Quand le salarié oppose au nouveau titulaire d’un marché le transfert conventionnel de son contrat de travail

Publié le 18/09/2019

En l’espèce, il est décidé qu’un salarié peut se prévaloir du transfert conventionnel de plein droit de son contrat de travail au nouveau titulaire d’un marché public, alors qu’il a refusé la proposition de contrat avec changement d’affectation faite par ce dernier.

Cass. soc., 12 juin 2019, no 17-21013, F–D

Les personnes publiques procèdent souvent au changement de prestataires de services relevant du secteur privé. À la question de savoir si les salariés en place voient leur contrat de travail maintenu en application de l’article L. 1224-1 du Code du travail qui est relatif à une modification dans la situation juridique de l’employeur, la Cour de cassation a répondu il y a longtemps de façon défavorable1 en posant en principe « qu’à elle seule, l’exécution d’un marché de prestation de services par un nouveau titulaire ne réalise pas le transfert d’une entité économique ayant conservé son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise »2. Cette limite apportée par le juge au champ d’application de l’article L. 1224-1 du Code du travail a suscité la réaction des partenaires sociaux. Ces derniers ont en effet pris l’initiative de conclure des accords collectifs prévoyant la poursuite des contrats de travail par le nouvel employeur.

L’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 12 juin 20193 ci-dessus reproduit nous met en présence de l’un d’entre eux, l’avenant n° 42 du 5 avril 2012 de la convention collective nationale des activités du déchet du 11 mai 20004. En son article 3.4.1., cet ajout prévoit les conditions de reprise du personnel non-cadre de l’entreprise sortante : « En application du présent accord, le contrat de travail des personnels qui satisfont aux conditions fixées par l’article 2 est transféré, de plein droit, au nouveau titulaire du marché public. Ce transfert s’impose aux personnels concernés qui deviennent salariés du nouveau titulaire du marché. Le contrat de travail ainsi transféré conserve sa nature (CDI, CDD, contrat de professionnalisation…) ; l’ancienneté est reprise ; l’emploi occupé et le coefficient de la classification des emplois ne sont pas modifiés. Le nouveau titulaire informe par courrier les salariés concernés de leur changement d’employeur et de leur nouveau lieu d’affectation ». La décision sélectionnée présente l’intérêt de confronter la demande d’un salarié visant à faire reconnaître que son contrat de travail a été transféré de plein droit en vertu de ces dispositions conventionnelles, à la défense de l’entreprise entrante reposant sur le refus du salarié de signer une proposition de contrat de travail prévoyant un changement d’affectation.

La cour d’appel de Caen et la Cour de cassation ont admis que le nouveau titulaire du marché s’était vu transférer le contrat de travail du salarié. Dans son attendu, la haute juridiction rappelle que « lorsque les conditions d’application de l’article L. 1224-1 du Code du travail ne sont pas réunies, le transfert du contrat de travail du salarié ne peut s’opérer qu’avec son accord exprès… » et elle ajoute à propos de ce principe qu’« ayant été édicté dans le seul intérêt du salarié, sa méconnaissance ne peut être invoquée que par celui-ci »5. Le salarié avait demandé au juge de reconnaître que le contrat de travail s’était poursuivi jusqu’au jour du prononcé de la décision de résiliation du contrat de travail. La date de celle-ci a cependant été fixée au lendemain du transfert de plein droit de son contrat de travail, et le nouvel employeur a été condamné à payer au salarié les sommes dues au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse, en tenant compte de l’ancienneté acquise au sein de l’entreprise sortante.

Ainsi, le refus par le salarié de la proposition de contrat faite par le nouveau titulaire du marché n’a pas été considéré comme un obstacle à sa demande de reconnaissance du transfert conventionnel de plein droit de son contrat de travail. L’entreprise entrante se voit opposer les dispositions conventionnelles : après avoir relevé le non-respect de l’exigence conventionnelle de notification au salarié de son nouveau lieu de travail, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir considéré que seule devait être prise en compte la volonté du salarié de se prévaloir du transfert de son contrat de travail. La solution peut paraître sévère pour l’entreprise entrante qui doit payer au salarié transféré des dommages et intérêts et des indemnités de rupture conséquents, alors qu’elle s’estimait irréprochable. Mais elle est le résultat de la volonté du juge d’opposer au nouveau titulaire du marché les dispositions conventionnelles prévoyant le transfert de plein droit des contrats de travail et de ne pas opérer de confusion entre le refus d’une proposition contractuelle et le refus du transfert du contrat.

