Le statut du salarié au sein des sociétés cotées : chronique d’une mutation juridique

Publié le 03/10/2018

Alors que le gouvernement entend renforcer les dispositifs d’actionnariat salarié, ainsi que les dispositifs d’intéressement et de participation au sein des entreprises françaises, force est de constater que le rôle du salarié ne se borne plus depuis longtemps, à celui de simple « capital humain ». Dans les grandes entreprises de type sociétés cotées, ce capital humain s’insère de plus en plus au sein de deux autres dimensions : celle du « capital financier » et celle du « management ». Progressivement, voire cumulativement, le salarié d’une société présente dans le giron des marchés financiers prend parfois des airs de dirigeant voire revêt véritablement des fonctions de direction, ou se voit aspiré dans une dynamique de consommation financière, ou bien encore devient tout simplement un investisseur. Ces visages multiples du salariat ne sont pas sans traduire la porosité qui existe entre les différents corps intégrés que l’on retrouve dans la société cotée (actionnariat, salariat, direction). Cette « schizophrénie statutaire » et cette plasticité du statut salarial, si elles paraissent au premier abord relever presque d’une névrotique juridique, peuvent cependant et sous certaines conditions, s’avérer prometteuses dès lors qu’elles s’inscrivent dans une nécessaire redéfinition de l’entreprise sociétaire, ainsi que semble vouloir l’initier timidement le projet de loi baptisé PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises).

1. La vie du salarié dans l’entreprise moderne n’est plus un long fleuve tranquille, pourrait-on dire. En effet, ce pilier de l’entreprise, symbole du capital humain par opposition au capital financier, n’est plus exclusivement cette icône représentative de la force du travail. Dans l’entreprise moderne en pleine mutation, le salarié n’est plus confiné dans un lien de subordination mais entretient, au contraire ou en parallèle, des liens divers avec son entreprise, des liens qui s’enchevêtrent et qui décomposent puis recomposent notre vision du salarié.

2. Le statut du salarié connaît notamment des interférences majeures provenant d’autres disciplines juridiques, notamment du droit des sociétés et du droit fiscal. Et la financiarisation croissante des entreprises de taille importante et leur introduction en bourse n’ont pas contribué à simplifier le statut du personnel salarié de l’entreprise cotée. Et pour cause, c’est bien dans les entreprises cotées et dans les groupes cotés en bourse, et plus généralement dans les grandes entreprises, que l’on a vu au cours des dernières décennies, les changements les plus notables et aussi les plus intrigants, dans le statut du salarié.

3. Certes, lorsque les premières ordonnances françaises de 19591, de 19672 et de 19863 sur l’épargne salariale sont entrées en vigueur, les entreprises cotées n’étaient pas spécifiquement visées par ces dispositifs dont l’objectif était clairement de rapprocher les salariés de leur entreprise, en les associant aux résultats économiques de cette dernière. Mais par la force des choses, les grandes entreprises cotées à la Bourse de Paris sont devenues le vivier majeur de ces procédés juridiques divers visant à faire du salarié plus qu’un salarié : un acteur de l’entreprise qui, par son apport de capital humain, aurait finalement droit à plus qu’un salaire. D’où des notions devenues presque familières, vulgarisées et démocratisées auprès du grand public : l’épargne salariale, l’actionnariat salarié, les plans d’épargne entreprise…

L’on y voit là déjà l’influence de la figure actionnariale sur la figure salariale et l’empreinte de l’investisseur sur le travailleur ; or, c’est dans les entreprises cotées que la figure de l’actionnaire « souverain » et régnant en « maître » est la plus prégnante, du fait de l’influence de la théorie américaine de la corporate governance.

4. Mû à la fois par cette théorie anglo-saxonne de la suprématie actionnariale et en même temps, par l’importance des parties prenantes telles que les salariés, dans sa conception de l’intérêt social, le droit français a rapidement redoublé d’efforts pour renforcer cette dichotomie dans le statut du salarié, à la fois subordonné juridiquement et bénéficiaire des retombées de l’entreprise sur le plan économique. C’est ainsi qu’aux ordonnances de 1959, de 1967 et de 1986, ont succédé des lois allant de plus en plus dans le sens d’un renforcement des droits du travailleur à jouir des retombées économiques de l’entreprise : ce fut le cas des lois successives que sont notamment la loi n° 2001-152 du 19 février 2001 sur l’épargne salariale, la loi n° 2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l’actionnariat salarié, la loi n° 2008-1258 du 3 décembre 2008 en faveur des revenus du travail, la loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites, et plus récemment, le projet de loi PACTE4 initié par le gouvernement au début 2018.

5. Mais derrière l’apparente évidence et derrière le « mélange des genres » que suppose la dichotomie entre le statut de « subordonné-salarié » et celui de « bénéficiaire-épargnant-actionnaire », se cache une scission du statut de salarié, révélant ainsi que nous le verrons, une forme de mutation multipolaire : à savoir une mutation tournée vers l’actionnaire, vers l’investisseur, vers le manager, et vers le consommateur. Car au travers des sociétés cotées et des groupes cotés, le salarié se voit de plus en plus, confier des tâches managériales (I) et se trouve par ailleurs, poussé à consommer des produits d’investissement ou de placement, en somme des produits financiers (II). Un tel salarié se trouve alors dans un statut où il n’est plus un simple « subordonné » ; il devient progressivement un investisseur d’un nouveau genre, assumant également progressivement et d’une certaine manière, les risques de l’entreprise (III).

