Le défaut de discernement chasse le caractère inexcusable de la faute de la victime
L’absence de discernement au moment de l’accident prive la faute de la victime d’un caractère volontaire, lequel aurait permis de qualifier la faute d’inexcusable pour exclure l’indemnisation. Au-delà de l’appréciation concrète des dispositions de l’esprit de la victime, la présente décision invite à dessiner les contours de la faute inexcusable mais encore à dévoiler tant les enjeux de la politique jurisprudentielle en la matière que certains apports du projet de réforme de la responsabilité civile à venir.
Cass. 2e civ., 2 mars 2017, no 16-11986
1. En l’absence de discernement, la faute de la victime d’un accident de la circulation est excusable et la réparation du dommage corporel demeure intégrale. C’est à cette appréciation rigoureuse des critères requis pour retenir le caractère inexcusable de la faute de la victime que s’est livrée la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans l’arrêt de rejet rendu le 2 mars 2017. Si, de manière constante, la faute de la victime est prise en compte par le droit pour limiter ou exclure la réparation du dommage, la faute inexcusable telle que retenue en matière d’accidents de la circulation ne déroge pas à cette règle. Encore faut-il que les conditions soient réunies. Incontestablement, cet arrêt permet d’éclairer cette notion et illustre de façon évidente l’importance de l’appréciation concrète du comportement par le juge.
2. En l’espèce, une jeune femme transportée à l’arrière d’un taxi circulant sur l’autoroute, ouvre la portière arrière et saute du véhicule en marche. Visiblement en proie à des crises de « bouffées délirantes » et en état de panique, la victime bascule sur la chaussée et est grièvement blessée. Ses parents ainsi que ses 6 frères et sœurs assignent l’assureur en réparation de leurs préjudices. Condamné par les juges du fond à indemniser la victime, l’assureur forme un pourvoi en cassation. Plusieurs moyens sont alors invoqués au soutien de ses prétentions au premier rang desquels, le caractère inexcusable de la faute de la jeune femme. Du reste, l’assureur demande que le comportement de la victime soit apprécié in abstracto, par référence au comportement d’une personne raisonnablement avisée. Il affirme, ensuite, que la preuve de l’absence de discernement n’est pas rapportée ce qui devrait exclure la faute inexcusable. En dernier lieu, l’assureur reproche aux magistrats de ne pas avoir expliqué les motifs du jugement mais encore d’avoir dénaturé les pièces versées au dossier.
3. Le pourvoi ainsi formé commande de s’interroger sur la compatibilité entre l’absence de discernement et le caractère inexcusable de la faute. En somme, la confusion mentale exclut-elle la conscience du danger et partant, peut-elle rendre excusable la faute de la victime ?
4. Pour la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, la faute est excusable car elle considère, tout comme les juges du fond, que la victime était en état de crise au moment de l’accident. Cette confusion mentale avait d’ailleurs été décelée par le médecin qui lui avait donné, et non prescrit, des médicaments pour la tranquilliser. La faute de la victime, en l’absence « momentanée de discernement au moment de l’accident », est par conséquent excusable. Traditionnellement définie comme étant la « faute volontaire, d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience »1, la faute inexcusable suppose une appréciation concrète du comportement de la victime. En outre, les magistrats ont tout pouvoir pour apprécier librement les éléments de preuve.
5. Après cette analyse, la Cour de cassation considère que la faute de la victime, qui ne revêt pas le caractère inexcusable en raison de l’altération de son discernement, ne peut lui être opposée pour réduire ou supprimer son droit à indemnisation. En effet, parce qu’elle suppose une part de volonté, de conscience du danger, l’altération du discernement au moment du dommage exclu d’office cette qualification. Du reste, pour être inexcusable, la faute de la victime doit encore être la cause exclusive de l’accident. Or, puisque dans l’affaire soumise à commentaire, ces deux dernières conditions cumulatives font défaut, la faute demeure ainsi excusable et l’indemnisation intégrale.
En principe marginale dans les régimes spéciaux, à de nombreux égards la faute conserve un rôle majeur en droit de la responsabilité. À travers cet arrêt, la Cour de cassation est invitée à se prononcer sur l’incidence du discernement de la victime dans la conception de la faute inexcusable (I) mais encore, à mesurer l’incidence du discernement de la victime dans l’appréciation de la faute inexcusable (II).