L’accord collectif qui prétend imposer le transfert de contrat de travail aux salariés concernés fait fi du droit que leur reconnaît la jurisprudence de refuser celui-ci6. Malgré les fortes critiques dont ce droit d’opposition a fait l’objet7, la Cour de cassation maintient sa position en se plaçant tantôt sur le terrain de la modification du contrat de travail, tantôt sur celui de la novation de ce contrat8, cependant que certains auteurs9 considèrent qu’il serait plus approprié de reconnaître l’existence d’une cession de contrat10, parce que cette qualification exprime davantage que les autres l’idée de continuation de l’exécution du contrat de travail. De ces différentes justifications, il se déduit que l’expression par le salarié de son droit à refus n’est pas en elle-même une cause de licenciement11, ni ne traduit la volonté de sa part de démissionner12. La décision permet de constater qu’un texte conventionnel peut ne pas refléter l’état de la jurisprudence. L’autorité associée à cette source du droit du travail peut avoir pour inconvénient de dissuader les salariés de contester l’automaticité du transfert ou faire croire au nouveau titulaire d’un marché qu’une contestation de leur part à cet égard est vouée à l’échec. L’idée qui sous-tend les solutions jurisprudentielles est la défense de la liberté du travail qu’une garantie conventionnelle d’emploi ne saurait sacrifier13.

La Cour de cassation montre aussi dans l’arrêt commenté que le salarié est libre de disposer de sa protection contre le transfert de plein droit de son contrat lorsque son accord exprès n’a pas été recherché. Il peut demander l’application du texte conventionnel prévoyant ce transfert sans craindre que le refus d’une proposition contractuelle de l’entreprise entrante soit assimilé à la mise en œuvre de son droit d’opposition. La dissociation qui est opérée entre le non-respect de l’exigence d’un accord exprès au transfert du contrat de travail et le refus de la proposition faite au salarié par l’entreprise entrante est facilitée par la considération que le transfert de plein droit implique de ne pas proposer au salarié un nouveau contrat de travail. La continuité de l’emploi s’accompagne de la survie du contrat. C’est le même contrat qui se poursuit et la reprise d’un marché ne saurait être l’occasion d’en revoir les termes14. En l’espèce, les moyens annexés à l’arrêt montrent que le contrat de travail conclu avec le premier prestataire comportait une clause de mobilité. Il est permis de douter que le nouvel attributaire aurait pu s’en prévaloir dès lors qu’il lui est reproché de ne pas avoir notifié au salarié son nouveau lieu d’affectation, ainsi que le demandait le texte conventionnel15.