I – Le salarié de société cotée : d’un « apprenti-dirigeant » à un manager multi-formes

6. Un arrêt de la Cour de cassation en date du 26 septembre 20025 illustre particulièrement bien la situation du salarié qui, tantôt occupant des fonctions de direction et tantôt flottant sous un statut intermédiaire qui est celui de « cadre dirigeant », oscille entre l’appartenance au corps directorial et au corps salarial. Dans cet arrêt, la haute juridiction souligne qu’un cadre qui détient sur un département, un service ou un établissement de l’entreprise une délégation spécifique d’autorité lui permettant d’être assimilé à un chef d’entreprise, ne peut élire ni se présenter au poste de délégué du personnel ou en tant que membre du comité d’entreprise pour la durée de la délégation d’autorité. Cependant, il est intéressant de noter que la Cour de cassation insiste sur le fait qu’un tel cadre doit néanmoins être comptabilisé parmi l’effectif salarié de l’entreprise ou de l’établissement.

7. Les cas où un salarié intègre la sphère de direction sont aujourd’hui courants, à travers notamment le statut de « dirigeant salarié » (B). Si ce cas est prévu par le Code de commerce, il n’en va pas de même du cas spécifique du « manager salarié » dans les groupes de sociétés, qui résulte de la pratique des groupes (C). La situation d’implication des salariés dans la gestion et les fonctions de direction est d’autant plus déroutante que le Code du travail lui-même prévoit la reconnaissance d’un statut mixte, le « cadre dirigeant » (A). La consécration de ces transformations affectant le statut classique du salarié est d’autant plus prégnante au sein de la société cotée (D).

A – Le statut de cadre dirigeant

8. Aux frontières du mandat social dont il vient épouser l’aspect fonctionnel et pourtant fortement ancré dans le statut salarial duquel il émane, le cadre dirigeant a, depuis près de 20 ans maintenant, suscité une jurisprudence notamment sociale, très abondante. Avant toute chose, il est important de rappeler que le cadre dirigeant est un salarié : l’arrêt de la Cour de cassation en date du 26 septembre 2002 rappelle qu’un cadre dirigeant doit être comptabilisé parmi l’effectif salarié de l’entreprise ou de l’établissement6. Cela ressort également et plus simplement, de ce que ce salarié un peu plus libre dans ses « fers » que le salarié classique, a été consacré dans le Code du travail par la loi sur les 35 heures de janvier 20007. Le cadre dirigeant est alors défini par le Code du travail, à travers ses caractéristiques organisationnelle, fonctionnelle et pratique. De l’article L. 3111-2 du Code du travail, il ressort qu’un cadre dirigeant est un salarié cadre qui dispose de trois caractéristiques :

  • il dispose d’une grande indépendance organisationnelle, que ce soit en termes de gestion de ses responsabilités ou surtout, en termes d’organisation de son emploi du temps ;

  • il bénéficie d’une habilitation lui octroyant une certaine autonomie décisionnelle ;

  • il perçoit une rémunération se situant parmi les plus élevées au sein de l’entreprise ou de l’établissement.

9. Si le profil du cadre dirigeant a de toute évidence existé bien avant la consécration par la loi sur les 35 heures, c’est toutefois cette dernière qui lui a donné une assise juridique, lui permettant notamment de ne pas être soumis aux règles du Code du travail sur la durée et l’aménagement du travail ainsi que sur le repos et les jours fériés. On est ainsi en face d’un travailleur qui demeure dans un lien de subordination juridique vis-à-vis de son employeur, mais qui, pourtant, jouit d’une grande autonomie organisationnelle et décisionnelle. Surtout, la jurisprudence adjoint aux trois caractéristiques établies par le Code du travail ci-dessus, un quatrième critère qui est celui de la participation à la direction de l’entreprise8. Ce critère jurisprudentiel adjoint aux critères légaux fixés par le Code du travail, bien que confirmé récemment par un arrêt du 11 janvier 20179, n’en laisse pas moins perplexe. En effet, en combinant les critères posés par le Code du travail et ceux d’origine jurisprudentielle, on en arrive à une définition jurisprudentielle assez mal ficelée et qui n’est autre que le fruit de l’assemblage des critères cumulatifs légaux. Être cadre dirigeant supposerait donc de participer à la direction de l’entreprise et à la prise de décisions porteuses de conséquences économiques pour l’entreprise, autrement dit cela suppose d’agir ou d’influer sur la stratégie de l’entreprise, en termes économiques. Ceci s’apparente finalement à un pouvoir de direction, proche du mandat social, sans être un mandat social. Et le plus déroutant est que les arrêts du 22 juin 201610 et du 11 janvier 201711 font finalement reposer cette participation au pouvoir de direction, sur l’existence d’une autonomie décisionnelle et d’une indépendance organisationnelle, de sorte que le critère jurisprudentiel ne serait finalement que la synthèse des critères posés par le Code du travail.

10. Mais ainsi que le professeur Auzero le fait remarquer à juste titre, cet apport synthétique de la jurisprudence qui consiste à déduire la participation au pouvoir de direction, de l’autonomie décisionnelle et organisationnelle (à laquelle s’ajoute la présomption d’appartenance au corps directorial, du fait des salaires élevés) ne résout pas la question de savoir ce qu’est « un salarié qui dirige »12. Comment d’ailleurs un salarié pourrait-il diriger s’il n’est pas investi d’un mandat social ? L’on conçoit très bien qu’il y ait par exemple des directeurs salariés : ce peut être le cas d’un cadre placé à la tête d’un établissement. Mais ce dernier ne sera pas automatiquement un cadre dirigeant, car s’il n’a pas de latitude dans l’accomplissement de ses missions, il ne peut être assimilé à un cadre dirigeant. Inversement, même s’il jouit d’une certaine latitude dans sa prise de décisions, si la nature de ses décisions n’a pas d’impact sur la sphère économique de l’entreprise, la qualification de cadre dirigeant pourrait être écartée par le juge. Cette situation de relative confusion ne profite évidemment pas à la clarification de ce que pourrait être le rôle économique du cadre dirigeant, dans la vie de son entreprise. Or une telle clarification pourrait permettre à l’avenir, de justifier plus facilement la participation croissante du corps salarial aux prises de décisions économiques, de manière directe et sans nécessairement passer par l’exercice d’un mandat social.