I – L’incidence du discernement de la victime dans la conception de la faute inexcusable
6. Le défaut de volonté de la victime dans la production du dommage. Si la faute simple fait l’objet d’une appréciation purement objective – sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération le discernement de l’agent – il semble, à l’inverse, que cette question d’imputabilité soit au cœur de la notion de faute inexcusable. Aussi, il conviendra de retracer l’abandon de l’exigence de discernement dans la notion traditionnelle de faute (A) pour constater la prise en considération du discernement dans la notion particulière de faute inexcusable (B).
A – L’abandon de l’exigence de discernement dans la notion traditionnelle de faute
7. L’abandon de l’imputation morale de la faute. Dans cette affaire, une jeune femme ouvre la porte coulissante du véhicule en marche et est grièvement blessée. L’assureur lui oppose alors sa faute inexcusable pour refuser de l’indemniser. Cependant, il en va autrement pour la Cour de cassation qui retient que l’absence de discernement de la victime peut excuser sa faute. Pour cette raison, cette affaire invite à revenir brièvement sur la notion de faute civile. Traditionnellement, la faute simple était entendue comme le « manquement à une obligation préexistante »2 et supposait la réunion de trois éléments. D’abord, un élément matériel, un acte, une erreur de conduite. Ensuite, un élément légal, la violation d’une obligation de ne pas nuire. Enfin, la faute contenait un élément moral, la conscience de la portée de ses actes. Or, dans l’appréciation de cette faute, l’élément moral importe peu aujourd’hui. En effet, depuis de nombreuses années, l’exigence de discernement a été abandonnée. La responsabilité de l’agent peut donc être engagée même en l’absence de discernement. L’exigence subjective d’imputabilité n’est donc plus nécessaire.
8. L’appréciation objective de la notion de faute. La faute s’apprécie de manière objective sans qu’il soit utile de vérifier si la victime avait ou non conscience de la gravité des conséquences de ses actes. Ainsi libérée de cet élément moral, la faute s’objectivise pour répondre au dessein indemnitaire que poursuit la responsabilité civile. De cette manière, les infans3 ou encore les personnes atteintes de troubles mentaux4 n’en sont pas moins obligés à réparation. Dans ces cas de figure, le juge n’est pas non plus tenu de vérifier leur capacité de discernement pour les sanctionner. Cette objectivisation, on l’a dit, est admise de longue date pour la faute simple. Cependant, cela ne relève pas forcément de l’évidence pour les fautes intentionnelle ou inexcusable qui, par définition, supposent de prendre en considération la volonté, la conscience du danger de son auteur. Du reste, cette objectivisation n’épuise pour autant pas non plus la diversité des fautes5. On pense ainsi aux fautes intentionnelles, non-intentionnelle, lourde, inexcusable, d’action, d’omission ou encore à l’abus dans l’exercice d’un droit. Pour s’en tenir à l’essentiel, c’est-à-dire aux fautes qui contiennent intrinsèquement une dimension morale, il est permis de rappeler que la faute intentionnelle se définit comme celle par laquelle l’auteur a eu l’intention de causer le dommage6, a voulu « créer le dommage tel qu’il est survenu »7. Elle révèle l’intention, la volonté de produire le dommage mais aussi le fait de vouloir ses conséquences. Par ailleurs, la faute inexcusable cette « faute d’une exceptionnelle gravité, dérivant d’un acte ou d’une omission volontaire, de la conscience que devait avoir son auteur du danger qui pouvait en résulter et l’absence de toute cause justificative »8 se caractérise par la conscience du danger ce qui explique qu’elle est très présente en droit et notamment, dans la loi relative aux accidents de la circulation9. Or, dans cet arrêt, on peut tout de même s’interroger sur la question de l’imputabilité. En effet, la Cour de cassation a refusé de retentir le caractère inexcusable de la faute de la victime car elle était précisément privée de libre arbitre, en proie à des bouffées délirantes. Est-ce la spécificité de la faute inexcusable qui justifie cette solution ? C’est ce qu’il convient d’envisager à présent.
