Les avocats demandent à l’État de s’engager davantage auprès des personnes fragiles
Que peut le droit dans le contexte de crise sociale qui s’annonce ? Le Conseil national des barreaux a posé cette question d’actualité à Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité et Patrice Blanc, président des Restos du Cœur, le 3 décembre dernier.
Pour l’avant dernier e-débat de l’année, la présidente du Conseil national des barreaux (CNB), Christiane Feral-Schuhl, avait choisi le thème de l’accès au droit. Un sujet central en ces temps troublés, alors que la crise sociale succède à la crise sanitaire. « L’accès aux droits n’est pas qu’un sujet pour les avocats. Il concerne toute la société », a-t-elle rappelé tout d’abord.
De nouvelles couches de la population concernées
Il devrait l’être encore davantage dans les mois à venir. En effet, les prévisions de l’INSEE estimait que la France comptabiliserait un million de nouveaux pauvres en 2021. « Cette préconisation endémique doit nous alerter. Nos mécanismes de solidarité sont-ils prêts à tenir le choc ? Pour l’accès au droit, le budget de la justice prévoit une hausse entre 25 et 50 M€. Tous les experts s’accordent à dire qu’il faudrait 500 M€ pour que le service public de l’État fonctionne, sans parler des Français démunis. Autrement dit : le gouvernement présente un budget pour temps calme alors que la tempête s’annonce », a-t-elle affirmé dans le style direct qui est le sien.
Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité, qui réunit 800 associations, a confirmé ce constat alarmiste. « Nous voyons arriver celles et ceux qui subissent la crise sociale », a-t-il déclaré. Il a souligné que plusieurs indicateurs étaient d’ores et déjà au rouge : augmentation importante du nombre d’allocataires du RSA, impayés de loyers en hausse, etc. Il a dit voir arriver « de nouvelles couches de la population : des jeunes, des femmes à la rue, des autoentrepreneurs ». Une nouvelle population qui s’ajoute à ceux qui, déjà pauvres, continuent de l’être, voire le sont encore davantage.
Pascal Brice a rendu compte de la difficulté sur le terrain d’aider ces personnes dans le besoin : « Les travailleurs sociaux et les bénévoles connaissent trop bien ce terrible paradoxe : les personnes qui ont le plus besoin d’être défendues n’ont pas la formation, pas les codes. Elles se perdent dans le maquis administratif ». Pour illustrer son propos, il a raconté ce jour où l’ancien footballeur, Lilian Thuram, l’avait accompagné à une distribution des Restos du Cœur dans la rue. « Sur le chemin, les gens l’arrêtaient pour lui demander un autographe. Au cœur même de la distribution, personne ne le reconnaissait. Cela en dit long sur le manque d’information des personnes en marge ».
Patrice Blanc, président des Restos du Cœur, a mis en lumière un autre paradoxe. À l’heure où la précarité gagne du terrain en France, la distanciation sociale empêche ceux qui en ont besoin de trouver de l’aide. « Il y a une difficulté à accéder aux services administratifs. Le téléphone des préfectures ne répond pas. On voit se présenter chez nous des personnes qui se retrouvent en situation irrégulière car elles ne peuvent pas renouveler leur titre de séjour. À côté de l’aide alimentaire qu’on continue de développer, l’accès au droit est quelque chose de vital », a-t-il affirmé.
Présidente de la commission « accès au droit » du CNB, l’avocate Bénédicte Mast, a confirmé. « On ne peut pas avoir d’accès au droit si on n’a pas en face l’interlocuteur susceptible de nous donner ce droit ». Elle a mis en lumière les dysfonctionnements du circuit de l’aide juridictionnelle. « Le plafond pour pouvoir y prétendre est fixé à 1 000 €. Quelqu’un qui gagne le SMIC n’a donc pas le droit à l’aide juridictionnelle. On se heurte d’autre part à une problématique de délais. Ceux-ci sont tels que lorsqu’il s’agit de faire valoir un droit essentiel, comme celui au logement ou à une indemnisation sociale, on est sur une solution qui ne peut pas aboutir ».