Voyons à présent une autre figure plus connue du mélange des genres, entre subordination et mandat social : c’est le dirigeant salarié.

B – Le dirigeant salarié en interne

11. De longue date, il est admis par le Code de commerce qu’un salarié puisse occuper des fonctions d’administrateur au sein d’une société anonyme13. C’est l’hypothèse dite du cumul d’un contrat de travail et d’un mandat de dirigeant social, avec antériorité du statut de salarié par rapport au mandat social. La fameuse jurisprudence de 1990, de la chambre sociale, est alors venue préciser qu’il y avait simplement suspension du statut de salarié et non disparition du contrat de travail, dans une telle hypothèse de cumul14. Inversement, et même si pendant un certain temps cela a été refusé par la jurisprudence15, un administrateur de société anonyme peut, depuis la loi n° 2012-387 du 22 mars 2012, occuper a posteriori un poste de salarié si ce travail correspond à un emploi effectif et si la société concernée fait partie de la catégorie des petites et moyennes entreprises16.

12. Le premier cas, c’est-à-dire celui du salarié devenu dirigeant, n’appelle pas de remarques particulières. Rappellera-t-on simplement qu’il a résulté de la volonté du législateur de 1966 d’accroître la « participation » des salariés à la vie des entreprises sociétaires, et la chronologie dans le cumul des deux fonctions prend alors tout son sens puisque l’on est d’abord salarié et c’est par la suite que l’on peut « participer » aux destinées de l’entreprise en intégrant ses organes décisionnels. En revanche, le second cas, c’est-à-dire celui de l’administrateur de société anonyme devenant salarié, est moins anodin dans la mesure où il révèle un point important de la différence de gouvernance entre « petites », « moyennes », et « grandes » entreprises. Au départ proscrit, ce cas du dirigeant devenu salarié a été avalisé par le Code de commerce si l’emploi est effectif et uniquement dans les petites et moyennes entreprises. Ce choix du législateur de 201217 était motivé par la volonté de consolider la réalité entrepreneuriale vécue par les petites et moyennes entreprises depuis fort longtemps : à savoir l’existence d’une forme de consanguinité juridique qui consiste dans la quasi-impossibilité de séparer la propriété et le management, et la direction d’avec le corps salarial. Cette absence d’étanchéité juridique dans les petites et moyennes entreprises s’explique par la taille de ces structures sociétaires et par le « manque » de personnel et de compétences. À l’opposé, dans les sociétés anonymes cotées par exemple, il sera impossible qu’un administrateur devienne en parallèle salarié de la même société. Cette solution d’interdiction peut être compréhensible si on estime que sa raison d’être est d’éviter que les dirigeants ne portent atteinte à l’intérêt social en s’attribuant des emplois fictifs, au contenu vide, et servant uniquement à leur garantir une protection supplémentaire (celle du droit du travail) contre l’éviction en tant que mandataire social, ou à leur fournir des revenus supplémentaires au grand dam des finances de la société. Cette solution retenue pour ce qui est de l’administrateur devenant salarié, doit être approuvée, sous réserve toutefois de se demander si l’interdiction de ce double statut et selon cette chronologie, dans les sociétés cotées, est aujourd’hui encore pertinente. En effet, il ne peut être d’office déduit qu’un tel cumul est frauduleux ou nuisible à l’intérêt de la société anonyme concernée. D’autre part, l’imbrication de plus en plus croissante entre les statuts de mandataire social et de salarié dans la société anonyme cotée et dans les groupes cotés, fait que les frontières sont aujourd’hui d’autant plus poreuses et de plus en plus effacées : le droit se doit-il de faire résistance à la réalité ? Il nous semble d’ailleurs que le critère essentiel et a minima à retenir, est celui de l’effectivité de l’emploi salarié. Nous sommes donc favorables à ce que le dirigeant de société cotée puisse occuper a posteriori, un emploi salarié sous réserve impérative de le faire soumettre à la procédure des conventions réglementées et que cela ne puisse être interprété comme une opération courante conclue à des conditions normales ; dans une telle hypothèse, nous suggérons également que le dirigeant devenu salarié consente une délégation impérative de pouvoirs afin d’éviter un conflit d’intérêts entre son indépendance en qualité de mandataire social et sa nécessaire subordination en qualité de salarié. Ainsi par exemple, le directeur général devenu salarié déléguera ses attributions effectives de mandataire social à son directeur général délégué, pour le temps où il sera salarié. Il y aurait également de ce fait transfert de responsabilités, ce qui aurait les effets d’une suspension temporaire des fonctions de mandataire social durant le contrat de travail.

Mais cette porosité des frontières entre mandat social et emploi salarié est encore plus prégnante dans les groupes cotés.

C – Le contrat de management salarié dans les groupes de sociétés

13. Depuis l’arrêt Klaine de 199118, il est admis qu’un salarié d’une société-mère soit employé par cette dernière afin de diriger une filiale. Autrement dit, le mandat social au sein de la filiale est l’objet même du contrat de travail conclu entre le salarié et la société-mère. En d’autres termes encore, c’est une hypothèse bien souvent rencontrée dans les groupes de sociétés et qui suppose une concomitance entre l’exercice du mandat de direction de la filiale et l’exercice de l’emploi salarié. Il n’y a ainsi pas de chronologie dans les deux fonctions occupées.