B – La prise en considération du discernement dans la notion particulière de faute inexcusable
9. La conscience de la gravité des actes. En tout état de cause, la faute qualifiée ou non, suppose toujours un jugement de valeur de la conduite du débiteur10. Mais peut-on condamner à réparation celui qui est, par sa faiblesse mentale, empêché d’appréhender l’exacte portée de ses actes ? C’est le cas dans cette affaire ou la jeune femme était momentanément dépourvue de toute conscience de la gravité de ses actes, de toute aptitude à envisager leurs conséquences dommageables. La faute de la victime était-elle volontaire ? Par hypothèse, privée de discernement, elle n’a sans doute pas voulu produire le dommage. Toutefois, comme il a été précisé, l’élément moral est indifférent dans la conception de faute. Comment expliquer que la Cour de cassation, en se ralliant aux juges d’appel, n’ait pas retenu le caractère inexcusable ?
10. Les enjeux de la qualification de la faute inexcusable. Il convient de donner quelques précisions pour mieux cerner les enjeux de ce qualificatif. La notion de faute inexcusable se trouve dans certains régimes spéciaux, plus précisément en matière d’accidents de la circulation. On le comprend aisément puisque, principale cause de dommages corporels, les accidents de la circulation créent un risque immense. C’est pour cette raison que la loi du 5 juillet 198511 a instauré un véritable régime protecteur pour les victimes. À cet égard, en vertu de l’article 2 de la loi précitée, les victimes non-conductrices ne peuvent se voir opposer ni le fait d’un tiers ni la force majeure pour réduire leur indemnisation. Ce régime de faveur se justifie amplement dans la mesure où elle ne maîtrise pas le véhicule. Toutefois, cela n’est pas sans limites. En effet, leur propre faute peut leur être reprochée. Ainsi, en cas d’atteinte aux biens de la victime il sera possible de lui opposer sa faute pour réduire ou exclure son droit à réparation12. Mais, l’article 3 de la loi de 1985 vient prévoir un régime spécifique en cas d’atteinte à la personne. Ainsi, par principe, les victimes non-conductrices ne peuvent se voir opposer leur propre faute pour limiter ou exclure leur droit à réparation. L’alinéa 2 poursuit en ajoutant que les victimes, quel que soit leur âge, atteintes d’un taux d’incapacité d’au moins 80 % sont systématiquement indemnisées des atteintes à leur personne. Toutefois, précise toujours le texte dans son dernier alinéa, la victime n’est pas indemnisée lorsqu’elle a « volontairement recherché le dommage qu’elle a subi ». Il ne s’agit donc pas d’une simple faute. Seule une faute qualifiée peut être retenue pour faire obstacle à l’indemnisation. Dans cette perspective, la faute inexcusable peut leur être reprochée mais encore faut-il qu’elle ait été « la cause exclusive de l’accident »13. De ce qui précède, on comprend l’enjeu de la qualification de la faute inexcusable : réduire ou supprimer la réparation à laquelle la victime d’un dommage corporel peut prétendre.
11. La définition de la faute inexcusable. La jurisprudence a donc affiné la définition de telle sorte qu’il est aujourd’hui largement admis que la faute inexcusable soit une faute délibérée. En outre, cette faute inexcusable revêt certains aspects. Elle doit d’abord être volontaire. Or, ce qui doit être recherché par l’agent c’est bien le dommage. En ce point, la faute inexcusable se distingue clairement de la faute intentionnelle qui suppose non seulement de vouloir commettre l’acte dommageable mais encore d’en mesurer pleinement les conséquences. Ici, dans cette affaire, la victime dans un état de confusion mentale, avait bien eu la volonté d’ouvrir la portière coulissante mais n’était pas capable d’en mesurer les conséquences. De ce qui précède, on ne peut que constater que la volonté est l’élément central autour duquel s’ordonne la notion de faute inexcusable. Se pose alors immanquablement la question du discernement puisque, par hypothèse, celui-ci fait défaut chez les personnes atteintes de troubles mentaux. Or, on l’a vu, cela n’empêche pas en principe de les rendre responsables d’une faute simple. En est-il de même en cas de faute inexcusable ? La négative s’impose. La jurisprudence a d’ailleurs déjà admis qu’une victime privée de discernement puisse être fautive et que le caractère inexcusable de sa faute lui soit opposé pour exclure sa réparation14. Toutefois, en l’espèce, la Cour de cassation a affirmé clairement que l’absence, même momentanée, de discernement de la victime fautive ne la prive pas de son indemnisation.
