc même mener à l’effet inverse, à savoir à une sanction prononcée contre l’État par le Conseil en raison d’une mauvaise transposition formelle de la directive n° 2003/88/CE ! Pour sa part, le juge administratif, en sa qualité de juge constitutionnel, peut engager la responsabilité de l’État dans le cas où ce dernier manquerait à son devoir constitutionnel de transposition. En outre, selon le mot de la haute juridiction du Palais Royal, « tout justiciable peut se prévaloir des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires »39. À cet égard, en parfaite application de cette jurisprudence, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, dans une ordonnance du 6 avril 201640, a déjà condamné l’État à rembourser un salarié du fait de la non-transposition de la directive n° 2003/88/CE. Si aucun arrêt n’a à ce jour été rendu pour une affaire militaire, il est tout à fait probable que cela se produise dans les années à venir, surtout depuis l’arrêt de la CJUE du 15 juillet 2021, davantage depuis que les affaires militaires sont de plus en plus juridictionnalisées41.
III – Conclusion
Au regard de ces éléments, il est improbable que le juge constitutionnel dégage un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France relatif à la défense nationale. Jean-Marc Sauvé avait précisé, lors du Congrès du 25e anniversaire de l’Académie du droit européen, que « s’il n’est pas exclu qu’elle puisse un jour l’être, la clause de l’identité constitutionnelle doit cependant être précisément définie et délimitée afin de ne pas être maniée de manière unilatérale ou imprévisible ». Il ne revient pas aux juges de manier ce type de concepts, qui s’avèrent pourtant, à l’heure actuelle, particulièrement nécessaires pour sauvegarder les intérêts nationaux. Le vice-président du Conseil d’État s’était dit, en conclusion, prêt à défendre les « légitimes identités constitutionnelles nationales » tout en surmontant les points de désaccord afin de faire « coexister durablement et pacifiquement » les ordres juridiques national et européen.
Un avis n° 110 de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé par deux sénateurs non issus de la majorité (Joël Guerriau et Gilbert Roger) le 23 novembre 2017, alertait déjà de la difficulté d’associer le statut des militaires à celui des travailleurs au sens du droit européen, « sur le plan des principes ». Quatre ans après, une issue doit être rapidement trouvée. Une autre voie envisageable, outre la voie juridictionnelle, serait de passer par une révision de la Constitution, si les autorités gouvernementales l’estiment nécessaire. Pour l’heure, toutefois, aucune volonté politique n’est suffisamment forte pour entamer une procédure si lourde et ambitieuse. L’avenir des conflits amènera de toute façon, par voie de réalisme et de pur fait, l’une ou l’autre des solutions à ce bras de fer à la fois juridique et idéologique. Après tout, ne blâmons pas les institutions de l’Union européenne de garder leur rôle de protecteur du bon droit ; rappelons qu’il « n’est pas de finalité rationnelle, pas de norme, si juste soit-elle, pas de programme, si exemplaire soit-il, pas de légitimité ni de légalité qui puisse justifier que des êtres humains se tuent les uns les autres en leur nom. (…) Il s’agit, au contraire, de valeurs purement existentielles »42.
Notes de bas de pages
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1.
J. Proudhon, La guerre et la paix, t. 1, 1861, Paris, E. Dentu, Hetzel, p. 296.
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2.
Sont visées ici les forces de troisième catégorie seulement – l’armée de terre, la marine nationale et l’armée de l’air et de l’espace – et non la gendarmerie nationale.
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3.
CJUE, 15 juill. 2021, n° C-742/19, B. K. c/ Republika Slovenija.
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4.
CJCE, 14 juill. 2005, n° C-52/04, Personalrat der Feuerwehr Hamburg c/ Leiter der Feuerwehr Hamburg.
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5.
CJUE, 3 mai 2012, n° C-337/10, Georg Neidel c/ Stadt Frankfurt am Main.
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6.
CJUE, 26 mars 2015, n° C-316/13, Gérard Fenoll c/ Centre d’aide par le travail « La Jouvene ».
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7.