14. Sans nécessairement revenir sur les débats doctrinaux concernant la validité d’une telle convention19, le constat est que pour l’heure, et ce depuis bien des années, la chambre sociale de la Cour de cassation admet ce fondement contractuel unique (le contrat de travail), duquel découlent deux fonctions distinctes mais finalement liées : l’emploi et le mandat de direction de filiale. Quant à la chambre commerciale, ses réticences à avaliser une telle convention tiennent notamment à des principes de droit des sociétés tels que la libre révocation du dirigeant de société anonyme (ad nutum), l’indépendance juridique entre société-mère et filiale…

15. Cette figure du manager de filiale, salarié de la société-mère, appelle quelques remarques quant à sa révocation et son licenciement. Dans le cas où une révocation de son dirigeant par la filiale succède à un licenciement préalable de ce même salarié dirigeant par la société-mère, la Cour de cassation a pu juger que le fait d’avoir été congédié de son emploi salarié par la société-mère peut en soi être un juste motif de révocation20. Le raisonnement adopté par la haute juridiction est le suivant : l’objet du contrat de travail étant le mandat social, un licenciement préalable met fin à la raison d’être du mandat social. La société filiale pourrait donc tout simplement invoquer la rupture du lien salarial entre la société-mère et le dirigeant, pour justifier la révocation de ce dernier. À l’inverse, la Cour de cassation estime qu’une révocation du dirigeant de filiale par cette dernière ne justifie pas ipso facto le licenciement de ce même salarié dirigeant par la société-mère21. La motivation de cette solution différente de la première, pourrait être tirée de ce que la révocation des dirigeants de sociétés anonymes étant en principe libre et ad nutum et sous réserve d’être motivée, elle s’opérerait plus aisément qu’un licenciement qui est nettement plus protecteur du salarié et plus complexe à réaliser en termes de formalités substantielles et protectrices. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, c’est-à-dire un licenciement préalable à la révocation ou l’inverse, la société-mère et la société filiale ne peuvent faire l’économie d’une nécessaire justification du licenciement ou de la révocation, en sus du respect des formalités légales pour réaliser soit un licenciement soit une révocation. Ainsi par exemple, le fait que le dirigeant de filiale ait été congédié par la société-mère employeur ne dispense pas la société filiale de respecter les formalités de révocation.

16. On le voit bien, ces solutions jurisprudentielles tentent tant bien que mal de ménager les principes du droit des sociétés et ceux du droit du travail. La figure du manager salarié révèle une mutation d’autant plus dirimante du statut du salarié car dans ce cas, ce salarié est dans un état de subordination vis-à-vis de la société-mère, précisément pour avoir une autonomie décisionnelle vis-à-vis de la filiale. L’absence de réglementation d’ensemble des groupes de sociétés fait que le droit du travail exerce une certaine emprise sur le statut de ce dirigeant si particulier.

D – L’évolution du salariat au sein des organes d’administration et de direction de la société cotée

17. De manière plus spécifique, les sociétés cotées sont le lieu où se côtoient à la fois des règles communes à toutes les sociétés anonymes et des règles particulières qui singularisent d’autant plus la spécificité de ce type de sociétés. Le salarié de société cotée n’y échappe donc pas : c’est ainsi que l’article L. 225-23 du Code de commerce prévoit que l’assemblée générale d’une société cotée a l’obligation d’élire des administrateurs pris parmi les salariés actionnaires, qui représenteront les intérêts de l’actionnariat salarié. Cette obligation doit être accomplie dès lors que le personnel de la société cotée détient au moins 3 % du capital social.

18. Ce type de personnel salarié subit dès lors les conséquences de l’union « forcée » entre droit des sociétés et droit du travail, imposée par le Code de commerce. Le caractère presque « hybride » de ce « travailleur » révèle une forme de schizophrénie statutaire qui se caractérise par les phases successives, puis cumulatives, suivantes : il s’agit au départ d’un salarié qui détient également des actions de la société cotée. Puis il est élu par l’assemblée générale, parmi ses pairs salariés actionnaires et sur proposition de ces derniers, afin de siéger au sein du conseil d’administration. Étant entendu que ce salarié administrateur est censé représenter l’intérêt de l’ensemble de l’actionnariat salarié22.

Mais ce schéma a priori simple, est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, ce ou ces administrateurs représentant l’actionnariat salarié seront probablement, au cours de leur mission de direction et d’administration, confrontés à des intérêts multiples : celui lié à leur qualité d’actionnaires, celui lié à leur qualité de salariés, celui de la société qu’ils doivent défendre en tant que mandataires sociaux. Ainsi par exemple, une stratégie de restructuration de l’entreprise, voire un plan social, pourrait désorienter ces administrateurs salariés et actionnaires dans leur prise de décision. S’ils ont été élus pour défendre la représentativité des salariés actionnaires au sein des organes de direction de la société cotée, il n’en demeure pas moins que l’ensemble des administrateurs (qui forment un organe collégial) d’une société anonyme veillent sur les intérêts de cette dernière, à la fois en tant qu’organe de gestion et organe de contrôle des dirigeants exécutifs. Si l’intérêt social demeure donc leur boussole commune, la désignation d’administrateurs représentant l’actionnariat salarié semble conforter l’existence voire la consécration d’intérêts catégoriels au sein de la société cotée. C’est ici, une fois encore, la démonstration du règne et de l’emprise du pouvoir du capital sur les instances de direction et, nouvellement, sur le corps salarial : il n’est pas sûr en effet que l’administrateur représentant l’actionnariat salarié participe aux décisions du conseil, d’une part en sachant véritablement quel intérêt il défend et d’autre part, en sachant identifier en quelle qualité il prend une décision, et ni dans quelle orientation il se doit de participer à la décision collective de l’organe collégial.