12. L’appréciation subjective de la notion de faute inexcusable. En l’espèce, si l’on admet qu’en ouvrant la portière du véhicule en marche, la victime a volontairement provoqué le dommage, en toute logique elle ne devrait pas être indemnisée. Cependant, et là réside le véritable apport de la solution, la Cour de cassation retient qu’en l’absence de discernement au moment de l’accident, il ne peut y avoir de volonté pleine et entière de la part de la victime de provoquer le dommage. Le défaut de conscience des conséquences de l’acte dommageable fait donc obstacle au caractère volontaire propre à caractériser la faute inexcusable. Par ailleurs, pour s’en tenir à la définition, la faute inexcusable doit encore être d’une « exceptionnelle gravité ». La encore, la casuistique est reine. On peut citer par exemple le fait de s’allonger sur la route, sans éclairage, de nuit pour retenir le caractère inexcusable15. Si dans cet arrêt, on peut penser que l’objectif à peine dissimulé est l’indemnisation des victimes non-conductrices d’un dommage corporel, encore faut-il revenir sur le fondement. En effet, de prime abord tout porte à croire qu’il s’agit d’une question de faute, au sens de culpa. Mais en définitive, il est davantage question d’imputabilité. Cela renvoie alors immanquablement à l’appréciation qui doit être faite du comportement de la victime.
II – L’incidence du discernement de la victime dans l’appréciation de la faute inexcusable
13. La volonté d’indemniser les victimes privées de discernement au moment du dommage. Parce que la faute inexcusable commise par la victime non-conductrice exclu son droit à réparation, la Cour de cassation accorde une grande vigilance à la réunion des critères permettant de la retenir. Aussi, à côté du caractère volontaire et de l’exceptionnelle gravité, l’agent doit « s’être exposé, sans raison valable, à un danger dont il aurait dû avoir conscience ». Le juge procède alors à un examen concret du comportement, en somme se livre à une appréciation in concreto de la faute inexcusable (A). Par ailleurs, lorsque le caractère excusable de la faute de la victime (B) est retenu, celle-ci voit son préjudice intégralement réparé.
A – L’appréciation in concreto de la faute inexcusable
14. Le discernement inhérent à la faute inexcusable. La faute inexcusable est indissociable de l’appréciation de la faculté de distinguer le bien du mal. Or, la volonté suppose, par hypothèse, d’observer attentivement l’état de conscience du sujet fautif. Dans cet arrêt, la victime n’a pas eu conscience du danger. Mais en réalité, cela importe peu en principe puisque, à s’en tenir à la définition, la faute inexcusable est retenue dès lors que la victime « aurait dû avoir conscience » du péril. Néanmoins, la Cour de cassation en fait une appréciation autre. En excusant la faute de la victime, et partant, en réparant intégralement son dommage corporel, les magistrats ont apprécié si la victime avait réellement eu conscience de la gravité de ses actes. Si, comme le soutenait le pourvoi, les juges avaient apprécié si la victime « aurait dû avoir conscience » du danger, son comportement aurait été apprécié in abstracto. L’appréciation retenue dans la décision est différente. Pourtant, la solution rendue dans le présent arrêt n’est pas classique. En effet, s’agissant d’une victime ivre qui, dans des faits similaires au cas d’espèce, avait ouvert la portière en marche, la Cour de cassation avait retenu la faute inexcusable au motif qu’elle « aurait dû avoir conscience du danger »16.
15. Les modes d’appréciation du comportement. De ce qui précède, il est certain que l’analyse de son comportement est cruciale qui peut s’opérer à l’aune d’un individu abstrait ou non. C’est tout l’enjeu de la distinction entre deux modes d’appréciation du comportement : in abstracto ou in concreto17. La première consiste à comparer l’attitude de l’agent à celle d’un individu abstrait, la seconde suppose d’observer son attitude par rapport à ses habitudes de conduite. L’appréciation in abstracto renvoie alors au critère de l’homme normal qui prend le visage du bon père de famille devenu la personne raisonnable. À l’inverse, l’appréciation in concreto tient compte des aptitudes et des dispositions personnelles. Dans le premier cas, le juge « se demande au fond si, lui-même, dans une situation analogue à celle de la personne qu’il juge, aurait ou non agi de la même façon »18. Dans le second, le juge s’écarte de son rôle et « joue au psychologue »19.