Pour la jurisprudence, le caractère d’ordre public attaché à l’effet translatif de l’article L. 1224-1 du Code du travail ne s’étend pas à l’accord collectif qui prévoit un transfert de plein droit des contrats de travail16. En rappelant les droits des salariés transférables, la Cour de cassation réaffirme son autorité17 et, implicitement, incite les partenaires sociaux à reconsidérer les textes conventionnels sur la reprise de personnel en cas de perte de marché pour les mettre en cohérence avec le droit positif18. À la référence, comme c’était le cas du texte conventionnel applicable en l’espèce, au transfert de plein droit des contrats de travail et à l’information par l’entreprise entrante des salariés concernés, est préconisé le respect par l’entreprise sortante d’une procédure élaborée de consultation individuelle des salariés transférables19 et l’octroi à ces derniers d’un délai raisonnable de réflexion20. Ce dispositif leur permettrait de se prononcer en connaissance de cause sur le changement d’employeur et de comprendre que le refus du transfert ne met pas fin au contrat de travail, parce qu’il implique pour l’ancien titulaire du marché de formuler une proposition de nouvelle affectation21.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. ass. plén., 15 nov. 1985, nos 82-41510 et n° 82-40301 : Bull. civ. ass. plén., nos 7 et 8 ; JCP G 1986, II 20705, note Flécheux G. et Bazex M. ; D. 1986, Jur., p. 1, concl. Picca G., note Couturier G.
  • 2.
    Cass. soc., 6 nov. 1991, n° 90-21437 : Bull. civ. V, n° 473 ; RJS 1991, p. 692, concl. Picca G. ; Dr. soc. 1992, p. 186, rapp. Waquet P. ; JCP E 1992, II 316, note Pochet P.
  • 3.
    Cass. soc., 12 juin 2019, n° 17-21013, F-D : FRS n° 15/19, p. 31.
  • 4.
    Cette convention a été étendue par arrêté du 5 juillet 2001 (JO, 17 juill. 2001).
  • 5.
    Cf. déjà, à propos de cette règle, dans l’hypothèse de l’application volontaire de l’article L. 1224-1 du Code du travail, Cass. soc., 12 déc. 2001, n° 99-45921, F-D : RJS 2002, n° 398 – Cass. soc., 10 avr. 2008, nos 06-45836, n° 06-45837, n° 06-45838 et n° 06-45840, F-D : JCP G 2008, II 10149, note Morvan P.
  • 6.
    Pour une illustration récente concernant un salarié représentant du personnel : Cass. soc., 3 mars 2010, nos 08-41600 et n° 08-44120 : JCP S 2010, act. 145, obs. Dauxerre L. Il a été décidé que l’autorisation donnée au transfert par l’inspecteur du travail en application de la convention collective applicable ne dispensait pas de la nécessité d’obtenir du salarié son accord exprès et que le contrôle de celui-ci échappait à l’autorité administrative.
  • 7.
    Morvan P., « Application conventionnelle de l’article L. 122-12 et accord du salarié : plaidoyer pour un revirement », JCP S 2006, étude 1964 ; voir aussi la contradiction apportée par Chagny Y., « La continuité des contrats de travail du personnel d’un marché de prestation de services », RDT 2007, p. 78.
  • 8.
    Cf. en particulier, Morvan P., « Actualité du transfert conventionnel d’entreprise », Cah. soc. sept. 2017, n° 121h8, p. 431 ; Mazières A., « Aspects individuels du transfert conventionnel de contrats de travail lors d’un changement de prestataire de services », Droit ouvrier 2011, p. 544.
  • 9.
    Selusi S., La cession du contrat de travail, t. 70, 2017, LGDJ, Bibliothèque de droit social, spéc. nos 107 et s.
  • 10.
    L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime et de la preuve des obligations a consacré la possibilité de céder un contrat. L’article 1216, alinéa 1, du Code civil exige « l’accord du cédé ». S’il est précisé dans l’alinéa 2 de cette disposition que « cet accord peut être donné par avance, notamment dans le contrat conclu entre les futurs cédant et cédé… », il doit y être fait exception en droit du travail, parce qu’un salarié ne peut pas renoncer par avance à ses droits.
  • 11.
    Cf. Cass. soc., 9 nov. 2005, n° 03-45483 : Bull. civ. V, n° 315 ; RJS 2006, 20, n° 16 ; JSL 2005, n° 179-2 ; Supiot A., « Les salariés ne sont pas à vendre », Dr. soc. 2006, p. 264 ; Mazeaud A., « Refus du salarié d’accepter le transfert de son contrat prévu par accord collectif en cas de perte de marché », Dr. soc. 2006, p. 518.
  • 12.