Mais au-delà de la dilution entre le contrat de travail et le mandat social, la mutation du statut salarial au sein des sociétés cotées se manifeste d’autant plus par son évolution progressive vers le statut de consommateur.

II – Du salarié épargnant au salarié consommateur

19. La multiplication des produits d’épargne destinés aux salariés (A) a fait que ces derniers (notamment dans les sociétés cotées où le culte de la propriété actionnariale est devenu une idéologie) ont été rapidement invités à optimiser le placement de leurs titres à travers des véhicules d’investissement et de placement (B). Progressivement, ce système financier a entraîné le salarié de société cotée vers un consumérisme croissant, faisant de lui un consommateur averti (C).

A – Les sources et fondements de l’épargne salariale

20. Il est rarement évident de s’y retrouver parmi la multitude de produits d’épargne et de produits d’association aux résultats de l’entreprise, mis en place depuis les ordonnances de 1959 et 1967. L’objectif n’étant pas ici de retracer l’ensemble de ces dispositifs d’épargne, nous tenterons plutôt d’en éclaircir la teneur et d’affirmer (voire affiner) certaines distinctions qui nous paraissent nécessaires pour bien situer la place du salarié au sein de tous ces dispositifs.

21. Traditionnellement, les salariés sont associés à la productivité de l’entreprise et aux résultats de celle-ci, par le biais des dispositifs d’intéressement et de participation prévus en droit français par les articles L. 3311-1 et suivants du Code du travail. L’intéressement y est défini par son objet qui est « d’associer collectivement les salariés aux résultats ou aux performances de l’entreprise », par l’aléa qui le caractérise et qui ressort du calcul des résultats ou performances, et par son caractère facultatif. Quant à la participation, le Code du travail en son article L. 3322-1 la définit par son objet qui est « de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise », par son « annexion » au bénéfice net de l’entreprise, par son caractère également aléatoire qui est systématiquement vérifié par l’URSSAF, et par son caractère obligatoire pour les entreprises employant habituellement 50 salariés (au moins) durant 12 mois consécutifs ou non, et au cours des 3 derniers exercices.

22. Si l’intéressement et la participation ne constituent pas en soi des dispositifs d’épargne salariale, ils en sont les vecteurs essentiels puisque ce sont en général les sommes issues de ces dispositifs d’association aux résultats de l’entreprise qui constitueront une grande partie du portefeuille d’épargne du salarié concerné. Notons que ces sommes issues de l’intéressement et de la participation, qui ne sont pas considérées sur le plan juridique comme étant des revenus du travail ni comme des compléments de revenus, n’ont donc pas le caractère d’éléments de salaire, ainsi qu’en dispose expressément l’article L. 3312-4, alinéa final et l’article L. 3325-1 du Code du travail. Leur nature juridique n’en est pas pour autant plus limpide puisque d’une part, c’est bien en leur qualité de salariés que ces derniers perçoivent ces « suppléments » financiers qui ne sont ni des salaires, ni des compléments de salaire, ni des titres sociaux ouvrant au capital ou donnant droit à la qualité de créancier. Ainsi que le souligne un auteur, les sommes issues de l’intéressement et de la participation ont quasiment la nature de « bénéfices »23 et s’éloignent en cela de la catégorie « salaires », alors pourtant que ces dispositifs sont encadrés par le droit du travail et non par le droit commercial. La nature « bénéficiaire » des sommes issues de l’intéressement et de la participation s’explique par leur caractère aléatoire et leur nécessaire alignement sur les résultats de l’entreprise. D’autre part cependant, ces sommes en elles-mêmes ne sont juridiquement pas assimilables à un bénéfice puisqu’elles ne comportent aucun élément de risque économique, pourtant indissociable du dividende perçu par les actionnaires. Ces dispositifs n’impliquent en effet aucune prise de risque en termes d’investissement, pour les salariés concernés. L’on pourrait se demander alors sur quel fondement juridique ces derniers participent aux résultats de l’entreprise sans en assumer les risques, qui se matérialisent pourtant classiquement par la contribution aux pertes.

Finalement, ce n’est qu’une fois injecté dans un véhicule juridique de placement, que les sommes issues de l’intéressement ou de la participation redonnent au salarié un statut moins déroutant juridiquement : celui d’épargnant.

B – Les véhicules de placement de l’épargne salariale

23. Aux termes des articles L. 3331-1 et suivants du Code du travail, les salariés d’une entreprise peuvent réinjecter les sommes obtenues de l’intéressement ou de la participation, dans un plan d’épargne d’entreprise qui est un système d’épargne collectif. Peuvent également venir alimenter le plan d’épargne d’entreprise des salariés, les versements volontaires qui peuvent provenir de leur épargne personnelle, mais également les versements tirés de leurs rémunérations dans la limite d’un quart de la valeur annuelle de celles-ci, et sans oublier les actions gratuites éventuellement délivrées aux salariés dans les conditions prévues par les articles L. 225-197-1 à L. 225-197-3 du Code de commerce. Pour le côté incitatif de ce placement en épargne prévu par le Code du travail, il est ainsi prévu en outre que l’employeur puisse compléter les versements effectués par le salarié en effectuant un versement complémentaire appelé « abondement ».