CJUE, 7 mai 2009, n° C-158/09, Commission des Communautés européennes c/ Royaume d’Espagne.
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8.
CJCE, 12 janv. 2006, n° C-132/04, Commission des Communautés européennes c/ Royaume d’Espagne.
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9.
CJUE, 10 juill. 2003, n° C-165/01.
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10.
CJCE, 14 juill. 2005, n° C-52/04.
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11.
CJCE, 5 oct. 2004, nos C-397/01 à C-403/01, Pfeiffer et a.
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12.
CJUE, 21 oct. 2010, n° C-227/09, Antonino Accardo et a. c/ Comune di Torino.
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13.
CJCE, 14 juill. 2005, n° C-52/04.
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14.
CJUE, 20 nov. 2018, n° C-147/17, Sindicatul Familia Constanta et a. c/ Directia Generala de Asistenta Sociala si Protectia Copilului Constanta.
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15.
CJUE, 15 juill. 2021, n° C-742/19, B. K. c/ Republika Slovenija.
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16.
L’article dispose : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».
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17.
Conclusions de l’avocat général de la Cour, 28 janv. 2021, https://lext.so/fOFZvc.
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18.
Conclusions de l’avocat général de la Cour, 28 janv. 2021, https://lext.so/fOFZvc, pt 47.
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19.
Conclusions de l’avocat général de la Cour, 28 janv. 2021, https://lext.so/fOFZvc, pt 32.
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20.
Conclusions de l’avocat général de la Cour, 28 janv. 2021, https://lext.so/fOFZvc.
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21.
L’article 88-1 de la Constitution est ainsi rédigé : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007. »
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22.
CE, ass., 8 févr. 2007, n° 287110, Arcelor ; CE, sect., 10 avr. 2008, n° 296845, Conseil national des barreaux.
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23.
BVerfG, 30 juin 2009, Urteil des Zweiten Senats : v., en ce sens, A. Rainer, « L’identité constitutionnelle allemande – un nouveau concept jurisprudentiel », Constitutions 2017, p. 515.
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24.
C. const. tchèque, 31 janv. 2012, n° Pl. ÚS 5/12 ; C. const., 8 mars 2006, n° Pl. ÚS 50/04.
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25.
C. const. belge, 28 avr. 2016, n° 62/2016.
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26.
Cour suprême du Royaume-Uni, HS2 c/ Secrétaire d’État au transport [2014] UKSC 3.
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27.
Comme le maintien d’un pouvoir de décision substantiel du Parlement au Royaume-Uni ou la conception de la souveraineté des États baltes en Lettonie.
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28.
CJCE, 18 mars 1997, n° C-343/95, Diego Calì et Figli Srl c/ Servizi ecologici porto di Genova SpA.
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29.
CJCE, 19 janv. 1994, n° C-364/92, SAT Fluggesellschaft mbH et Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne (Eurocontrol).
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30.
Cons. const., 27 févr. 2015, n° 2014-450 QPC.
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31.
Conclusions de l’avocat général de la Cour, 28 janv. 2021, https://lext.so/fOFZvc, pt 96.
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32.
Cons. const., 26 juill. 2018, n° 2018-768 DC.
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33.
Cons. const., 27 févr. 2015, n° 2014-450 QPC.
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34.
Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC.
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35.
Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54 DC ; CJCE, 22 oct. 1987, n° 314/85, Foto-Frost c/ Hauptzollamt Lübeck-Ost.
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36.
Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC.
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37.
Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC.
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38.
Cons. const., 26 juill. 2018, n° 2018-768 DC.
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39.
CE, ass., 30 oct. 2009, Mme Perreux.
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40.
TA Clermont-Ferrand, 1re ch., 6 avr. 2016, n° 1500608.
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41.
Par ex., la décision n° 2011-218 QPC du 3 février 2012 du Conseil constitutionnel, selon laquelle une perte de grade ne peut être appliquée que si un juge l’a expressément prononcée.
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42.
C. Schmitt, La notion de politique, 1990, Flammarion, Champs, p. 90.
Référence : AJU001s7