Le rôle de l’État débattu
Le constat posé, le débat a ensuite beaucoup tourné autour du rôle de l’État dans la prise en charge des personnes fragiles. Sur ce sujet, la représentante des avocats fut la plus remontée des trois intervenants. « Il y a 20 ans, les avocats organisaient déjà des colloques pour savoir comment aller à la rencontre des exclus, qui d’eux-mêmes n’iraient pas voir un avocat. Peu d’entre nous ont déjà fait de pro bono. À titre individuel, cela ne me gêne pas d’en faire. En tant que présidente de la commission « accès au droit » du CNB, chargée de défendre les intérêts de mes confrères, je suis très gênée que l’État se repose sur une profession libérale pour assurer la mission de solidarité dont il devrait lui-même se charger ». Concernant l’accès au droit, elle a déploré que « le gouvernement n’accepte aucun impôt supplémentaire pour financer l’aide juridictionnelle ».
L’élue a fustigé également les disparités territoriales de l’accès au droit. « Les centres départementaux d’accès au droit fonctionnent quand des communes participent. D’autres, comme le mien dans la Manche, sont exsangues. On fait des consultations gratuites sur la bonne volonté du barreau. On ne peut pas être mieux loti quand on est pauvres à Paris que quand on est pauvre à Coutances » ! Elle a souligné la nécessité de travailler davantage sur les conseils départementaux d’accès au droit (CDAD) et que les avocats réfléchissent, avec les associations, à l’accès au droit avant la saisine des juridictions.
Patrice Blanc a abondé dans le même sens, témoignant des cas de conscience de certains travailleurs associatifs, qui ont l’impression que l’État se permet de se décharger de ses responsabilités parce qu’eux acceptent de les prendre. « Nous apportons quelque chose que l’État peut difficilement apporter : du temps. Les bénévoles ne comptent pas les heures avec les personnes accueillies ».
Pascal Brice est intervenu en défense de l’État. « L’État a un rôle central à jouer, et il le joue, par la mise en place du chômage partiel et d’un certain nombre d’aides ». Il a néanmoins déploré le manque « d’approche structurelle » face à cette pauvreté grandissante. « Le gouvernement semble céder à la tentation de se dire que la reprise économique va régler le problème. Ce n’est pas le cas. Nous avons le cumul d’une précarité ancienne et d’une précarité nouvelle. Cela risque d’accentuer des phénomènes de décrochage social », a-t-il mis en garde. Pour sortir du « maquis des minimas sociaux » et gagner en lisibilité et accessibilité, il a proposé de remettre sur la table le revenu universel d’activité.
Ces deux acteurs associatifs et la représentante des avocats sont ensuite tombés d’accord pour dire qu’ils devaient travailler ensemble, tout en gardant chacun leur domaine de compétence. « Nous n’avons pas les compétences pour accompagner les personnes que nous voyons dans toutes leurs démarches. D’où l’intérêt de nous rapprocher des avocats », a affirmé Patrice Blanc. Le président d’Emmaüs enjoint à créer des liens entre les barreaux, les conseils départementaux d’accès au droit et les collectivités locales. Alors qu’à Paris, un « bus du droit » stationne depuis de nombreuses années à différents endroits de la ville pour aller à la rencontre de tous les publics, un dispositif similaire existe désormais dans le département du Rhône. « On a réussi à mettre en place ce bus du droit avec la communauté urbaine et les transports en commun lyonnais qui ont fourni un bus gratuitement. Des consultations ont été faites devant les centres d’Emmaüs. Ce type d’action est nécessaire ». Le président de la Fondation agir contre l’exclusion (FACE) a appelé lui aussi à « se réinventer pour construire avec les collectivités locales ». Il semblait penser qu’il ne fallait en revanche pas trop attendre de l’État. « L’engagement de l’État est massif. L’intervention financière massive, ce sont aussi des impôts. Or des couches importantes de la population sont sous tension », a-t-il averti. Il a encouragé les avocats à entreprendre des actions de formations des bénévoles associatifs. « On a une modification tellement fréquente de l’accès aux droits sociaux et des codes de procédure qu’il y a une nécessité d’être formé au moins sur la base », a-t-il rappelé.
La présidente Christiane Féral Schuhl a conclu en insistant sur l’idée développée à plusieurs reprises par Bénédicte Mast. « On ne peut pas protéger les plus démunis en s’appuyant uniquement sur les indépendants. Ce poids est beaucoup trop lourd à porter pour eux. Si l’investissement ne se fait pas, le système, à bout de souffle, va s’effondrer ».