24. Juridiquement, l’épargne constituée par l’ensemble de ces versements et sommes n’est pas constitutif d’un actionnariat salarié ni d’un dispositif d’investissement proprement dit. Lorsque le Code du travail évoque donc le terme « dividende du travail » en son livre troisième, il serait incorrect d’y inclure l’épargne salariale proprement dite (tous types de versements dans le plan, confondus) puisque le produit du travail ne saurait en lui-même générer du « capital » et par ailleurs, si l’on prête une attention particulière sur les sources de cette épargne, l’on s’aperçoit que l’intéressement et la participation qui constituent une part majeure de cette épargne ne reflètent pas véritablement le produit du travail salarial sans non plus être du dividende. La particularité de ces dispositifs d’association aux résultats fait que nous les assimilons plus à une faveur faite au « capital humain » de pouvoir se rapprocher du destin de l’entreprise et de s’associer au capital financier. Le terme « dividende du travail » est finalement plus un abus de langage qu’une réalité tangible lorsque nous en sommes au stade du plan d’épargne d’entreprise. Cependant, le « dividende du travail » devient plus parlant lorsque le salarié épargnant se mue en consommateur de produits financiers.

C – Placements financiers du salarié, dividende du travail, et droit de la consommation

25. D’un « cycle » à un autre, le salarié voit son statut muer, évoluer, se diluer. Il passe ainsi d’un simple salarié à un salarié associé aux résultats de l’entreprise, puis à un salarié épargnant, et enfin à un salarié épargnant à qui l’entreprise propose de souscrire des placements financiers qui pourront éventuellement lui conférer la qualité d’actionnaire. L’article L. 3332-1 du Code du travail permet ainsi que le salarié adhérent d’un plan d’épargne d’entreprise puisse investir son épargne dans un portefeuille de valeurs mobilières. Il pourra par exemple acquérir des actions de sociétés d’investissement ou acquérir des actions de sa propre société. Ces placements financiers qui sont une des formes de l’actionnariat salarié se développent massivement dans les sociétés cotées, là où l’idéologie de l’actionnaire « souverain » est souvent poursuivie comme une quête du Graal. Le terme « dividende du travail » prend ici plus de sens (même s’il s’agit toujours d’un abus de langage) puisque l’épargne du salarié va finalement servir à financer l’acquisition d’un portefeuille de valeurs mobilières, le rendant créancier d’un dividende lorsque son placement porte sur des titres représentatifs du capital.

26. De simple travailleur, le salarié de société cotée est devenu épargnant puis consommateur de produits de placement financier tels que les actions investies dans des sociétés d’investissement à capital variable pour l’actionnariat salarié (SICAVAS) ou des fonds communs de placement investis en titres de l’entreprise (FCPE). Le salarié de société cotée est d’autant plus enrôlé dans une logique de consommation24 qu’une véritable entreprise de séduction est menée à son égard et avec la « bienveillance » du législateur : c’est ainsi que les sociétés cotées procèdent régulièrement à une augmentation de capital réservée à leurs salariés adhérents d’un plan d’épargne d’entreprise. Afin d’encourager ces salariés à « consommer » des actions en utilisant leur épargne à de telles fins, des mécanismes incitatifs sont prévus par la loi pour divers procédés d’actionnariat salarié.

III – Du salarié actionnaire au salarié investisseur

27. Marquant d’autant plus la figure de « consommateur » du salarié-épargnant-actionnaire, celui-ci dispose d’un large éventail de choix concernant les outils juridiques pour accéder à la qualité d’actionnaire (A). Mais plus qu’un consommateur classique, le salarié de société cotée souhaitant investir son épargne en produits financiers rémunérateurs peut s’adjoindre les services d’un fonds ou d’une société d’investissement (B).

A – Le salarié actionnaire lambda

Dans une démarche de séduction et d’incitation du salarié de société cotée à consommer toujours plus de produits financiers (actions de SICAV d’actionnariat salarié, parts de fonds commun de placement d’entreprise, obligations diverses, certificats d’investissement…), il lui est ainsi permis d’investir et de placer son épargne issue du plan d’épargne d’entreprise, dans ces outils d’investissement qui donnent accès soit au capital de la personne morale émettrice, soit offrent au salarié un droit de créance sur celle-ci. Mais outre via l’épargne directement investie en produits financiers, le salarié peut devenir actionnaire de sa société cotée toujours par le biais du plan d’épargne d’entreprise mais cette fois-ci, indirectement : les adhérents d’un tel plan se voient en effet autorisés par le Code du travail à souscrire une augmentation de capital à des conditions fort avantageuses. Cela inclut notamment une décote du prix d’achat des actions pouvant aller, selon les cas, de 20 % à 30 % et ce, par rapport au prix d’admission des actions sur le marché, en référence aux cours de bourse. Véritable consommateur privilégié25, le salarié de société cotée a l’embarras du choix et ne compte plus les produits financiers qui lui sont proposés : en sus de l’augmentation de capital réservée aux salariés adhérents du plan d’épargne d’entreprise, l’assemblée générale de la société cotée peut prévoir en sus une attribution gratuite d’actions, conformément à l’article L. 3332-21 du Code du travail et à l’article L. 225-197-1 du Code de commerce. Le salarié actionnaire de société cotée sera alors placé en position de propriétaire de titres ne risquant d’encourir aucun risque économique puisqu’il n’aura rien déboursé pour acquérir lesdites actions gratuites26. Ce qui en ferait un actionnaire presque « léonin ». Enfin, ce même salarié de société cotée peut être incité à consommer des produits financiers en se voyant proposer des options de souscription ou d’achat d’actions à prix préférentiels, un peu à la manière de « clients privilégiés », grâce à un mécanisme de décote pouvant aller jusqu’à 20 %, sur le prix de souscription.