    Les dispositions conventionnelles qui prévoient le contraire (cf. l’article 4 de l’avenant n° 3 du 26 février 1986 à la CCN du personnel des entreprises de restauration de collectivités du 20 juin 1983, étendue par arrêté du 2 février 1984, JONC, 17 février 1984) sont dépourvues de valeur parce qu’il est de principe qu’un accord collectif ne peut pas disposer des droits des salariés.
  • 13.
    Cf. Mazeaud A., « Refus du salarié d’accepter le transfert de son contrat prévu par accord collectif en cas de perte de marché », Dr. soc. 2006, p. 518 ; Supiot A., « Les salariés ne sont pas à vendre », Dr. soc. 2006, p. 264.
  • 14.
    Cf. Cass. soc., 25 sept. 2007, n° 06-41552, F-D : RJS 12/2007, n° 1250.
  • 15.
    Comp. avec Cass. soc., 12 janv. 2012, n° 10-11612 : RJS 3/12 : l’entreprise entrante a été condamnée au paiement de dommages et intérêts envers l’entreprise sortante pour avoir subordonné la reprise des contrats de travail à l’acceptation par les salariés d’un changement du lieu de travail dès lors que l’accord collectif du 5 mars 2002 applicable dans le secteur de la prévention et de la sécurité ne prévoyait pas cette condition, « peu important que les contrats de travail contiennent une clause de mobilité ».
  • 16.
    Cf. Chagny Y., « La continuité des contrats de travail du personnel d’un marché de prestation de services », RDT 2007, p. 78. L’auteur observe que « les accords de branche n’empruntent pas l’ordre public de l’article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail (devenu article L. 1224-1 du Code du travail). Les partenaires sociaux n’ont reçu à cet effet aucune délégation expresse ou tacite du législateur ».
  • 17.
    On peut considérer que sa position participe de l’existence d’une construction prétorienne du droit du travail. Sur ce sujet, cf. Frouin J.-Y., « Manifestations et instruments de la construction prétorienne du droit du travail », JCP S 2009, 1501.
  • 18.
    Sur le fait que les accords occultent souvent l’accord des salariés, cf. Mazeaud A., « Refus du salarié d’accepter le transfert de son contrat prévu par accord collectif en cas de perte de marché », Dr. soc. 2006, p. 518.
  • 19.
    Mais il arrive que les juges interprètent en ce sens les dispositions conventionnelles, cf. Cass. soc., 11 mars 2003, n° 01-40863 : Bull. civ. V, n° 95 : « Mais attendu qu’après avoir relevé que l’obligation faite à l’employeur sortant, par l’article 2.3 de l’accord collectif du 18 octobre 1995, relatif à la conservation des effectifs qualifiés et à la préservation de l’emploi dans le secteur des entreprises de préventions et de sécurité, d’informer individuellement chaque salarié de sa situation à venir, a pour objet de permettre au salarié concerné de prendre sa décision en connaissance de cause, la cour d’appel a exactement énoncé que cette procédure d’information conventionnelle, préalable et personnelle, constituait une garantie de fond accordée aux salariés et que son inobservation avait pour effet de rendre sans cause réelle et sérieuse un licenciement motivé par le seul refus du salarié de passer au service du nouveau titulaire du marché ».
  • 20.
    L’explicitation des conséquences de la perte de marché est d’autant plus nécessaire lorsqu’il est question d’un transfert seulement partiel du contrat de travail et que le salarié peut avoir désormais deux employeurs, cf. par ex. CA Toulouse, 25 janv. 2019, n° 17/01048 (salariée pour partie affectée sur les locaux ressortant du périmètre du marché repris).
  • 21.
    La Cour de cassation considère que le rejet de cette proposition faisant suite au refus du transfert constitue un motif de licenciement, cf. Cass. soc., 9 nov. 2005, n° 03-45483 : Bull. civ. V, n° 315 ; RJS 2006, 20, n° 16 ; JSL 2005, n° 179-2 ; Supiot A., « Les salariés ne sont pas à vendre », Dr. soc. 2006, p. 264 ; Mazeaud A., « Refus du salarié d’accepter le transfert de son contrat prévu par accord collectif en cas de perte de marché », Dr. soc. 2006, p. 518. Sur la forte probabilité de licenciements compte tenu des secteurs d’activité concernés, cf. Morvan P., « Application conventionnelle de l’article L. 122-12 et accord du salarié : plaidoyer pour un revirement », JCP S 2006, étude 1964.
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