16. L’appréciation concrète et la volonté de réparer le dommage. En prenant comme individu de référence non pas une personne normalement avisée, un individu abstrait placé dans des circonstances identiques, la Cour de cassation semble rompre avec la jurisprudence ancienne20. En effet, les magistrats avaient retenu le caractère inexcusable pour exclure l’indemnisation d’une victime handicapée mentale placée sous curatelle21. Par cette appréciation in concreto du comportement de la victime privée de discernement, le juge ne se demande pas si, au moment de l’accident, la jeune femme aurait dû avoir conscience du danger mais bien si elle en a eu réellement conscience. La réponse, négative en l’espèce, permet alors d’exclure le caractère inexcusable de la faute. Si elle paraît rigoureuse à l’égard du conducteur, cette solution doit néanmoins être approuvée. En définitive, dans le droit de la responsabilité civile, la faute de la victime s’appréhende souvent comme une sanction22. Pour cette raison, on peut admettre qu’en présence d’un dommage corporel la Cour de cassation ait choisi d’en faire une appréciation concrète, au regard des dispositions strictement personnelles de la victime, pour ne pas la priver de la réparation. La volonté d’indemniser les victimes est donc claire et s’inscrit dans la lignée du projet à venir de refonte du droit de la responsabilité extracontractuelle.
B – Le caractère excusable de la faute de la victime
17. La politique jurisprudentielle maintenue. Comme il a été précisé, seule une faute qualifiée peut être opposée à la victime d’une atteinte à la personne qui n’était pas aux commandes du véhicule. Si dans cette affaire c’est bien la question du discernement qui était au cœur des débats pour dire que la faute n’était pas volontaire, la faute inexcusable ne peut être retenue que si s’ajoute une autre condition. À ce titre, elle doit également avoir été la « cause exclusive de l’accident ». Or, la « cause exclusive de l’accident » doit être distinguée de la « cause exclusive du dommage ». Cette seconde condition est, en pratique, très difficile à retenir tant les origines d’un accident peuvent être nombreuses. Aussi, l’ambition du législateur mais encore du juge, est-elle d’indemniser au mieux ces victimes. Au surplus, cette appréciation rigoureuse satisfait plusieurs objectifs. Si, d’une part, la Cour de cassation espère modérer le contentieux, elle entend encore renforcer le caractère dérogatoire du régime d’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation.
18. La réforme à venir. C’est ainsi que la faute inexcusable semble avoir définitivement quitté le droit commun de la responsabilité dans le projet de réforme de la responsabilité civile23. Elle trouve alors tout naturellement sa place dans la réglementation des accidents de la circulation. La loi de 198524, précisément l’article 3, devrait être codifié à l’article 1287 du Code civil25 « en cas de dommage corporel, la faute de la victime est sans incidence sur son droit à réparation ». Quelques précisions peuvent ainsi être apportées car tout porte à croire que l’impact du projet de refonte de ce droit bicentenaire n’est pas sans incidence sur la présente décision. S’il sera naturellement l’occasion d’une codification nouvelle, le projet de réforme de la responsabilité civile sera encore source de modifications plus profondes. En effet, l’un des objectifs du projet est sans doute l’amélioration du sort des victimes de dommage corporel, qu’elles soient conductrices ou non. Pour s’en tenir à la faute inexcusable de la victime non-conductrice d’un dommage corporel, elle sera sans conséquence sur l’étendue de sa réparation26 sauf si elle a été la cause exclusive de l’accident27. Par ailleurs, et pour clore le propos, l’article 1255 du projet de réforme de la responsabilité civile précise que « sauf si elle revêt les caractères de la force majeure, la faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire ». Certes, ce texte trouvera sa place dans le droit commun de la responsabilité mais peut tout de même être mentionné car il fait une place à la conception de la faute du droit romain qui exigeait une culpa et, partant, que la victime puisse distinguer les conséquences de ses actes. Ainsi est-il permis de penser qu’à de nombreux égards, le projet de réforme offre une place importante à la dimension morale de la responsabilité et réhabilite la notion de faute, y compris dans le régime d’indemnisation tels que la loi relative aux accidents de la circulation. Mais dans l’affaire qui retient notre attention, il est moins question de culpabilité que d’imputabilité. En effet, comme développé plus haut, pour retenir la faute inexcusable, encore faut-il que l’auteur ait eu conscience du danger. Les accidents de la circulation sont incontestablement une source immense de dommages corporels. En opérant une appréciation in concreto, les juges tentent de replacer la victime dans la situation dans laquelle elle était avant la production du dommage. De bon sens, cet arrêt s’inscrit dans ce qui pourrait prendre, avec le projet de réforme, l’apparence d’un droit fondamental à la réparation du dommage corporel assurant le respect de l’intégrité physique de la personne.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 2e civ., 20 juill. 1987 : Bull. civ. II, n° 160 ; RGAT 1987, p. 584 – Cass. ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13912 : D. 1995, Jur., p. 633, rapp. Chartier Y. ; RTD civ. 1996, p. 1987, obs. Jourdain P.