29. L’ensemble de ces mécanismes d’« actionnarisation » et de consumérisation du salarié de société cotée en ont fait un investisseur de type nouveau.

B – Le salarié investisseur

30. Pour motiver le salarié de société cotée à rentabiliser son placement issu notamment des primes d’intéressement, de la réserve spéciale de participation, et de leur fructification à travers le plan d’épargne d’entreprise, la qualité d’investisseur lui est ouverte par le biais de véhicules d’investissement que sont les fonds communs de placement d’entreprise (FCPE) et les sociétés d’investissement à capital variable pour l’actionnariat salarié (SICAVAS).

31. Ces organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) permettent ainsi au salarié d’investir son épargne salariale et de la réinjecter dans des produits financiers divers tels que les actions de l’entreprise ou d’autres instruments financiers diversifiés (obligations, titres de créance…), pouvant être extérieurs à l’entreprise. Il faut noter que ces deux types d’OPCVM relevant de la directive n° 2009/65/CE27 puis de la directive AIFM28, sont en eux-mêmes à la fois des véhicules d’investissement et des produits d’épargne dont la mise en place nécessite un agrément de l’Autorité des marchés financiers. La complexité de ces fonds d’épargne salariale provient également de la réorganisation du Code monétaire et financier qui, en termes de nomenclature législative, a fait évoluer ces OPCVM en FIA, c’est-à-dire en fonds d’investissement alternatifs, ainsi qu’en atteste l’article L. 214-163 du Code monétaire et financier29.

32. Le salarié a alors le choix entre faire fructifier son épargne en tant qu’actionnaire, s’il opte pour le véhicule d’investissement qu’est la société d’investissement à capital variable d’actionnariat salarié (SICAVAS), ou détenir la qualité d’épargnant-investisseur s’il opte pour le fonds commun de placement d’entreprise (FCPE). Dans ce dernier cas en effet, le salarié est un porteur de parts au sein de ce véhicule d’investissement sans personnalité juridique. Pour autant, dans les deux hypothèses, il ne semble faire aucun doute que ce salarié est un investisseur à part entière, même sans nécessairement avoir la qualité d’actionnaire ni les prérogatives qui accompagnent ce statut.

33. La notion d’investisseur n’est définie ni dans le Code de commerce ni dans le Code monétaire et financier. Elle transcende et innerve pourtant l’ensemble du droit commercial français, sans jamais avoir reçu une qualification juridique unanime. Pouvant classiquement être vu comme un pourvoyeur de fonds, s’engageant sur un placement à longue durée30, notamment en fournissant à l’entreprise les capitaux dont elle a besoin et avec pour contrepartie, des profits à la clé, l’investisseur en société est aujourd’hui multiforme. Il s’est libéré du joug du droit des sociétés (dominé par la figure de l’« actionnaire ») pour s’exprimer plus largement dans le droit économique. L’on ne s’étonnera pas que le droit boursier soit ainsi très familier avec la notion d’investisseur car cette dernière y présente des visages multiples : tantôt actionnaire classique, tantôt fonds d’investissement, l’investisseur peut, selon nous, être défini comme une personne ou une réunion de personnes porteuses d’un projet économique visant à obtenir des titres de capital ou des titres de créance et permettant en retour de financer une entreprise. Le salarié plaçant son épargne dans des actions ou dans d’autres valeurs mobilières rentre alors dans une logique de consommation de produits financiers ; mais cet épargnant n’est pas qu’un simple consommateur puisqu’à son tour, il « produit » de la valeur financière ou, à tout le moins, il escompte en produire grâce aux fruits de l’utilisation de son épargne par le fonds ou la société d’investissement. Ce qui caractérise essentiellement l’investisseur, et que l’on retrouve chez le salarié de société cotée, c’est sa propension à produire de la valeur financière, notamment une fois qu’il est « aspiré » dans le cycle consumériste du marché des valeurs mobilières. Si épargner signifie au départ « retenir pour soi » son argent, investir suppose plutôt une démarche plus ou moins contraire puisqu’il s’agit pour le salarié d’utiliser son argent et donc, de le « libérer » dans des véhicules de placement rémunérateurs.

34. Qu’il soit donc actionnaire d’une SICAVAS ou porteur de parts d’un FCPE, le salarié de société cotée a acquis progressivement un statut complexe d’épargnant, puis de consommateur de produits d’épargne régis par le droit financier, et enfin de producteur de valeur financière et donc de richesse. Force est de constater que cette financiarisation du statut du salarié notamment dans les sociétés cotées, l’éloigne progressivement de la « force de travail » pour le rapprocher du « capital ». Si ce rapprochement du travail et du capital n’est pas nécessairement une mauvaise chose par rapport à l’équilibre des forces et des pouvoirs au sein de l’entreprise capitaliste (la société cotée n’en est-elle pas le modèle par excellence ?), en revanche il perturbe notre vision du modèle sociétaire français historiquement basé sur un cloisonnement entre les actionnaires, les dirigeants, et les salariés. Le moins que l’on puisse dire est que cette mutation du statut du salarié amène des réflexions positives et engendre le besoin de repenser l’intérêt de l’entreprise. Nous saluons à cet effet l’ambitieux (mais possiblement périlleux) chantier du projet de loi PACTE qui prévoit que l’entreprise n’aura plus uniquement vocation à satisfaire les associés à travers les bénéfices et les économies créés, mais devrait également intégrer l’intérêt des salariés et de l’environnement. Le mérite d’intégrer les intérêts sociaux et environnementaux ne doit toutefois pas éclipser le risque qu’à terme, l’on ne sache plus du tout de quoi l’on parle lorsque l’on évoquera l’intérêt social puisque ce terme « fourre-tout » servirait à désigner l’intérêt à la fois des salariés, des dirigeants, des actionnaires, des investisseurs, ces catégories étant justement de moins en moins « catégorisables » notamment dans les grandes entreprises.

