Reconnaissance de la faute inexcusable de l’armateur en présence d’un accident du travail maritime
En présence d’une faute inexcusable de l’armateur, le marin victime d’un accident du travail maritime ou ses ayants-droit peuvent demander devant les juridictions de sécurité sociale à bénéficier des dispositions du Code de la sécurité sociale en matière d’accidents du travail et notamment celles concernant les majorations et indemnités complémentaires résultant de cette faute inexcusable. Par ailleurs, ne caractérise pas la faute inexcusable du marin, qui doit revêtir un caractère volontaire d’une exceptionnelle gravité, le simple fait de monter à bord du navire sans les diplômes requis.
Cass. 2e civ., 15 juin 2017, no 15-24510, F–PB
En 2010, à la suite de la rupture d’une ligne de mouillage et en présence d’une forte houle, un navire de pêche dériva en pleine nuit et s’échoua sur la côte landaise. En l’absence d’un service de veille, deux des quatre marins de bord, surpris dans leur sommeil, décédèrent. Ce n’était pas la première fois que le capitaine laissait ainsi le navire et l’équipage sans surveillance. La famille de l’un des marins décédés poursuivit alors l’Établissement national des invalides de la Marine et l’armateur en justice, demandant réparation. La faute inexcusable de l’employeur semblait inévitable, cependant que la situation juridique du marin posa un problème. Non inscrit au rôle d’équipage pour cet engagement maritime, cet homme était parti en mer sans que l’armateur en soit prévenu. Au surplus, il n’était pas titulaire du certificat d’initiation à la navigation l’autorisant à avoir le statut de marin. Cette conjoncture était connue de l’administration des affaires maritimes qui l’avait ponctuellement dispensé de ce certificat, puis était revenue sur cette dispense, constatant l’absence de suivi de formation.
Rejetant les arguments de l’ENIM qui soutenait notamment que la victime étant montée clandestinement sur le navire alors qu’elle n’avait pas les qualifications professionnelles requises, il ne pouvait être retenu l’existence d’une situation de travail et a fortiori d’un accident du travail, la cour d’appel de Bordeaux retenait toute à la fois la faute inexcusable de l’employeur, mais également celle du salarié. L’ENIM allait donc devoir verser des indemnités complémentaires ou minorées en fonction de ces circonstances. Les diverses parties ayant engagé des pourvois devant la Cour de cassation, les juges suprêmes rejetaient le pourvoi de l’ENIM et décidaient de l’existence d’une faute inexcusable de l’employeur, mais annulaient la décision des juges de la cour d’appel concernant la faute inexcusable de la victime après avoir constaté une contradiction de motifs.
Concernant ce dernier point, les juges du droit rappellent, en vertu de l’article L. 453-1 du Code de la sécurité sociale, qu’une faute inexcusable du salarié se caractérise par « une faute volontaire de la victime d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ». Or, si le fait de monter clandestinement sur un navire en parfaite conscience de l’absence des diplômes certifiant de sa capacité à naviguer peut être perçu comme une telle faute inexcusable du salarié, les juges du fond ne peuvent pas dans le même temps affirmer que l’accident du travail résulte uniquement de la faute de l’employeur et du capitaine ayant accueilli secrètement le marin. Ils enlèvent ce faisant la nécessité d’une démonstration de la faute volontaire et d’une exceptionnelle gravité du travailleur pour qualifier sa faute inexcusable. Certes, au pénal, il avait été jugé que l’accident du travail résultait de la seule faute de l’armateur et du capitaine. Mais doit-on en déduire que la faute inexcusable du marin naît dès lors du simple fait de monter sur le navire en n’ayant pas les diplômes requis ? Les juges du fond semblent avoir voulu faire la part des choses. Si l’accident du travail et une faute inexcusable de l’employeur devaient notamment résulter du fait que le capitaine avait sciemment accueilli la victime à bord sans l’inscrire au rôle d’équipage, alors il fallait que la faute inexcusable du salarié résulte seulement d’une circonstance complémentaire : le fait pour le salarié de monter à bord en sachant qu’il ne détenait pas les certificats idoines. Finalement, pour les juges du droit, le fait que la faute (pénale) de l’employeur et du capitaine procède de l’emploi clandestin du travailleur n’empêche nullement que la faute inexcusable du salarié puisse aussi et du moins résulter de l’acceptation de ce même emploi clandestin sans les qualifications requises.
Mais la discussion sur l’éventuelle faute inexcusable de la victime lors d’un accident du travail ne pouvait aboutir sans que l’existence même d’un tel accident ne soit retenue. Or, l’ENIM invoquait le droit social maritime pour arguer du fait qu’il n’existait pas nécessairement un contrat de travail ni qu’on puisse exiger de l’organisme social qu’il verse des sommes complémentaires aux victimes pour les fautes inexcusables commises par l’armateur.
Rappelons d’abord que le décret-loi du 17 juin 1938 relatif au régime d’assurance des marins institue des règles spéciales dérogatoires au droit commun de la sécurité sociale. En matière d’accident du travail et de maladies professionnelles, il existe donc des dispositions spéciales applicables aux marins embarqués ou travaillant au service direct du navire1. Pour les marins travaillant à terre, hors du service direct au navire, le droit terrestre s’applique, soit les dispositions générales du Code du travail et du Code de la sécurité sociale. Néanmoins, le droit social maritime et le Code de la sécurité sociale fixent certaines règles permettant la coordination des règles du décret-loi avec celles du droit commun. Une différence essentielle entre le droit social maritime et le droit terrestre était l’absence de reconnaissance de la faute inexcusable de l’armateur en présence d’un accident du travail maritime, à moins qu’il ne s’agisse d’une faute intentionnelle. Le décret-loi du 17 juin 1938 ne mentionnait pas l’éventualité d’une faute inexcusable et les dispositions des articles L. 412-8, 8°, et L. 413-12, 2°, du Code de la sécurité sociale donnaient prééminence à l’application des règles spéciales applicables aux marins en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles. La Cour de cassation avait refusé en son temps qu’une reconnaissance de la faute inexcusable soit mise en œuvre en matière de droit maritime, confirmant la dualité des deux régimes juridiques2.