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2.
Planiol M., Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, p. 266, n° 901.
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3.
Cass. ass. plén., 9 mai 1984, Lemaire et Derguini : Bull. civ. ass. plén., nos 2 et 3 ; JCP G 1984, II 20256, note Jourdain P. ; D. 1984, Jur., p. 525, concl. Cabannes, note Chabas F. – Cass. 2e civ., 28 févr. 1996 : D. 1996, Jur., p. 602, note Duquesne F. ; JCP G 1996, I 3985, n° 14, note Viney G. ; RTD civ. 1996, p. 628, obs. Jourdain P. – Cass. 2e civ., 19 févr. 1997 : Bull. civ. II, n° 54.
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4.
L. n° 68-5, 3 janv. 1968 ; C. civ., art. 414-3, « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation ».
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5.
Viney G., « Remarques sur la distinction entre faute intentionnelle, faute inexcusable et faute lourde », D. 1975, chron., p. 263.
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6.
Carbonnier J., Droit civil, Les obligations, t. 4, 2000, PUF, n° 226.
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7.
Cass. 2e civ., 18 mars 2004, n° 03-11573 : Bull. civ. II, n° 130, p. 109 ; LPA 12 avr. 2006, p. 8.
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8.
Cass. ass. plén., 18 juill. 1980 : D. 1980, p. 394, concl. Picca G., note P.-G. ; JCP 1981, II 19642, note Saint-Jours Y.
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9.
L. n° 85-677, 5 juill. 1985, tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation.
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10.
Radé C., « L’impossible divorce de la faute et de la responsabilité civile », D. 1998, chron., p. 301, n° 16.
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11.
L. n° 85-677, 5 juill. 1985.
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12.
L. n° 85-677, 5 juill. 1985, art. 5.
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13.
Voir infra.
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14.
Cass. 2e civ., 7 juin 1989 : D. 1989, p. 559, note Aubert J.-L. ; RTD civ. 1989, p. 766, obs. Jourdain P. ; JCP G 1990, II 21451, note Barbieri J.-F. ; Gaz. Pal. Rec. 1989, 2, p. 783, note Chabas F.
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15.
Cass. 2e civ., 28 mars 2013, n° 12-14522 ; Cass. 2e civ., 24 mars 2016, n° 15-15.918.
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16.
Cass. crim., 12 mars 2013, n° 12-82420.
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17.
Dejean de la Bâtie N., Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, t. 57, 1965, LGDJ, BDP, préf. Mazeaud H., n° 7.
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18.
Sériaux A., Droit des obligations, 1998, PUF, p. 276, n° 67.
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19.
Ibid.
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20.
Cass. 2e civ., 20 juill. 1987.
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21.
Cass. 2e civ., 7 juill. 1989, n° 88-10379.
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22.
Mazeaud D., « Faute inexcusable et absence de discernement », Gaz. Pal. 2 mai 2017, n° 293b1, p. 20.
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23.
http://www.justice.gouv.fr/publication/Projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf.
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24.
Art. 1285 et s. du projet de réforme de la responsabilité civile.
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25.
Bloch L., « Ne l’appelez plus loi Badinter (À propos du projet de réforme du droit de la responsabilité civile) », Resp. civ. et assur. 2017, comm. 5.
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26.
Art. 1287, al. 1, du projet de réforme, « En cas de dommage corporel, la faute de la victime est sans incidence sur son droit à réparation. Toutefois, la faute inexcusable prive la victime de tout droit à réparation si elle a été la cause exclusive de l’accident. Lorsqu’elle n’est pas la cause exclusive de l’accident, la faute inexcusable commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter son droit à réparation. Les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à moteur, âgées de moins de 16 ans ou de plus de 70 ans ou, quel que soit leur âge, titulaires, au moment de l’accident, d’un titre leur reconnaissant un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins égal à 80 %, sont, dans tous les cas, indemnisées des dommages corporels. »
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27.
Art. 1287, al. 2, du projet de réforme.