35. L’effort du législateur français à tenter (enfin) de définir cet « ovni jurisprudentiel » qu’est l’intérêt social, est louable mais il gagnerait en efficacité s’il commençait d’abord par faire le distinguo entre la société et l’entreprise. La société nous semble être avant tout un contrat économique et à ce titre, il nous paraît normal qu’il profite prioritairement aux associés et que ceux-ci bénéficient de retombées économiques de leur contrat. Quant à l’entreprise, elle est une institution socio-économique qui fédère un ensemble d’acteurs impliqués dans un but commun : la mission ou le projet entrepreneurial, qui peut inclure des considérations autres qu’économiques. C’est sans doute ce dernier point qui a incité les auteurs du rapport Notat/Senard31 à l’origine du projet de loi PACTE, à évoquer une « raison d’être » de l’entreprise, malheureusement sans jamais circonscrire ce qu’est l’entreprise par rapport à la société et en employant indifféremment les deux termes. Pourtant aujourd’hui, la plasticité du statut salarial au sein des grandes entreprises et le fait qu’il semble aspiré dans celui d’un investisseur de type nouveau, auraient pu être l’occasion idéale pour le législateur de s’exprimer sur l’entreprise en tant que notion possiblement juridique et de définir un statut de l’investisseur. Un pari pour l’heure, manqué.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Ord. n° 59-126, 7 janv. 1959, relative à l’intéressement des travailleurs à l’entreprise.
  • 2.
    Ord. n° 67-693, 17 août 1967, relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises.
  • 3.
    Ord. n° 86-1134, 21 oct. 1986, relative à l’intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et à l’actionnariat des salariés.
  • 4.
    Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises.
  • 5.
    Cass. soc., 26 sept. 2002, n° 01-60670 (n° 2781 FS-PB) : D 2002, p. 2846.
  • 6.
    Cass. soc., 26 sept. 2002, n° 01-60670 (n° 2781 FS-PB) : D. 2002, p. 2846.
  • 7.
    L. n° 2000-37, 19 janv. 2000, relative à la réduction négociée du temps de travail.
  • 8.
    Cass. soc., 31 janv. 2012, n° 10-24412 : D. 2012, p. 1167, note Lokiec P.
  • 9.
    Auzero G., note sous Cass. soc., 11 janv. 2017, n° 14-21548 : RDT 2017, p. 196.
  • 10.
    1Cass. soc., 22 juin 2016, n° 14-29246 : D. 2016, p. 1437.
  • 11.
    Cass. soc., 11 janv. 2017, n° 14-21548 : RDT 2017, p. 196.
  • 12.
    Auzero G., note sous Cass. soc., 11 janv. 2017, n° 14-21548 : RDT 2017, p. 196.
  • 13.
    C. com, art. L. 225-22.
  • 14.
    Cass. soc., 12 déc. 1990, n° 87-40596 : Dr. soc. 1991, p. 463, note Petit B.
  • 15.
    Champaud C. et Danet D. note sous Cass. soc., 21 nov. 2006, n° 05-45416 : RTD com. 2007, p. 141.
  • 16.
    C. com., art. L. 225-21-1.
  • 17.
    Dondero B. et Le Cannu P., « Loi relative à la simplification du droit et à l’allègement des démarches administratives » : RTD com. 2013, p. 81.
  • 18.
    Cass. soc., 2 oct. 1991, n° 87-45668 : JCP G 1992, I, p. 3554, n° 1, obs. Gatumel D.
  • 19.
    V. pour une synthèse assez exhaustive de la question : Malecki C., « Les dirigeants des filiales », Rev. sociétés 2000, p. 453.
  • 20.
    Dom J.-P., « La perte de confiance dans le salarié de la société mère justifie sa révocation en tant que directeur général de la filiale », note sous Cass. com., 12 juin 2007, n° 06-13900 : Rev. sociétés 2008, p. 124.
  • 21.
    Cass. soc., 2 juill. 1992, n° 91-43113 : BJS 1992, p. 1099 – Cass. soc., 9 déc. 1997, n° 95-42619 : Dr. soc. 1998, p. 195, obs. Couturier G.
  • 22.
    Vatinet R., « La société anonyme et ses salariés », Rev. sociétés 2000, p. 161.
  • 23.
    Nicolas E., « Le salarié, consommateur d’actions cotées de son entreprise », Dr. soc. 2014, p. 528.
  • 24.
    Nicolas E., « Le salarié, consommateur d’actions cotées de son entreprise », Dr. soc. 2014, p. 528.
  • 25.
    Nicolas E., « Le salarié, consommateur d’actions cotées de son entreprise », Dr. soc. 2014, p. 528.
  • 26.
    Kocher M., « L’actionnariat salarié : à la croisée des chemins de la gouvernance », Dr. soc. 2014, p. 540.
  • 27.
    Du Parlement européen et du Conseil en date du 13 juillet 2009.
  • 28.
    V. dir. PE et Cons. UE, n° n° 2011/61, 8 juin 2011 sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs. Citons également les directives nos2013/14/UE du 21 mai 2013 et 2014/91/UE du 23 juillet 2014.
  • 29.
    Tel que modifié par l’ordonnance n° 2013-676 du 25 juillet 2013.
  • 30.
    Cornu G., Vocabulaire juridique, 9e éd., 2e tirage, 2012, PUF, p. 570.
  • 31.
    Notat N et Senard J-D., rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », adressé aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, et du Travail, 9 mars 2018.