En l’espèce, l’ENIM ne contestait pas qu’on dût appliquer les règles en matière de faute inexcusable à l’armateur en l’absence de dispositions obligeant à prendre en considération cette circonstance en droit social maritime, que le fait qu’il n’y avait pas réellement un contrat d’engagement maritime ni que l’ENIM dût alors avancer les sommes complémentaires dues aux ayants-droit, dès lors qu’était admise une faute inexcusable de l’employeur. Mais concernant l’existence d’un tel engagement, la Cour de cassation balaye les arguments de l’ENIM (embarquement clandestin, absence d’inscription au rôle d’équipage, absence des diplômes requis, absence de déclaration d’un accident du travail auprès de l’ENIM). Le formalisme des contrats de travail maritime3 n’en fait pas des conventions solennelles, spécialement pour les contrats qui, à défaut d’avoir respecté les règles de forme prescrites, seraient qualifiés de contrats à durée indéterminée4. La victime était bien au service de l’armateur, quand bien même celui-ci n’en avait pas connaissance, dupé par le capitaine, son préposé. Il y a bien eu un « événement imprévisible et soudain, survenu au cours ou à l’occasion du travail afférent au métier de marin »5. Un accident du travail maritime est établi, rendant applicables les dispositions coordonnées du décret du 17 juin 1938 et du Code de la sécurité sociale.
L’existence d’un accident du travail étant validée, l’argument de l’ENIM selon lequel la caisse de prévoyance n’avait pas à supporter les majorations de rente ni à faire l’avance des sommes dues pour d’autres préjudices en présence d’une faute inexcusable6 en raison de ce qu’elle n’avait pas non plus à prendre en charge l’accident au titre des risques professionnels (cela au simple prétexte qu’aucune déclaration d’accident du travail n’avait été faite auprès de l’ENIM) revenait indirectement à contester que s’applique à l’armateur la législation de droit commun concernant la faute inexcusable de l’employeur en présence d’un accident du travail.
Mais la Cour de cassation reprend les articles L. 412-8, 8°, et L. 413-12, 2°, du Code de la sécurité sociale, qui fondent la séparation entre les deux régimes de sécurité sociale en matière d’accident du travail, mais tels que leurs dispositions ont été interprétées par la décision n° 2011-127 QPC du Conseil constitutionnel en date du 6 mai 2011. Par cette décision, le Conseil constitutionnel, tout en validant la constitutionnalité des dispositions visant les marins des articles L. 412-8 et L. 413-12 du Code de la sécurité sociale, au motif que le principe d’égalité n’exclut pas que le législateur traite de façon différente des situations distinctes (en l’occurrence, la situation particulière des marins exposés aux risques de la mer), affirme qu’« en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, ces dispositions ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, être interprétées comme faisant obstacle à ce que ces dernières puissent demander, devant les juridictions de la sécurité sociale, une indemnisation complémentaire dans les conditions prévues par le chapitre 2 du titre V du livre IV du Code de la sécurité sociale ».
Par ailleurs, l’article 20 du décret-loi du 17 juin 1938 reconnaît à la victime ou ses ayants-droit la possibilité « de demander la réparation du préjudice causé conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du présent décret », mais seulement si l’accident du travail n’est pas causé par l’employeur ou son préposé. L’article 20 du même décret-loi admet in fine que la caisse de prévoyance puisse faire l’avance de ces indemnités puisqu’elle est admise à poursuivre le tiers fautif en remboursement des sommes préalablement versées aux victimes. À la lumière de la décision du Conseil constitutionnel, ce droit est donc élargi par la Cour de cassation aux situations dans lesquelles l’accident du travail naît de la faute inexcusable de l’armateur au nom du principe de responsabilité. C’est alors l’application de l’ensemble des dispositions du livre IV du Code de la sécurité sociale ainsi que l’indemnisation des préjudices complémentaires non expressément couverts par les dispositions de ce livre qui peuvent être demandées devant les juridictions de sécurité sociale.
Cependant, depuis les événements de l’espèce, la loi a évolué. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 a modifié l’article L. 412-8, 8°, du Code de la sécurité sociale. En présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les marins bénéficient dorénavant des dispositions de droit commun du livre IV du Code de la sécurité sociale en matière d’accidents du travail et maladie professionnelles, tandis que le décret du 17 juin 1938 a été adapté à cette évolution7. Cet arrêt, qui s’appuie sur la décision du Conseil constitutionnel de 2011, permet ainsi de faire coïncider une jurisprudence tirée de faits et d’une situation juridique ancienne avec la situation légale actuelle.
Notes de bas de pages
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1.
D.-L., 17 juin 1938, art. 9 et s.
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2.
Cass. 2e civ., 23 mars 2004, n° 02-14142 : DMF 2004, p. 716, note Chaumette P.
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3.
C. transp., art. L. 5542-3.
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4.
V., par ex., Cass. soc., 16 déc. 2015, n° 14-24455 : JCP S 2016, 1096.
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5.
D.-L., 17 juin 1938, art. 9, al. 1er.
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6.
CSS, art. L. 452-2 ; CSS, art. L. 452-3.
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7.
D. n° 2015-356, 27 mars 2015.